Sermon de Pentecôte - I

 

 

Mon esprit ne consent qu'avec peine à composer un sermon pour la fête de ce jour. Il se rend trop bien compte que ni le cœur ni la langue ne suffisent à en exprimer toute la douceur. Pour les autres fêtes, nous avons sous les yeux la matière de notre sermon ; mais aujourd'hui, elle est tout intérieure ou elle n'est pas. Pour la nativité du Christ, j'ai son humilité sous les yeux et n'est-ce pas un vaste sujet pour un sermon ? Pour la passion aussi, la patience dont il fait preuve, fournit ample matière à sermon. Pour la résurrection et l'ascension, la puissance divine est si éclatante qu'elle jette dans les esprits d'abondantes semences de méditation dont on peut discourir sans fin. Mais pour cette fête de la douceur de Dieu, le secret de sa saveur ne nous vient pas du dehors, d'événements extérieurs, nous devons l'avoir éprouvée en nous si nous voulons en parler. Autre chose est de voir le miel, autre chose l'avoir sur la langue. C'est par le mystère célébré en ce jour que les joies et les grâces des autres fêtes parviennent jusqu'à l'intime de notre cœur. Non, seul celui qui goûte cette saveur intérieure et s'en laisse tout pénétrer, est capable de parler des joies de cette fête.

 

Je voudrais plutôt, à l'occasion de cette solennité, poser une question. Nous savons que les œuvres de la Trinité sont inséparables : ce que le Père fait, le Fils le fait de même et il ne le fait pas sans son Esprit. Pourquoi alors certaines fêtes sont-elles spécialement dédiées aux Personnes du Fils et du Saint-Esprit, tandis qu'aucune n'est consacrée à la Personne du Père ? Le grand bienfait divin préfiguré dans l'Ancien Testament et manifesté dans le Nouveau, n'est pas le fait seulement du Fils et de l'Esprit-Saint, mais de toute la Trinité : Père, Fils et Saint-Esprit. C'est toute la Trinité qui a fait le monde et c'est elle qui l'a refait.

 

Cinq questions se présentent à l'esprit quand il s'agit d'une chose faite de main d'homme. Quel en est l'artisan, quel est son art, quel but se proposait-il, à quelle époque et en quel lieu l'a-t-il faite ? C'est-à-dire, par qui, comment, pourquoi, quand et où cette chose a-t-elle été faite ? Mais quand il s'agit de cet ensemble de la création que nous appelons le monde, trois seulement de ces cinq questions ont un sens, car il ne peut être question de temps ni de lieu, puisqu'avant le monde, il n'y a pas eu de temps, et qu'en dehors du monde, il n'est pas de lieu. Mais pour les trois autres questions, l'Ecriture nous donne des réponses. À la question : qui a fait le monde ? nous trouvons dans la Genèse : « Au commencement, Dieu fit le ciel et la terre » (1, 1) . À la question : comment ? le psalmiste répond : « Il dit et les choses furent faites » (Ps. 32, 9) et à la question : pourquoi ? nous trouvons encore : « Dieu vit que c'était bien » (Gen. 1, 1). L'auteur est Dieu ; son art : c'est la parole ou le verbe ; la cause : le bien. Comme a dit un saint : « Il n'est pas d'artisan plus excellent que Dieu, ni d'art plus efficace que la parole de Dieu, ni de cause meilleure que le bien créé par le bien » (1). Par le mot : « Dieu », entendons le Père ; par le « verbe », entendons le Fils, et par le bien, l'Esprit-Saint. Voilà pour la création du monde. Quant à sa restauration, nous lisons dans saint Paul : « A cause de l'immense charité dont Dieu le Père nous aimait, il a envoyé son Fils dans le monde » (Eph. 2, 4). Dans cette restauration du monde, c'est donc encore une fois le Père qui est l'artisan, le Fils qui est l'art, le Saint-Esprit qui en est la cause, car il est la charité.

 

Comment se fait-il alors que les Pères qui ont eu le souci d'instaurer des fêtes distinctes pour le Fils et le Saint-Esprit, n'en ont pas dédié à la Personne du Père ? Ecoutez, si vous voulez, la raison qui m'en est venue à l'esprit. La rédemption de l'humanité fut un événement unique, elle est propre au Fils. Notre justification s'opère tous les jours, elle est l'œuvre propre du Saint-Esprit. La glorification future n'est encore que promise ; nous l'attendons et l'espérons de la bonté du Père. Ceux que le Fils appelle et que l'Esprit rend justes, le Père les glorifie.

 

Voici ce que le Fils a fait pour nous lorsqu'il était présent sur cette terre et ce qu'il rendra manifeste, surtout dans ses disciples. Ils étaient comme des brebis errantes, mais il les a ramenés sur le chemin de la vérité ; ils étaient morts en Adam, mais par la mort du Christ, ils ont retrouvé la vie ; ils étaient aveugles, ignorants, il leur a ouvert l'esprit au sens des Ecritures. La présence du Sauveur a donné la foi, l'espérance et la connaissance aux disciples. Par la foi, ils ont retrouvé la vie ; par l'espérance, ils ont été justifiés ; par la connaissance, ils ont été éclairés.

 

Mais ils n'ont pas été confirmés en tout cela avant le jour de la Pentecôte. Non seulement, ils étaient lents à croire avant la résurrection, mais ils étaient faibles, ils n'avaient pas le courage de souffrir, les uns fuirent, les autres nièrent, ou désespérèrent. Même à la vue des signes et des preuves de la résurrection, ils n'osèrent ni sortir, ni prêcher, de crainte des juifs. « Mais quand le jour de la Pentecôte fut arrivé... tous furent alors remplis de l'Esprit-Saint et commencèrent à parler » (Act. 2, 1). Voilà l'œuvre du Saint-Esprit. À quoi nous eût servi la rédemption elle-même, si elle ne nous avait pas été annoncée ? Or, à partir de ce jour, leur voix se fait entendre par toute la terre et leurs paroles jusqu'aux extrémités du monde. Depuis ce jour, la vraie foi est connue, ceux qui étaient sans foi sont justifiés ; vivifiés, ils sont illuminés, car le juste vit de la foi (Heb. 10, 38).

 

Le Fils est envoyé pour notre rédemption, l'Esprit, pour notre justification. Or, ces deux mystères appartiennent au temps présent. C'est la raison pour laquelle en cette vie nous ne célébrons que des fêtes dédiées aux noms du Fils et de l'Esprit-Saint (2).

 

 

(1) SAINT AUGUSTIN. La Cité de Dieu, XI, 21.

(2) L'édition donne comme titre à ce sermon : De emissione Filii et Spiritus Sancti et quare non dicatur Pater missus. Ce titre semble dû à un copiste préoccupé d'un genre de problème assez différent de celui que se pose ici l'Abbé de Rievaulx : Pourquoi n'y a-t-il pas de fête du Père ? La liturgie doit avoir eu une raison...