CHAPITRE XXXIII

 

La Contemplation

 

 

1. La contemplation véritable et parfaite, c'est le rassemblement des affections et de toutes les puissances de l'âme pour connaître, avec joie et admiration de l'esprit, quelque chose de la nature divine : la puissance de Dieu, sa sagesse, sa bonté, son amour ; sa noblesse, sa générosité, ou encore les jugements cachés de Dieu ou sa très sainte volonté, ou aussi quelque perfection qui mène à Dieu.

 

2. Les patriarches et les prophètes étaient dans cette contemplation, les saints apôtres également. Aux premiers, Dieu révéla ses secrets par l'Esprit-Saint : ainsi à Noé, à propos du déluge (Genèse, ch. 6, v. 13), à Abraham pour la destruction de Sodome (ch. 18, v. 17), à Jérémie au sujet de la déportation des juifs et de leur captivité (Jérémie, ch. 25), à Joseph sur la famine d'Égypte (Gen., ch. 41, v. 25), à Daniel au sujet de la statue de Nabuchodonosor (Daniel, ch. 2, v. 19). Dieu agit de même avec les autres patriarches et prophètes, auxquels il découvrait des mystères, comme à Ézéchiel différentes visions (ch. 1, v. 4). Aussi Amos disait-il que le Seigneur Dieu ne fait rien sans qu'il ait révélé son secret à ses serviteurs, les prophètes (ch. 3, v. 7).

Mais c'est par son Fils unique que Dieu a notifié aux apôtres toutes ses volontés et tout ce qu'il y a de parfait : « Tout ce que j'ai entendu de mon Père, disait Notre-Seigneur à ses disciples ; je vous l'ai fait connaître » (Jean, ch. 15, v. 15), à charge de le révéler à leur tour à ceux qui viendraient après eux ; ce qu'ils exécutèrent fidèlement. En effet, « leur voix a retenti par toute la terre, et leur parole est allée jusqu'aux extrémités du monde » (Ps. 18, v. 5). Parmi tous les apôtres, c'est à l'évangéliste saint Jean et à saint Paul qu'il a révélé et manifesté ce qu'il y a de plus caché. Entre autres choses, il enseigna aux apôtres les huit béatitudes : Heureux les pauvres en esprit, heureux ceux qui sont doux, etc., béatitudes qui contiennent en elles-mêmes une grande perfection et indiquent la volonté parfaite de Dieu.

Or, voici la différence entre la contemplation, la méditation et une activité quelconque de l'esprit. En ce dernier état, l'esprit erre n'importe où ; dans la méditation, il cherche ; il admire dans la contemplation. La pensée qui s'abandonne a lieu sans fatigue et sans fruit, la méditation donne de la peine, mais aussi du fruit, la contemplation a le fruit sans la peine.

 

3. Trois degrés doivent nous conduire à la contemplation de Dieu. Voici ce qu'en dit saint Grégoire (1) : « Au premier degré, l'âme se recueille et revient à soi-même ; au second, elle se voit telle qu'elle est alors en cet état de recueillement ; au troisième elle s'élève au-dessus d'elle-même, et, en s’appliquant à la contemplation de son Auteur invisible, elle se soumet à lui. Mais l'âme ne se recueille nullement en elle-même si elle n'a pas appris, auparavant, à écarter de l'œil de l'esprit les représentations des images terrestres ou célestes, et à repousser tout ce qui, venant de l'ouïe, de la vue, de l'odorat, du goût et du toucher, se présente à sa pensée, de manière à ce qu'elle se cherche intérieurement telle qu'elle est sans cela. Lorsqu'elle pense à cela, en effet, c'est comme si elle agitait au-dedans d'elle-même des ombres corporelles. Que discrètement donc elle éloigne tout cela des yeux de l'esprit ; alors, elle pourra se considérer soi-même telle qu'elle a été créée ; inférieure à Dieu, au-dessus du corps, afin que, vivifiée par Celui qui est plus élevé qu'elle, elle vivifie l'inférieur qu'elle gouverne. »

Ce qui doit encore nous conduire à la contemplation, c'est l'ineffable suavité qu'on y éprouve, la perfection étonnante qu'on y apprend, le principe qu'on y trouve de toute béatitude. Ne nous fait-elle pas connaître, en effet, le Seigneur Dieu, source de tout bonheur ? Ce Dieu que l'on connaît, on l'aime ; et l'aimant, on désire le posséder ; et s'y efforçant avec peine, on y arrive enfin ; et le possédant alors, c'est avec une joie sans limite qu'on en jouit. Saint Bernard en parle de la sorte : « Voici une âme qui a appris du Seigneur à entrer en elle-même, et à qui Dieu a fait cette grâce d'entrer en soi, de soupirer, intérieurement, après la présence de son Dieu et d'en chercher constamment le visage : car Dieu est vérité, et ceux qui le cherchent doivent marcher en esprit, et non dans la chair pour vivre selon la chair. Cette âme, je crois qu'elle préférerait – comme moins douloureux et moins horrible – subir, pour un temps, l'enfer lui-même, plutôt que de sortir d'elle-même, après avoir une fois goûté la douceur de s'occuper intérieurement du Dieu présent en elle, pour retourner aux séductions, ou plutôt aux tristesses et embarras de la chair, et pour reprendre ses sens dont l'activité curieuse est insatiable. L'œil, dit l'Ecclésiaste, ch. 1, v.8, ne se rassasie pas de voir, et l'oreille ne se lasse pas d'entendre. Écoutez donc quelqu'un qui a expérimenté ce qu'il dit (2) : « Vous êtes bon, Seigneur, pour ceux qui espèrent en vous, pour l'âme qui vous cherche » (Lamentations, ch. 3, v. 25).

Et si l'on s'efforçait de détourner de ce bien cette âme sainte, je pense qu'elle ne l'accepterait pas autrement que si elle se voyait privée du paradis et de l'entrée même dans la gloire. Écoutez encore une autre parole semblable à la première : « Mon cœur vous a parlé, dit le Psalmiste, mes yeux vous ont cherché, ô Seigneur, je chercherai votre face » (Ps. 26, v. 8). « Pour moi, affirmait-il à ce propos, être uni à Dieu, c'est mon bonheur » (Ps. 72, v. 28) ; et se parlant à lui-même : « Mon âme, retourne à ton repos, parce que le Seigneur t'a comblée de biens » (Ps. 114, v. 7), Aussi, je vous le déclare, quiconque a reçu une fois ce bienfait, il n'est rien qu'il ne redoute comme de devoir, abandonné par la grâce, sortir encore de lui-même pour aller aux consolations : je veux dire aux désolations de la chair, et supporter à nouveau le tumulte des sens charnels » (S. Bernard) (3).

Saint Augustin était dans cette contemplation lorsqu'il disait : « Je ne trouvais plus plaisir à ce que je faisais dans le monde, et cela m'était grandement à charge, parce que les passions ne s'enflammaient plus, comme d'habitude, à l'espoir des honneurs et de l'argent. Et je ne m'y plaisais plus, à cause de votre douceur, ô mon Dieu, et de la beauté de votre maison que j'aimais » (4).

 

4. Celui-là a la preuve de la véritable contemplation, qui s'ennuie de vivre en ce monde malheureux, affirmant avec Tobie : « Il est meilleur pour moi de mourir que de vivre » (ch.3, v. 6); avec Job : « Mon âme est fatiguée de la vie » (ch. 10, v. 1) ; et avec saint Paul : « Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera du corps de cette mort ? » (Rom., ch.7, v. 24). Et, aussi, celui qui a soif de la source de vie, et qui soutient avec le Psalmiste : « Comme le cerf soupire après les sources d'eau, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu » (Ps. 41, v. 2).

Saint Grégoire dit à ce propos : « La vie contemplative consiste sans doute à garder, de tout son cœur, l'amour de Dieu et du prochain, mais aussi à s'abstenir des actions extérieures et à s'attacher uniquement à désirer le Créateur, de sorte qu'on trouve bon de ne plus rien faire, mais de s'exciter à voir la face de son Dieu après avoir rejeté tout souci. C'est alors qu'on sait porter avec tristesse le poids d'une chair corruptible ; on a appris à désirer ardemment de se trouver avec les chœurs des Anges qui chantent des hymnes, de se mêler aux citoyens du ciel, et de se réjouir, en présence de Dieu, de l'éternelle incorruptibilité » (5).

 

5. C'est une preuve de contemplation fausse que d’avoir sur Dieu ou sur l'une de ses perfections, des idées contraires à la vérité de la Sainte Écriture, de les défendre témérairement, par des raisonnements. Telle fut l'origine des hérésies anciennes : celle d'Arius, il niait que le Fils soit éternel et consubstantiel au Père ; celle de Sabellius, il confondait les personnes dans la Trinité et ne mettait entre elles qu'une différence de noms, alors qu'elles diffèrent vraiment par leurs propriétés : ainsi le Père a la propriété de ne pas pouvoir être engendré, le Fils a en propre la nascibilité, et le Saint-Esprit, la procession.

 

 

(1) IIe liv. des Homélies sur Ézéchiel, hom. 5, P. L. t. 76, col. 989-990.

(2) Migne, P. L. t. 183, col. 962 : « Écoutez quelqu'un qui a éprouvé ce dont nous parlons » (quae loquimur), à la place de : quae loquitur.

(3) Sur les Cantiques, 35e Sermon.

(4) Livre 8e des Confessions, ch. 1. P. L. t. 32, col. 749.

(5) IIe livre des Homélies sur Ézéchiel, hom. 2. P. L. t. 76, col. 359.