PREMIÈRE SÉRIE DE MÉDITATIONS
Pour chaque jour de la semaine
LUNDI
Méditation sur les péchés et sur la connaissance de soi-même.
En ce jour vous pourrez vous occuper du souvenir des péchés et de la connaissance de vous-même ; la première considération vous montrera combien il y a de maux en vous, et la seconde, que vous ne possédez aucun bien qui ne vienne de Dieu : c'est le moyen d'acquérir l'humilité, mère de toutes les vertus.
Pour cela, il faut d'abord arrêter votre pensée sur la multitude des péchés de votre vie passée, spécialement sur ceux que vous avez commis quand vous connaissiez moins votre Dieu. Car si vous faites bien cette revue, vous trouverez qu'ils se sont multipliés au-dessus des cheveux de votre tête, et que vous avez alors vécu comme un païen qui ne sait point ce que c'est que Dieu. Parcourez en effet, mais brièvement, tous les commandements et les sept péchés capitaux, et vous verrez quil n'en est pas un où vous ne soyez tombé plusieurs fois par uvre, ou par parole, ou par pensée.
En second lieu, arrêtez votre souvenir sur tous les bienfaits que vous avez reçus de Dieu, et, en parcourant toutes les époques de votre vie, voyez comment vous y avez répondu ; car vous devrez en rendre un compte exact au Seigneur. Eh bien, dites-moi maintenant, à quoi avez employé votre enfance ? Et votre adolescence ? Et votre jeunesse ? Et tous les jours, enfin, de votre vie passée ? À quoi avez-vous occupé les sens du corps et les puissances de l'âme que Dieu vous donna pour le connaitre et servir ? Quel usage avez-vous fait de vos yeux, si ce n'est pour voir la vanité ; de vos oreilles, si ce nest pour ouïr le mensonge ; de votre langue, si ce n'est pour la souiller en mille manières par des jurements et des médisances ? Le goût, l'odorat, le tact, à quoi les avez-vous fait servir, si ce n'est à vous procurer des plaisirs et des douceurs sensuels ?
Quel profit avez-vous retiré des sacrements de l'Église, que Dieu institua pour être votre remède ? Comment avez-vous remercié le Seigneur de ses bienfaits ? Comment avez-vous répondu à ses inspirations ? À quoi avez-vous employé la santé, les forces, les talents naturels, les biens de la fortune, les excellentes dispositions qui étaient en vous et les facilités que vous aviez pour bien vivre ? Quel souci avez-vous eu du prochain que Dieu vous a recommandé, et de ces uvres de miséricorde qu'il vous a prescrites à son égard ? Que répondrez-vous en ce jour où Dieu, vous faisant comparaître à son tribunal, vous dira : Rends-moi compte de ton administration et des biens que je te confiai ; je ne veux plus que tu en sois l'administrateur. Ô arbre sec, et déjà digne des tourments éternels, que répondrez-vous en ce jour, lorsqu'il vous sera demandé compte de toutes les années, que dis-je ? De toutes les minutes, de tous les instants de votre vie ?
En troisième lieu, pensez aux péchés que vous avez commis et que vous commettez encore depuis que vous avez commencé à connaître Dieu, et vous trouverez que le vieil Adam vit encore en vous par bien des racines et par beaucoup d'anciennes habitudes. Considérez votre peu de respect envers Dieu, combien vous êtes ingrat à ses bienfaits, rebelle à ses inspirations, et paresseux dans les choses de son service ; jamais vous ne les faites ni avec la promptitude, ni avec le soin, ni avec la pureté d'intention que vous devriez, mais bien pour des considérations étrangères à Dieu et pour les intérêts du monde.
Considérez, d'autre part, combien vous êtes dur envers le prochain, et plein de compassion pour vous-même ; combien vous êtes ami de votre propre volonté, de votre corps, de votre honneur et de tous vos intérêts. Voyez combien vous êtes encore superbe, ambitieux, colère, emporté, vain, envieux, pétri de malice, esclave de vos aises, changeant, léger, sensuel, ami de vos divertissements, de vos entretiens, de vos rires bruyants, de vos éternelles conversations. De plus, voyez combien vous êtes inconstant dans vos bons propos, inconsidéré dans vos paroles, négligent dans vos uvres, lâche et pusillanime pour toute affaire importante et sérieuse.
En quatrième lieu, après avoir considéré sous ce point de vue la multitude de vos péchés, considérez-en la gravité, afin de découvrir sous toutes ses faces la grandeur de votre misère. Pour cela, vous devez d'abord peser ces trois circonstances dans les péchés de votre vie passée : Contre qui votre péché a-t-il été commis ? Pour quelle cause, et de quelle manière a-t-il été commis ? Si vous considérez celui contre lequel vous avez péché, vous trouverez que c'est un Dieu dont la bonté et la majesté sont infinies, dont les bienfaits et les miséricordes envers l'homme surpassent les grains de sable de la mer. Mais pour quelle cause avez-vous péché ? Pour un point d'honneur, pour un plaisir qui vous ravale au-dessous de la bête, pour le plus mince intérêt, souvent même sans intérêt, par pure coutume et par mépris de Dieu. Enfin, de quelle manière avez-vous péché ? Avec tant de facilité, tant d'audace, avec si peu de scrupule et de crainte !... Quelquefois même vous l'avez fait avec autant de facilité et de plaisir que si le Dieu outragé par vous était un Dieu de bois, qui ignore et ne voit pas ce qui se passe dans le monde. Était-ce là l'honneur qui était dû à une si haute majesté ? Était-ce là la manière de reconnaître de si grands bienfaits ? C'est donc ainsi que vous payez ce sang précieux qu'il a répandu sur la croix, et ces coups de verges, et ces soufflets qu'il a reçus pour vous ? Infortuné, que ta misère est grande, et par ce que tu as perdu, et beaucoup plus encore par ce que tu as fait, et infiniment plus encore par ton insensibilité, si, malgré tout cela, tu ne comprends pas l'excès de ton malheur !
Après cette considération, il sera très utile d'arrêter quelque temps la pensée sur votre néant ; creusant cette vérité, que de vous-même voue n'avez rien en propre que le néant et le péché, que tout le reste vient de Dieu. Il est clair que tous les biens de la nature et tous les biens de la grâce, qui sont les plus grands, lui appartiennent en propre, parce que c'est de lui que vient la grâce de la prédestination, source de toutes les autres grâces ; parce que c'est de lui que vient encore et la grâce de la vocation, et celle de la persévérance, et celle de la vie éternelle. Qu'avez-vous donc en propre ? De quoi pouvez-vous donc vous glorifier, si ce n'est du néant et du péché ? Que votre pensée s'arrête ainsi quelque temps sur la vue de l'un et de l'autre ; ce néant, ce péché seuls, prenez-les à votre compte, et tout le reste, mettez-le sur le compte de Dieu ; vous verrez par là d'une manière claire et palpable qui vous êtes et qui il est ; combien vous êtes pauvre et combien il est riche ; par conséquent combien peu vous devez vous confier en vous-même, vous estimer vous-même, et combien vous devez vous confier en lui, l'aimer, et vous glorifier en lui.
Après avoir considéré les divers points que je viens de dire, ayez de vous-même les plus bas sentiments qu'il vous sera possible. Pensez que vous n'êtes qu'un roseau sauvage, jeté à tous les vents, sans poids, sans vertu, sans rien de ferme, sans stabilité et sans aucune consistance. Pensez que vous êtes un Lazare mis dans le tombeau depuis quatre jours ; que vous n'êtes plus qu'un cadavre infect, horrible à la vue, rempli de vers, en sorte que tous ceux qui passent se détournent d'horreur pour ne pas respirer ces souffles mortels, et pour ne pas voir un si hideux spectacle. Imaginez-vous que c'est là l'odeur qui s'exhale de vous devant Dieu et devant ses anges, et tenez-vous pour indigne de lever les yeux au ciel, indigne que la terre vous porte, que les créatures vous servent, indigne même du pain que vous mangez et de l'air que vous respirez. Jetez-vous, comme cette pécheresse publique, aux pieds du Sauveur, et, le visage couvert de confusion, avec cette honte qu'éprouverait une femme en présence d'un époux dont elle aurait trahi l'honneur, le cur brisé par la douleur et le repentir, demandez-lui pardon de vos égarements ; conjurez-le, au nom de son infinie bonté et de sa miséricorde, de daigner vous recevoir de nouveau dans sa maison.
MARDI
Méditation sur les misères de cette vie
En ce jour vous méditerez sur les misères de la vie humaine. Elles vous feront voir combien est vaine la gloire du monde, et combien elle est digne d'être méprisée, puisqu'elle repose sur un aussi frêle fondement que celui de cette misérable vie. Bien que les misères de cet exil soient presque innombrables, vous pouvez néanmoins en ce moment considérer plus particulièrement les sept suivantes.
Considérez d'abord combien courte est cette vie, puisque sa plus longue durée n'est que de soixante-dix ou quatre-vingts ans, et si elle s'étend au delà, ce reste d'existence n'est plus, selon l'expression du Prophète, que tribulation et douleurs. Retranchez de là le temps de l'enfance, qui est bien plus la vie de la bête que celle de l'homme ; retranchez le temps du sommeil pendant lequel nous ne faisons aucun usage de nos sens ni de la raison, qui est le caractère distinctif de la créature intelligente, et vous trouverez que cette vie est encore plus courte qu'elle ne le paraît. Si surtout vous la comparez avec l'éternité de la vie future, à peine vous paraîtra-t-elle un point. De là, vous pourrez juger de la démence de ceux qui, pour jouir de ce souffle de vie qui passe si vite, s'exposent à perdre le repos de celle qui doit durer sans fin.
Secondement, considérez combien incertaine est cette vie ; c'est là une nouvelle misère ajoutée à celle que je viens de dire. Non-seulement cette vie est très courte, mais ce peu de durée n'est pas sûr, il est incertain. Combien y en a-t-il qui arrivent à ces soixante-dix ou quatre-vingts ans dont j'ai parlé ? Pour combien le fil de la vie n'est-il pas tranché dès le berceau ! Combien qui sont moissonnés dans leur fleur, et emportés par une mort précoce ! Vous ne savez point, dit le Sauveur, quand viendra votre maître ; si ce sera au matin, ou au milieu du jour, au milieu de la nuit, ou au chant du coq. Pour vous mieux pénétrer de cette vérité, il vous sera utile de rappeler à votre souvenir la mort de plusieurs personnes que vous aurez connues dans le monde ; en particulier la mort de vos amis et de ceux avec qui vous viviez familièrement. Rappelez-vous encore la fin de certaines personnes illustres et admirées que la mort frappa à l'improviste à divers âges, renversant dédaigneusement tous leurs projets et toutes leurs espérances trompées.
Troisièmement, considérez attentivement combien cette vie est fragile et délicate, et vous trouverez qu'il n'est point de vase de cristal dont la fragilité égale la sienne. Il suffit d'un coup d'air, d'un coup de soleil, de l'haleine d'un malade, pour nous frapper à mort ; l'expérience de chaque jour ne le prouve que trop. Combien en effet de personnes qui, à la fleur de leurs plus belles années, succombent à une de ces causes dont je viens de parler !
Quatrièmement, considérez combien cette vie change, et comment elle ne reste jamais dans le même état. Pour cela, voyez d'abord d'un il attentif le changement de nos corps, qui ne demeurent jamais dans un même état de santé ni dans une même disposition ; considérez ensuite le changement des esprits, qui est beaucoup plus grand ; car ils sont comme la mer, agités par des vents divers, par les vagues des passions, des désirs, des sollicitudes, qui nous troublent à chaque heure.
Voyez aussi quels grands changements s'opèrent dans ce qu'on appelle la fortune. Ils ne laissent pas longtemps dans un même état de prospérité et de bonheur, les choses de la vie humaine ; c'est une roue mobile qui tourne sans cesse. Considérez surtout le mouvement si continuel de notre vie ; ni jour, ni nuit, jamais il ne s'arrête, et va sans cesse perdant de sa durée. À ce point de vue, qu'est-ce que notre vie, sinon un flambeau qui se consume à tous les instants, et qui se consume d'autant plus qu'il jette plus de lumière et d'éclat ? Qu'est-ce que notre vie, sinon une fleur qui s'ouvre le matin, se flétrit à midi, et qui le soir tombe desséchée ?
C'est à cause de ce continuel changement que Dieu fait dire à Isaïe : « Toute chair n'est qu'un peu d'herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des champs (1). » Saint Jérôme commente ces paroles : « Vraiment, quand on considère la fragilité de notre chair et comment, à tous les points et à tous les instants de notre durée, nous croissons et décroissons sans jamais demeurer dans le même état ; et comment ce qui, à cet instant même, fait l'objet de notre discours, de nos plans, ou de nos méditations, est autant de retranché de notre vie, on n'hésitera pas à appeler notre chair un peu d'herbe, et à comparer toute sa gloire à la fleur des champs. »
L'enfant aujourd'hui à la mamelle passe si vite à l'adolescence, de l'adolescence à la jeunesse, à l'âge mûr, et de là à la vieillesse ! Et il se trouve vieillard avant même de s'être étonné de n'être plus jeune ! La femme dont la beauté attirait les regards de tant de jeunes insensés, présente en bien peu de temps un front sillonné de rides, et celle qui auparavant était aimable, devient bien vite un objet de répulsion.
Cinquièmement, considérez combien cette vie est trompeuse ; peut-être ce qu'elle a de pire est d'égarer tant d'infortunés et de traîner à sa suite de si nombreux et si aveugles adorateurs. Elle est horrible de laideur, et elle nous paraît belle ; elle est amère, et elle nous paraît douce ; elle est courte, et elle paraît à chacun de longue durée ; elle est pleine d'innombrables misères, et elle paraît si aimable qu'il n'est péril ni sacrifice que les hommes n'affrontent pour elle, souvent même au détriment de leurs intérêts éternels, en faisant des choses qui les conduisent à la perte de la vie qui n'a point de fin.
Sixièmement, considérez combien cette vie, si courte, si incertaine, si fragile, si changeante, si trompeuse, est encore féconde en misères, tant pour lâme que pour le corps. Non, elle n'est point autre chose qu'une vallée de larmes, et un océan de misères. Saint Jérôme écrit que Xerxès, ce roi si puissant, qui renversait les montagnes et comblait les mers, étant un jour monté à la cime dune montagne élevée, pour voir de là une armée formée d'une infinité de peuples, la regarda fort attentivement et se mit ensuite à pleurer. Interrogé sur la cause de ces larmes ; il répondit : « Je pleure parce que d'ici cent ans, de tous ces hommes que je vois, pas un ne sera en vie. »
« Que ne nous est-il donné, dit saint Jérôme, de nous élever à quelque hauteur d'où nous puissions découvrir toute la terre à nos pieds ! De là vous verriez les chutes et les misères du monde entier, les nations détruites par les nations, et les royaumes par les royaumes. Vous verriez comment on tourmente les uns et comment on tue les autres ; ceux-ci trouvent leur tombeau dans les eaux de la mer ; ceux-là sont traînés en captivité. Ici le spectacle d'une noce, là celui du deuil ; ici les uns meurent de mort violente, là d'autres expirent paisiblement. Les uns sont dans l'abondance des richesses, les autres sont contraints de mendier. Enfin, vous verriez non-seulement l'armée de Xerxès, mais encore tous les hommes qui maintenant peuplent la terre, et qui d'ici à peu de jours auront disparu de cette vie. »
Parcourez toutes les infirmités et toutes les souffrances du corps humain, toutes les afflictions et toutes les cruelles anxiétés de l'esprit, en outre tous les dangers qui viennent nous assaillir dans tous les états comme à tous les âges, et vous verrez plus clairement encore le nombre et la grandeur des misères de cette vie. Connaissant à une lumière si vive combien tout ce que le monde peut donner est peu en soi, vous pourrez plus facilement n'avoir que du mépris pour tout ce qu'il renferme.
À toutes ces misères, succède la dernière qui est la mort ; elle est pour le corps comme pour l'âme la dernière des choses terribles qu'il y a à subir. Pour le corps, il sera en un instant dépouillé de tout ; et quant à l'âme, on prononcera, en ce moment suprême sur le sort qui l'attend pour une éternité. Tout cela vous fera comprendre combien est éphémère et misérable la gloire du monde, reposant, comme elle le fait, sur un aussi frêle fondement que cette lamentable vie des mondains, et par conséquent combien elle est digne de nos dédains et de nos mépris.
MERCREDI
Méditation sur la mort
En ce jour, vous méditerez sur la mort. Ce passage de la mort est une des plus utiles considérations tant pour acquérir la vraie sagesse, que pour fuir le péché, et pour commencer à se préparer à loisir à l'heure où il faudra rendre compte de toute sa vie. Considérez donc premièrement combien est incertaine cette heure où la mort doit vous frapper, puisque vous ne savez ni en quel jour, ni en quel lieu, ni en quel état elle vous prendra. Vous ne savez qu'une chose, c'est que vous devez mourir, tout le reste est incertain ; d'ordinaire cette dernière heure a coutume de venir au moment où l'homme y pense le moins et où il oublie qu'il doit mourir.
Secondement, pensez aux séparations qui auront lieu alors ; non-seulement vous vous verrez séparé de toutes les choses aimées dans cette vie, mais votre corps et votre âme se verront séparés, et la mort mettra un terme à cette compagnie mutuelle si ancienne et si chérie. On regarde comme un grand mal l'exil loin de la patrie, et loin de l'air qu'on a respiré dans son enfance, alors même que l'exilé peut amener avec lui tout ce qu'il aime ; mais quelle calamité tout autrement effroyable que cet exil universel qui vous éloigne de tout, qui vous bannit de votre maison, de vos domaines, qui vous enlève à vos amis, à un père, à une mère, à des enfants, à cette lumière, à cet air, enfin à tout ! Si le taureau mugit quand on le sépare d'un autre taureau avec lequel il labourait, quel ne sera pas le cri déchirant de vos entrailles lorsqu'on vous séparera de tous ceux qui vous aidèrent à porter les fardeaux de cette vie !
Considérez aussi la peine qu'éprouve l'homme quand il se représente la destinée qui attend son corps et son âme après le dernier soupir. Pour ce corps il sait bien que tout son meilleur partage va être une fosse creusée dans la terre, de sept pieds de long, dans la compagnie des autres morts. Mais pour son âme, il ne sait pas avec certitude son avenir, ni le sort qui l'attend. Oui, une des plus grandes angoisses de ce dernier passage, c'est de savoir qu'il y a une gloire et une peine qui n'auront point de fin, de se trouver si voisin de l'une et de l'autre, et d'ignorer laquelle de ces deux destinées si différentes va devenir la nôtre à jamais.
À cette angoisse en succède une autre non moindre, la vue du compte que l'on va rendre ; elle est telle, qu'elle fait trembler même les plus courageux.
On rapporte qu'Arsène étant sur le point de mourir commença à trembler. Ses disciples lui ayant dit :
Quoi ? Vous craignez maintenant ?
Mes enfants, leur répondit-il, cette crainte n'est pas nouvelle en moi, car je l'ai eue toute ma vie.
À ce moment, en effet, tous les péchés de la vie passée se représentent à l'homme, comme une armée ennemie qui vient fondre sur lui. Les plus grands, ceux qui lui apportèrent de plus coupables plaisirs, sont ceux qui, se représentent plus vivement à sa vue, et lui inspirent plus d'effroi. Oh ! qu'il est amer, en ce moment le souvenir de ces plaisirs passés, qui autrefois semblaient si doux ! Certes, c'est avec beaucoup de raison que le sage a dit : « Ne considérez pas le vin quand il est vermeil et que sa couleur brille dans la coupe ; quoiqu'il paraisse doux quand on le boit, il ne laisse pas ensuite de mordre comme la couleuvre, et de répandre son poison comme le basilic (2) »
Ces alarmes, voilà la lie de ce breuvage empoisonné de l'ennemi, voilà ce qui reste et ce que l'on savoure au fond de ce calice de Babylone, qui à l'extérieur est doré.
L'homme, se voyant alors environné de tant d'accusateurs, commence à craindre le jugement qui va suivre, et à dire en lui-même : Malheureux que je suis, dans quelle erreur j'ai vécu ! Et quelles coupables voies j'ai suivies ! Comment paraître, et que vais-je devenir à ce terrible jugement ? Si saint Paul dit que l'homme recueillera ce qu'il a semé (3), moi qui n'ai semé que des uvres de la chair, que puis-je espérer recueillir, si ce n'est la corruption ? Si saint Jean dit que dans cette souveraine cité, qui est toute d'or pur, il n'entrera rien de souillé (4), que doit attendre celui qui a vécu d'une manière si souillée et si honteuse ?
Viennent ensuite les sacrements de Pénitence, l'Eucharistie, de l'Extrême Onction, dernier secours par lequel l'Église nous peut aider dans cette pénible lutte. Ici, comme dans les autres douleurs, considérez quels regrets et quelles angoisses éprouve le mourant d'avoir mal vécu, et combien il souhaiterait alors d'avoir suivi une autre route. Oh ! Quelle vie il mènerait désormais si on lui donnait du temps pour cela ! Dans cet état, il fera effort pour appeler Dieu à son secours ; mais les douleurs et la maladie qui se hâte le lui permettront à peine.
Considérez aussi les derniers accidents de la maladie, qui sont comme les messagers de la mort, ils ont quelque chose de bien effrayant. La poitrine se soulève, la voix s'affaiblit, les pieds meurent, les genoux se glacent, les narines se contractent, le visage se couvre de la pâleur de la mort, et la langue demeure immobile ; par les efforts de l'âme qui aspire à se séparer ; tous les sens troublés perdent leur force et leur vertu. C'est l'âme surtout qui souffre, c'est pour elle un combat, une horrible agonie : d'un côté, elle se sent arrachée à ce corps ; de l'autre, elle s'y voit refoulée par l'effroi du compte qu'elle va rendre ; elle a naturellement horreur de la séparation ; elle aime son séjour, et elle redoute le tribunal où elle va paraître. Enfin, elle a brisé ses liens. Vous avez alors une double route à faire, l'une pour accompagner le corps jusqu'à la sépulture, l'autre pour suivre l'âme jusqu'à ce que sa cause soit jugée ; soyez témoin de ce qui va arriver de part et d'autre. Ce corps, dans quel état s'offre-t-il à votre vue depuis que l'âme l'a abandonné ? Voyez les nobles vêtements qu'on lui prépare pour l'enterrer, et combien l'on se hâte de l'emporter de la maison. Considérez les funérailles dans toutes leurs circonstances, le son des cloches, la surprise avec laquelle chacun dit : qui est mort ? Les offices, les chants douloureux de l'Église, la marche du convoi, la douleur des amis, enfin toutes les particularités jusqu'à l'instant où l'on dépose ce corps dans sa dernière demeure, et où il disparait sous cette terre de l'éternel oubli qui devient son tombeau.
Laissant le corps dans son sépulcre, allez sans tarder à la suite de l'âme, considérez la route qui s'ouvre devant elle dans cette nouvelle région, le terme où elle s'arrête, et le jugement qu'elle va subir. Imaginez-vous être présent devant ce tribunal, avec toute la cour céleste qui attend l'issue de la sentence. Là, tout ce que cette âme a reçu, jusqu'au moindre don, tout est mis dans la balance de la justice pour sa décharge ou pour sa condamnation ; là, il lui sera demandé compte de la vie, des biens, de la famille, des inspirations de Dieu, de tant de facultés qu'elle eut pour bien vivre, et surtout du sang de Jésus-Christ ; là, enfin, chacun sera jugé selon le compte qu'il rendra de ce qu'il a reçu.
JEUDI
Méditation sur le jugement dernier
En ce, jour vous penserez au jugement dernier, afin que cette considération réveille en vous ces deux sentiments si importants, qui doivent se trouver en tout fidèle chrétien, je veux dire la crainte de Dieu et l'horreur du péché.
Considérez d'abord combien sera terrible ce jour auquel s'examineront les causes de tous les enfants d'Adam, se termineront les procès de nos vies, et se prononcera la sentence définitive qui recevra son exécution dans l'éternité. Ce jour embrassera en lui seul tous les jours et tous les siècles. En ce jour Dieu répandra la colère et la fureur provoquée par les péchés de tous les siècles, Imaginez-vous donc avec quelle impétuosité s'élancera ce grand fleuve de l'indignation divine, recevant autant d'affluents de colère et dindignation qu'il y aura de péchés commis puis le commencement du monde !
En second lieu, considérez les signes épouvantables qui précèderont ce jour ; car, comme dit le Sauveur, avant que ce jour vienne, il y aura des signes dans le soleil et dans la lune, et dans les étoiles, enfin, dans toutes les créatures du ciel et de la terre ; parce que toutes sentiront leur fin avant qu'elle arrive ; elles se troubleront et commenceront à trembler avant qu'elles tombent. Quant aux hommes, ajoute le Sauveur, ils sècheront de crainte, ils sentiront une défaillance mortelle en entendant les effroyables mugissements de la mer, en voyant les grandes vagues qu'elle soulèvera et les tourmentes dont elle sera agitée, pressentant, par ces signes si effrayants, les grandes calamités et les grandes misères qui menacent le monde. Ainsi on les verra frappés de stupeur, épouvantés, le visage pâle et défiguré, morts, en quelque sorte, avant de mourir, et condamnés avant le jugement, mesurant les périls sur leurs propres terreurs, et chacun tellement occupé du péril qui le menace, qu'il ne fera point attention à celui des autres ; un père ne songera point à son fils ni un fils à son père. Nul ne pourra être de quelque secours pour un autre, parce que nul ne se suffira à lui-même.
En troisième lieu, représentez-vous ce déluge universel de feu qui précèdera la venue du Juge ; et entendez le son effroyable de cette trompette de l'archange qui appellera toutes les générations du monde, afin qu'elles s'assemblent en un même lieu, et qu'elles se trouvent présentes au jugement ! Considérez surtout la majesté terrible avec laquelle le juge doit venir !
Considérez ensuite combien rigoureux sera le compte qui sera demandé à chacun dans ce jugement. Véritablement, dit Job, je sais que l'homme, mis en regard de Dieu, ne peut être justifié, et que s'il veut disputer avec lui, sur mille accusations, à peine pourra-t-il se justifier sur une (5). Que se passera-t-il donc alors dans l'âme de chacun des méchants, quand Dieu entrera avec lui dans cet examen, et que, dans le fond de sa conscience, il lui dira : Viens ici, homme mauvais ; qu'as-tu vu en moi pour me mépriser de la sorte et pour passer dans le camp de mon ennemi ? Je te créai à mon image et à ma ressemblance, je te donnai la lumière de la foi, je te fis chrétien, je te rachetai de mon propre sang ; pour toi je jeûnai, je me fatiguai dans les voyages, je veillai, je vécus dans les travaux et les douleurs, je suai des gouttes de sang ; pour toi j'endurai persécutions, coups de fouet, blasphèmes, moqueries, soufflets, affronts, tourments, enfin la croix. Témoin cette croix et ces clous qui paraissent à tes yeux ; témoin ces plaies des pieds et des mains qui sont restées dans mon corps ; témoin le ciel et la terre devant lesquels j'endurai ces tourments. Eh bien ! Quas-tu fait de cette âme que j'achetai au prix de mon sang ? Au service de qui as-tu employé ce qui me coûta si cher ? Ô génération insensée et adultère ! Pourquoi as-tu mieux aimé servir ton ennemi avec angoisse, que moi, ton Créateur et ton Rédempteur, avec joie ? Je vous ai appelés tant de fois, et vous ne m'avez pas répondu ; j'ai frappé à vos portes, et vous ne vous êtes point éveillés ; j'ai étendu mes mains sur la croix, et vous ne les avez point regardées ; vous avez méprisé tous mes conseils, toutes mes promesses et toutes mes menaces. Parlez donc maintenant, anges bienheureux, soyez juges entre moi et ma vigne. Qu'ai-je dû faire pour elle que je n'aie fait ?
Que pourront répondre à cela les méchants, ceux qui se sont moqués des choses divines, ceux qui ont tourné en ridicule la vertu, ceux qui ont méprisé la simplicité, ceux qui ont préféré les lois du monde à celles de Dieu, ceux qui ont été sourds à toutes les voix, insensibles à toutes les inspirations, rebelles à tous les commandements, ingrats et endurcis à tous les châtiments et à tous les bienfaits ?
Que répondront ceux qui ont vécu comme s'ils croyaient qu'il n'y avait point de Dieu, et qui n'ont connu d'autre loi que leur intérêt ? « Que deviendrez-vous, dit Isaïe à tous ces contempteurs de Dieu, au jour de la visite, et de la calamité qui vous viendra de loin ? À qui demanderez-vous secours, et de quoi vous servira l'abondance de vos richesses (6) ? »
Enfin, après tout cela, considérez la terrible sentence que le Juge fulminera contre les méchants, et cette terrible parole qui fera trembler les oreilles de quiconque l'entendra. « Ses lèvres, dit Isaïe, sont pleines d'indignation, et sa langue est comme un feu qui dévore (7). » Y eut-il jamais un feu qui embrase autant que ces paroles : « Éloignez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé pour Satan et pour ses anges (8) ? »
Quelle source pour nous de sentiments et de réflexions que chaque parole de cette sentence ! Cet éloignement ! Cette malédiction ! Ce feu ! Cette compagnie ! Et par-dessus tout, cette éternité !
VENDREDI
Méditation sur les peines de l'enfer
En ce jour, vous méditerez sur les peines de l'enfer, afin que, par cette méditation, votre âme se confirme de plus en plus dans la crainte de Dieu et l'horreur du péché.
Nous devons, dit saint Bonaventure, nous représenter ces peines sous des figures et des ressemblances corporelles, que les saints nous ont enseignées. C'est pourquoi il sera à propos, dit ce même Père, de s'imaginer l'enfer comme un lac obscur et ténébreux placé sous terre, ou comme un abîme très profond plein de feu, ou comme une ville épouvantable et ténébreuse, qui est toute en flammes, et où l'on n'entend retentir de tous côtés que des voix de bourreaux qui tourmentent des victimes, et les cris, les gémissements des malheureux qui sont tourmentés ; et il faudra se les représenter tous avec ce pleur éternel et cet éternel grincement de dents dont parle l'Évangile.
Or, en cet effroyable séjour, on endure deux peines principales : l'une qu'on appelle du sens, et l'autre du dam.
Quant à la première, considérez comment il n'y aura là aucun sens intérieur ni extérieur de l'âme qui n'ait à endurer son propre tourment. En effet, comme les méchants ont offensé Dieu avec tous leurs membres et tous leurs sens, et qu'ils en ont fait des armes contre lui, pour servir au péché, l'ordre de sa justice exigera que chacun d'eux endure son propre tourment, et reçoive ce qu'il a mérité. Là, les yeux adultères déshonnêtes seront tourmentés par la vue horrible des démons. Là, les oreilles qui ont mis leur volupté à entendre des mensonges et des obscénités, entendront des blasphèmes et des gémissements éternels. Là, ceux dont l'odorat s'est délecté dans les parfums et les odeurs sensuelles, seront plongés dans une intolérable infection. Là, le goût, qui faisait ses délices de viandes délicates et de morceaux friands, sera tourmenté par une faim et une soif dévorantes. Là, la langue d'où sortaient la médisance, la calomnie et le blasphème, sentira éternellement l'amertume du fiel des dragons. Là, le tact, jadis idolâtre de délices et de douceurs, « passera tour à tour, dit Job, des eaux glacées de la neige, aux ardeurs consumantes du feu (9). » Là, l'imagination sera tourmentée par la vive appréhension des douleurs ; la mémoire, par le souvenir des plaisirs passés ; l'entendement, par la représentation des maux à venir ; et la volonté, par des colères effroyables et par la rage dont les méchants seront animés contre Dieu. Là, enfin, se trouveront réunis tous les maux et tous les tourments qui se peuvent imaginer, « parce que, comme dit saint Grégoire, là, il y aura un froid qu'on ne peut supporter, un feu qu'on ne peut éteindre, un ver qui ne meurt point, une infection intolérable, des ténèbres palpables, les coups déchargés par des bourreaux, la vue des démons, le désordre du péché, désespoir causé par la perte de tous les biens. »
Eh bien ! Dites-moi maintenant, si le moindre de tous ces maux qui sont là réunis, souffert durant un très petit espace de temps, serait si pénible à endurer, que sera-ce, d'endurer là, en même temps, toute cette multitude de maux dans tous les membres et dans tous les sens intérieurs et extérieurs ; et cela, non durant l'espace d'une nuit, ni de mille, mais durant une éternité sans fin ? Quel sentiment, quelles paroles, quel esprit y a-t-il au monde, capables de sentir ou d'exprimer ce supplice tel qu'il est ?
Mais cette peine n'est pas la plus grande de celles que les réprouvés endurent en enfer : il y en a une autre, incomparablement plus grande, qui les accable ; c'est celle que les théologiens appellent la peine du dam, et qui consiste dans le supplice qu'éprouve une âme en se voyant condamnée à ne jamais voir Dieu, et à être éternellement privée de sa glorieuse compagnie. En effet, une peine est d'autant plus grande qu'elle prive l'homme d'un plus grand bien ; or, Dieu est le plus grand de tous les biens ; donc, être éternellement privé de lui, sera le plus grand de tous les maux ; et tel est, dans la réalité, le mal de tous ceux qui sont dans cet abîme.
Voilà les peines que souffrent généralement tous les réprouvés. Mais, outre ces peines communes à tous, il y en aura d'autres particulières, que chaque réprouvé aura à souffrir, suivant la qualité de son délit. L'orgueilleux aura sa peine particulière, qui sera différente de celle de l'envieux ; celle de l'avare sera différente de celle de l'impudique ; et ainsi en sera-t-il de tous les autres. Là, la douleur se mesurera sur le plaisir goûté ; la confusion, sur la présomption et l'orgueil ; le dénuement, sur l'excès et l'abondance ; la faim et la soif, sur les délices et le rassasiement passés.
À toutes ces peines se joint l'éternité de la souffrance, qui en est comme le sceau et la clef. En effet, tout cela serait encore tolérable, s'il y avait une fin, parce que rien de ce qui finit ne saurait être appelé grand. Mais une peine qui n'a point de fin, qui n'a ni soulagement, ni trêve, ni diminution ; une peine où la victime n'a ni espoir de mourir un jour, ni de cesser de souffrir ; qui, au lieu de cette espérance, a la certitude de se voir dans un éternel bannissement, et dans une éternelle prison, c'est de quoi accabler l'esprit de quiconque le médite attentivement.
Cette peine est, sans contredit, le comble de toutes celles qu'on endure dans cet effroyable séjour. Car, si ces peines ne devaient durer qu'un temps limité, quand ce serait mille ans, cent mille ans, ou, comme dit un docteur, « s'ils pouvaient espérer de les voir finir après que l'on aurait épuisé toute l'eau de l'Océan, en en enlevant seulement une goutte tous les mille ans, ce serait encore pour eux une espèce de consolation. »
Mais il n'en est pas ainsi ; leurs peines égaleront l'éternité de Dieu, et la durée de leur misère, la durée de la gloire divine. Tant que Dieu vivra, ils mourront ; et quand Dieu cessera d'être ce qu'il est, ils cesseront d'être ce qu'ils sont.
Je vous en conjure donc, mon frère, méditez un peu sérieusement cette durée et cette éternité. Faites de cette méditation l'aliment de votre âme ; car l'éternelle Vérité vous crie dans son Évangile : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point (10). »
SAMEDI
Méditation sur le ciel
Ce jour, vous méditerez sur la gloire des bienheureux, afin d'exciter par là votre cur au mépris du monde, et d'allumer en vous le désir d'être en leur compagnie.
Pour vous former quelque idée de la béatitude des saints, vous pourrez considérer cinq choses entre tant d'autres qui se rencontrent dans le divin séjour qu'ils habitent : l'excellence du séjour, la félicité de la compagnie, la vision de Dieu, la gloire des corps, enfin la parfaite réunion de tous les biens.
Considérez en premier lieu l'excellence du séjour, et d'abord quant à l'étendue. Qu'elle est admirable ! Quand l'homme réfléchit à ce fait, qu'il n'est pas une étoile du ciel qui ne soit incomparablement plus grande que toute la terre ; quand après cela, il lève les yeux au ciel, et qu'il y découvre une si étonnante multitude d'étoiles et de si vastes espaces vides qui en pourraient contenir un très grand nombre d'autres, il demeure immobile d'étonnement. Comment, en effet, ne resterait-il pas saisi, ravi hors de lui-même, en considérant l'immensité de ces espaces ? Et comment son ravissement ne redoublerait-il pas, quand il considère que tous ces mondes, que ce grand Dieu tira du néant, ne sont encore rien en comparaison de l'immensité du séjour qu'il nous destine ?
Quant à la beauté de ce séjour, il n'est pas de langage qui puisse la peindre. Si Dieu, dans cette vallée de larmes, dans ce lieu d'exil, créa des choses si admirables et d'une si grande beauté, que n'aura-t-il pas créé dans ce séjour qui est le sanctuaire de sa gloire, le trône de sa grandeur, le palais de sa majesté, la maison de ses élus, le paradis de toutes les délices ?
Après l'excellence du séjour, considérez la noblesse de ceux qui y habitent ; leur nombre, leur sainteté, leurs richesses, leur beauté, dépassent tout ce que la pensée peut en concevoir.
Saint Jean dit que la multitude des élus est si grande, que nul ne peut venir à bout de les compter. Saint Denis dit que le nombre des anges est si grand, qu'il dépasse, sans comparaison, celui de toutes les choses matérielles que renferme la terre. Saint Thomas, se conformant au sentiment de saint Denis, dit : De même que la grandeur des cieux l'emporte, sans proportion, sur celle de la terre ; de même la multitude de ces esprits glorieux l'emporte, avec la même supériorité, sur celle de toutes les choses matérielles qui sont renfermées en ce monde. Or, que peut-on concevoir de plus admirable ? Certes, c'est là une chose qui, bien approfondie, suffirait pour jeter tous les hommes dans le ravissement,
En outre, chacun de ces bienheureux esprits, même le moindre d'entre eux, est plus beau que tout ce monde visible. Que sera-ce donc de voir un nombre si prodigieux de ces esprits si beaux, de voir les perfections, les offices de chacun d'entre eux ? Là, les Anges portent les messages, les Archanges servent, les Principautés triomphent, les Puissances tressaillent d'allégresse les Dominations exercent l'empire, les Vertus resplendissent, les Trônes jettent des éclairs, les Chérubins envoient leurs lumières, les Séraphins brûlent, et tous chantent des cantiques de louanges à Dieu. Si la compagnie et le commerce des bons a tant de charme et de douceur, que sera-ce de traiter dans le ciel avec tant de saints, de s'entretenir avec les apôtres, de converser avec les prophètes, de communiquer avec les martyrs et tous les élus ? S'il y a tant de gloire à jouir de la compagnie des bons, que sera-ce de jouir de la compagnie et de la présence de Celui que louent les étoiles du matin, dont le soleil et la lune admirent la beauté, et devant qui se courbent de respect et d'amour les anges et tous ces esprits souverains ? Que sera-ce de voir ce bien universel en qui sont tous les biens, et ce monde supérieur en qui sont tous les mondes ? De voir Celui qui, étant un, est cependant toutes choses ; et qui, étant souverainement simple, embrasse toutes les perfections ? Si ce fut une si grande chose d'entendre et de voir le roi Salomon, que la reine de Saba disait : Bienheureux ceux qui vivent en votre présence et qui jouissent de votre sagesse ! Que sera-ce de voir ce grand Dieu dont Salomon ne fut que l'image, de contempler de ses propres yeux cette éternelle sagesse, cette infinie grandeur, cette inestimable beauté, cette bonté immense, et d'en jouir à jamais ? C'est là la gloire essentielle des saints ; c'est là la fin dernière, le terme suprême de tous nos désirs.
Considérez ensuite la gloire des corps. Ces quatre qualités feront leur éternel apanage : la subtilité, l'agilité, l'impassibilité, la clarté. Cette clarté sera si grande que le corps de chaque élu resplendira comme le soleil dans ce royaume de la gloire. Or, si un seul soleil placé au centre du ciel suffit pour donner la lumière et l'allégresse à tout cet univers, que feront tant de vivants soleils et tant de lampes inondant de leurs clartés ce divin séjour ?
Que dire maintenant de tous les autres biens qui s'y trouvent réunis ? Là, la santé, sans maladie ; la liberté, sans esclavage ; la beauté, sans ombre et sans défauts ; l'immortalité, sans atteinte de corruption ; l'abondance, sans besoins ; le repos, sans trouble ; la sécurité, sans crainte ; les connaissances, sans erreur ; le rassasiement, sans dégoût ; la joie, sans tristesse ; et l'honneur, sans contradiction. Là, nous dit saint Augustin, sera la véritable gloire, où nul ne sera loué par erreur ni par flatterie. Là, le véritable honneur, qui ne sera point refusé au digne, ni accordé à l'indigne. Là sera la véritable paix, où l'on n'aura rien à souffrir ni de soi ni des autres. La récompense de la vertu sera Celui qui donna la vertu, et se promit lui-même comme salaire et comme couronne de la vertu ; il sera éternellement contemplé face à face, il sera aimé d'un amour toujours nouveau et béni avec une ardeur toujours renaissante. Là, un séjour vaste, beau, resplendissant, sûr. Là, une compagnie parfaite et souverainement aimable. Là, un temps à souhait, et toujours le même, sans distinction de soir ni de matin ; c'est la durée simple de l'éternité qui persévère. Là, un perpétuel printemps qui, par la fraîcheur et l'haleine de l'Esprit-Saint, fleurit sans cesse. Là, tous sont dans l'allégresse ; là, tous bénissent et chantent ce souverain Bienfaiteur de qui émanent tous les dons, et par la largesse duquel ils vivent et règnent pour une éternité. Ô cité céleste, séjour sûr, terre, paradis de toutes les délices, peuple heureux, où l'on n'entend jamais aucune plainte, habitants paisibles, mortels fortunés à qui rien ne manque ! Ah ! Que ne puis-je en ce moment voir le terme de mon combat ! Oh ! Si mon exil touchait à sa fin ! Quand arrivera ce jour ? Quand viendrai-je, et quand me sera-t-il donné de paraître devant la face de mon Dieu ?
DIMANCHE
Méditation sur les bienfaits de Dieu
Ce jour, vous méditerez sur les bienfaits de Dieu pour lui en rendre grâces et pour vous embraser d'amour envers Celui qui vous a comblé de tant de biens. Quoique ces bienfaits soient innombrables, néanmoins il en est cinq principaux qui pourront être, d'une manière plus particulière, l'objet de votre méditation ; les voici : la création, la conservation, la rédemption, la vocation, enfin, les bienfaits particuliers et cachés.
Et d'abord, quant au bienfait de la création, considérez attentivement ce que vous étiez avant d'être tiré du néant, ce que Dieu fit pour vous, et ce qu'il vous donna avant aucun mérite de votre part. Ce corps avec ses membres et ses sens, cette âme si excellente avec ses trois nobles facultés, l'entendement, la mémoire, la volonté, c'est un pur don qu'il a fait à votre néant. Et remarquez bien que vous donner une âme de cette nature, c'était en même temps vous donner toutes choses ; car il n'y a aucune perfection, dans quelque créature que ce soit, que l'homme ne la possède à sa manière ; par où l'on voit qu'en nous dotant seulement de cette âme immortelle, Dieu, d'un seul coup, nous donnait le monde entier en apanage.
Quant au bienfait de la conservation, considérez combien votre être tout entier dépend de la providence divine, comment vous ne pourriez ni vivre un instant, ni faire un pas, si Dieu n'intervenait. Embrassant d'un regard toutes les choses de ce monde, admirez comment, dans sa bonté, Dieu les créa pour votre service, la mer, la terre, les oiseaux, les poissons, les animaux, les plantes, et jusqu'aux anges du ciel. Ce n'est pas tout : c'est lui qui vous donne la santé, les forces, la vie, la nourriture, avec tous les autres secours temporels. En outre, pesez avec beaucoup de réflexion les misères et les désastres où vous voyez chaque jour tomber d'autres hommes ; vous auriez pu, vous aussi, y tomber, si Dieu, dans sa bonté, ne vous en eût préservé.
Quant au bienfait de la rédemption, vous pouvez considérer deux choses : la première, le nombre et la grandeur des biens dont Dieu nous enrichit par ce mystère ; la seconde, le nombre et la grandeur des maux que ce divin Rédempteur souffrit en son corps et en son âme très sainte pour nous gagner ces biens. Afin de mieux sentir ce que vous devez à ce Seigneur, vous pouvez considérer ces quatre principales circonstances dans le mystère de sa sainte passion : Quel est celui qui souffre ? Que souffre-t-il ? Pour qui souffre-t-il ? Pour quelle cause souffre-t-il ?
Quel est celui qui souffre ? C'est un Dieu. Que souffre-t-il ? Les plus grands tourments, les plus grandes ignominies que l'on endura jamais. Pour qui souffre-t-il ? Pour des créatures dignes de l'enfer, exécrables, et, par leurs uvres, semblables aux démons eux-mêmes. Pour quelle cause souffre-t-il ? Ce n'est ni son profit, ni nos mérites qui lui font embrasser la croix, mais uniquement les entrailles de sa charité et de sa miséricorde.
Venons au bienfait de la vocation. Voyez combien est grande la grâce que Dieu vous a faite en vous mettant au nombre des chrétiens, en vous appelant à la foi par le baptême, et en vous donnant part aux autres sacrements. Si, après une vocation si sainte, vous avez eu le malheur de perdre l'innocence, et si alors il vous a retiré du péché, rendu à sa grâce et rétabli dans l'état de justice, comment pourrez-vous jamais lui témoigner assez de reconnaissance et d'amour pour un tel bienfait ? Quelle n'a pas été sa miséricorde à votre égard de vous attendre si longtemps, de supporter tant de péchés, de vous envoyer tant d'inspirations, et de ne pas trancher le fil de votre vie comme il l'a tranché pour d'autres qui étaient dans le même état que vous ! Au lieu de céder à sa justice, c'est lui, c'est ce Dieu de clémence qui vous a appelé du tombeau du péché par un cri si puissant de sa grâce, que vous vous êtes vu ressuscité de la mort à la vie, et que vous avez ouvert les yeux à la lumière. Comment enfin reconnaître la miséricorde dont il a usé envers vous depuis l'heureux moment de votre conversion, en vous donnant la grâce de ne pas revenir au péché, de vaincre l'ennemi et de persévérer dans le bien ?
Ce sont là des bienfaits publics et connus ; il en est d'autres qui sont secrets, et dont celui qui les a reçus possède seul la connaissance ; il y en a même qui sont tellement secrets, qu'ils se dérobent à la connaissance de celui qui les reçoit, et ne sont connus que de Celui de la main duquel ils partent. Combien de fois n'auriez-vous pas, en ce monde, mérité par votre orgueil ou par votre négligence, ou par votre ingratitude, que Dieu vous abandonnât comme il en a peut-être abandonné un grand nombre pour quelqu'une de ces causes ? Et cependant il ne l'a pas fait. Qui pourra dire combien de maux, combien d'occasions de péché le Seigneur a daigné prévenir par sa providence, en détruisant les trames de l'ennemi, en lui coupant le chemin, en empêchant ses menées et ses conseils ? Combien de fois n'aura-t-il pas fait pour chacun d'entre nous ce qu'il dit à saint Pierre : « Vois, Satan a souhaité avec ardeur de vous broyer tous par la tentation, pour vous passer au crible comme du froment ; mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne succombe point. » Or, de tels secrets, qui peut les connaitre, sinon Dieu seul ?
Les bienfaits positifs, l'homme peut bien parfois les connaître ; mais les bienfaits privés, qui ne consistent point à nous enrichir de biens, mais à nous délivrer des maux, qui en aura la connaissance ? Pour ces bienfaits inconnus, comme pour les autres, il est juste que nous ne cessions jamais de rendre grâces au Seigneur, et que nous comprenions combien nous sommes insolvables à son égard, combien ce que nous pouvons lui payer est peu de chose en comparaison de nos dettes, puisque nous ne pouvons pas même comprendre ce que nous lui devons.
(1) Isaie, XL, 6
(2) Prov., XXIII, 21 et 32
(3) Gal., VI, 8
(4) Apoc., XXI, 21 ; 27
(5) Job, IX, 2, 3
(6) Isaie, X, 3
(7) Isaie, XXX, 27
(8) Matth., XXV, 41
(9) Job, XXIV, 19
(10) Luc., XXI, 33