Sermon pour la fête de la Présentation

 

LA CHARITÉ DE SAINT SIMÉON

 

 

Aujourd'hui, très chers frères, je dois vous parler de l'amour. Que celui qui écoute en comprenne et en goûte toute la douceur si toutefois mes paroles suffisent à faire pénétrer quelque suavité jusqu'au palais de son cœur.

 

Mais tous ne comprennent pas le langage de l'amour. Si la crainte parle une langue que seul comprend celui qui craint, la douleur une langue que seul comprend celui qui souffre, l'amour, lui aussi, parle sa propre langue : seul la comprend celui qui aime. Autre la langue du craintif, autre celle de celui qui ne craint rien. Le cœur en liesse s'exprime autrement qu'un cœur attristé, l'âme qui aime, autrement que celle qui ignore ce qu'est l'amour. Que t'importent les mots de l'homme abattu de tristesse, tu ne les comprendras qu'en partageant sa peine et tu ne communieras à celui qui chante sa joie qu'en vibrant à l'unisson de son cœur. Et même, peut-être, tu te rieras de celui qui tremble si, assuré en tout, pour toi, tu n'eus jamais à craindre. Comment alors les mots de celui qui aime ne resteraient-ils insipides à ton palais, si toi, dur et stupide, tu n'as jamais aimé personne ?

 

Pourquoi, en ce jour, parler de l'amour ? Naguère, je vous ai tenu, fort à propos je crois, un sermon sur le mariage (1). Rien ne me semble mieux indiqué que d'en venir maintenant à parler de l'amour. N'est-il pas à la fois cause, usage et fin du mariage ? Cause du mariage, l'amour naît d'un attrait ; usage du mariage, il grandit dans le plaisir ; fin du mariage, il en jouit dans le consentement mutuel. Il en va bien ainsi, n'est-ce pas, dans l'amour entre un homme et une femme. Né de quelque circonstance, leur attrait mutuel s'élance en quelque sorte de l'un vers l'autre. Ensuite, après quelques contacts, le désir fait croître l'amour qui s'enflamme de plus en plus dans l'attente des noces. L'amour est encore la fin du mariage par lequel les époux jouissent désormais l'un de l'autre.

 

Mais du plan purement humain, élevons-nous maintenant au plan spirituel. Je vous ai signalé naguère, si je ne me trompe, trois significations spirituelles du mariage. La première : la nature humaine s'est unie au Verbe de Dieu ; la seconde : l'Eglise s'est unie au Christ ; la troisième : l'âme parfaite s'unit tous les jours au Verbe. Le premier mariage se contracta à la naissance du Christ ; le second, quand il se manifesta dans son Epiphanie ; le troisième, vous est donné en exemple aujourd'hui en la personne de saint Siméon. Il avait reçu la promesse de ne pas mourir avant d'avoir vu le Christ et cette âme aimante étreint aujourd'hui son Sauveur dans ses bras. Voyons, si vous le voulez, comment l'attrait (affectus) a éveillé cet amour, comment le désir en a fait croître l'ardeur et comment, finalement, il se parfait dans le consentement.

 

L'attrait, cette émotion affective, consiste, à mon avis, en une certaine inclination agréable et spontanée de l'esprit à l'égard de quelqu'un. Cette inclination va parfois à l'encontre de la volonté, la raison y résiste tant qu'elle peut mais l'attrait finit par faire consentir volonté et raison. C'est à ce moment que l'attrait devient de l'amour. Quelle est l'origine de cet attrait, de cette inclination de l'esprit ? Un regard, quelques paroles, parfois l'échange de menus services. A la vue de quelqu'un au visage souriant, agréable dans ses manières, de conversation enjouée, aussitôt nous nous sentons attirés vers lui par une sorte de douce émotion. L'éloge de la vertu ou de la sainteté de quelque personne, comme d'ailleurs l'empressement prévenant à nous rendre service, suscitent en nous le même émoi.

 

Bien sûr, saint Siméon n'avait pas vu le Christ, mais il avait la foi en sa parole. Il avait appris des prophètes qu'il viendrait, de quelle manière il viendrait : très humblement, et aussi la raison pour laquelle il viendrait. Siméon avait reçu l'annonce de la venue du Fils de Dieu. Comment se ferait-elle ? Dans la chair. Sous quel aspect ? Si c'est de la beauté que vous voulez parler, c'est le plus beau des enfants des hommes. Si c'est de la douceur, son esprit est plus doux que le miel. Si c'est de ses dispositions intérieures, il est doux et humble de cœur, bon jusqu'à appeler publicains et courtisanes, compatissant jusqu'à prendre sur lui notre infirmité, débordant de charité au point d'aimer ses ennemis et de souffrir jusqu'à la mort. Pourquoi tant de beauté et de douceur ? Tant de qualités ? Que vient-il faire ? Une seule chose : nous sauver, justifier ceux qu'il a sauvés et les glorifier. Voilà ce que Siméon pouvait recevoir de la bouche des prophètes. La lecture des Ecritures le saisissait d'un émoi ineffable et merveilleux pour un sauveur si noble, si grand, si doux en lui-même et si bienfaisant pour nous. Sous le coup de cette émotion, sa volonté acquiesce, sa raison applaudit, l'attrait et le désir sont trop impérieux pour pouvoir y résister. Une ardeur très savoureuse se crée en lui, le contact spirituel est établi.

 

Le repas est prêt et le désir éveillé. Quel repas ? Il faut le recevoir pour le savoir. Lisez au livre de l'expérience (2). Tout ce que nous avons dit du Christ, saint Siméon l'avait appris comme devant encore se réaliser. Aussi, vous qui y croyez depuis longtemps, je suis sûr qu'à l'entendre, à le lire, à le repasser en imagination, vous avez éprouvé la même émotion intérieure. Mais venons-en à ce repas.

 

Au début de votre conversion, quand vous vous souveniez, l'amertume au cœur, de vos années passées et que la crainte vous abattait par le remords du péché, que la honte vous faisait baisser les yeux et que la tristesse vous amenait au désespoir, n'êtes-vous pas allés vous jeter aux pieds de Jésus ? Le contemplant en esprit, ne l'avez-vous pas entendu dire à la femme adultère : « Personne ne t'a condamnée, femme ? Moi non plus je ne te condamnerai pas » (Joa. 8, 11) et de la courtisane : « Beaucoup de péchés lui ont été remis parce qu'elle a beaucoup aimé » (Lc. 7, 47). A ces mots, n'êtes-vous pas joyeusement passés du désespoir à l'espérance, de la crainte à la confiance, expérimentant combien le Seigneur est doux et humble de cœur, combien ses pardons dépassent toutes ses autres œuvres ?

 

Quand, déchirés par les mauvaises langues et les détracteurs, la colère et l'impatience vous poussaient à la vengeance et vous ôtaient la paix du cœur, n'êtes-vous pas allés vous réfugier auprès de Jésus pour contempler son doux visage exposé aux soufflets et son dos lacéré sous les fouets ? Votre colère n'est-elle pas tombée aussitôt et n'avez-vous pas retrouvé la paix ?

Dans vos tentations, quand l'ennui vous accablait, quand les désirs impurs s'attisaient, vite, vous cherchiez refuge près de celui dont l'esprit est plus doux que le miel. Sa douceur n'a-t-elle pas absorbé la douceur malsaine de la volupté des sens et l'esprit mauvais n'a-t-il pas cessé aussitôt de vous tourmenter ? Quand alors, émergeant de votre tristesse et respirant comme une brise de liberté, vous avez contemplé le plus beau des enfants des hommes, je serais bien étonné que vous n'ayez pas éprouvé une tendre inclination pour celui qui fait montre d'une telle bonté envers les siens. De cet émoi grandissant, est né l'amour et l'amour a engendré le désir.

 

Pour en revenir à saint Siméon, y a-t-il contemplation plus lumineuse, dites-moi, que sa tendre émotion et son véhément amour ? Mais pourquoi le repas est-il retardé ? On apporte les pains. Quels pains ? Ecoutez ce que dit David : « Mes larmes sont devenues mon pain, jour et nuit » (Ps. 41, 4). On mange le pain des larmes, on boit le vin de la componction (Ps. 59, 5) et l'huile de la dévotion ne fait pas défaut. Ah ! que soit sacrifié sur l'autel du cœur tout ce qui est charnel et gras, les cous raides et les enflures et que l'âme se remplisse de l'onction de l'amour ! Quelle y prenne goût et que son ardeur s'enflamme du désir de celui qu'elle aime, qu'elle s'élance dans son impatience de le voir et de l'embrasser ! De là, ces soupirs et ces larmes et ces paroles qui trahissent le désir intérieur. « Quand viendra-t-il ? Quand naîtra-t-il ? Quand le verrai-je ? Croyez-vous que je tiendrai jusque-là ? » « Ô sainte âme, pourquoi te tourmenter ainsi ? Respecte le secret de Dieu, ce n'est pas à toi de connaître les temps que le Père tient en son pouvoir. Ô Siméon, quelle présomption ! Tu cherches à savoir ce qu'aucun prophète n'a écrit, aucun ange prédit, aucun apôtre annoncé ». Mais que répond Siméon ? « Vous n'êtes tous que des consolateurs importuns » (Job 16, 2). L'amour parle, le désir crie, l'enthousiasme anticipe. L'amour croit tout, espère tout. « Ne venez pas, beaux parleurs, discuter avec moi et ne m'écrasez pas de la masse de vos raisonnements ». C'est l'amour qui appelle, il ignore les raisons, il est conduit par le désir, non par le raisonnement. « Mon âme ne veut pis s'en aller, mon esprit ne veut pas être consolé tant que je ne vois pas l'objet de mon désir. Puissè-je voir celui que les anges contemplent et qu'ainsi, l'amant lui-même comble les désirs de celui qui l'aime. Puissè-je vivre dans ce corps mortel jusqu'à ce que je voie le salut de Dieu ». Et celui qui aimait ; qui brûlait, qui priait ainsi, qui cherchait, qui. frappait, reçut cette réponse de l'Esprit-Saint, qu'il ne connaîtrait pas la mort avant d'avoir vu le Christ : « Sois tranquille, ô saint Siméon, le Seigneur exauce les désirs du pauvre, cesse de verser des latines, tempère tes soupirs ». « Comment le pourrais-je ? Le verrai-je ? » « Oui, car il est fidèle dans ses promesses ». « Je le verrai, mais quand ? mais où ? Où dois-je chercher et où trouverais-je celui qu'aime mon âme ? »

...

« Qui demande reçoit, qui cherche trouve, qui frappe se verra ouvrir » (Mt. 7, 8).

« Et il vint en esprit au temple » (Lc. 2, 27). C'est là qu'il fallait aller, car c'est bien le lieu de rencontre du Verbe et de l'âme. S'il faut chercher partout, c'est au temple qu'on le trouve. Cherche-le donc partout, parcours toute chose, cherche-le en tous, mais passe et va au temple, à la maison de Dieu, et tu le trouveras. « Il vint en esprit ». Ceux qui sont dans la chair ne peuvent plaire à Dieu.

 

Quand le petit enfant Jésus fut apporté par ses parents, Siméon le reçut dans les bras et son amour fut comblé par cette étreinte. Ah ! mes frères, la langue ici n'a plus qu'à se taire, cette langue qui, jusqu'ici, s'est exprimée comme elle a pu. Ici, il n'y a plus que le silence. Ce sont les secrets des époux et leurs joies intimes qu'un tiers ne peut partager. « Mon secret est à moi, mon secret est à moi » (Is. 24, 16). Quel est ton secret, ô épouse, qui seule as connu le bonheur de ce baiser spirituel où se mêlent l'esprit créé et l'esprit incréé pour être deux en un, je dirais même pour ne plus faire qu'un, justifiant et justifié, sanctifiant et sanctifié, déifiant et déifié ? (3) . Mais dirai-je ce que sans doute vous avez éprouvé vous-mêmes mieux et plus profondément que moi ? C'est le langage de l'amour que seul comprend celui qui aime.

 

Ainsi l'âme purifiée des vices qui la souillaient, sent naître en elle la joie d'un élan du cceur, de cette joie naît l'amour et de l'amour naît le désir. Toute attache du cœur, tout désir temporel endormi, quand nul remous de pensées ne la ballotte plus, complètement immergée dans l'abîme de son amour pour son Seigneur, adhérant intimement à lui, elle ne veut rien savoir, rien connaître sinon lui, rien que lui. L'esprit, saisi à ce point, se sachant embrassé par celui qu'il étreint, s'écrie plein d'assurance : « J'ai trouvé celui qu'aime mon âme » (Cant. 3, 4). Et puissions-nous dire ce qui suit : « Je l'ai tenu, je ne le laisserai pas aller » ! Saint Siméon a mérité cela ; pourquoi dit-il alors : « Maintenant laisse aller ton serviteur en paix » (Lc. 2, 29) ? Que veut-il ? Laisser le Christ ? Etre laissé par lui ? Ni l'un, ni l'autre, mais laisser ses liens de chair pour serrer plus étroitement en esprit, Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit honneur et gloire dans les siècles. Amen.

 

 

(1) Aelred se réfère ici au sermon d'Epiphanie qui précède immédiatement celui-ci dans l'édition de C. H. Talbot (voir bibliographie). A propos des noces de Cana, que la liturgie commémore à l'Epiphanie, Aelred avait donné ta triple signification spirituelle du mariage, allégorie qu'il résume ici.

 

(2) De même que la Bible éclaire nos expériences spirituelles, notre expérience à son tour nous permet de comprendre la Bible. S. Siméon désirait l'union au Christ signifiée par ce repas de noces. En relisant dans l'Ecriture ce qui vient d'être rappelé, l'âme retrouve les états d'âme de S. Siméon et comprend ainsi de quel désir et de quel repas il s'agit. Voir le même sens de l'expression « livre de l'expérience » chez saint Bernard : « Aujourd'hui nous lisons au livre de l'expérience. Que chacun fasse retour sur soi et consulte sa conscience... Je voudrais savoir si à quelqu'un d'entre vous il a été donné de pouvoir dire : OscuIetur me osculo oris sui. » In cantica, term. 3, 1.

 

(3) « Déifiant et déifié » : Voir au sujet de cette expression la note de la page 51.