CHAPITRE IV
Des tentations qui le plus communément fatiguent ceux qui sadonnent à loraison, et de leurs remèdes
Il sera bien de traiter maintenant des tentations qui, le plus communément, fatiguent les personnes qui s'adonnent à l'oraison, et des remèdes qu'il y faut apporter. Le plus souvent ces tentations sont les suivantes : le défaut de consolations spirituelles ; la guerre des pensées importunes ; les pensées de blasphème et d'infidélité ; la crainte désordonnée ; l'excès dans le sommeil ; la défiance et le découragement dans le service de Dieu ; la présomption d'être déjà très avancé ; le désir désordonné de savoir ; le zèle indiscret pour l'avancement du prochain.
Voilà les tentations les plus ordinaires dans ce chemin de l'oraison ; nous allons indiquer les moyens de les combattre et de les faire tourner au profit de l'âme.
Premier avis
Remède contre les sécheresses, la persévérance dans le saint exercice de l'oraison.
Mérite de cette persévérance.
Ressemblance avec Jésus-Christ qui a voulu souffrir sans consolation.
Lorsque les consolations spirituelles manquent à quelqu'un, la manière d'y remédier est celle-ci : qu'il ne laisse pas pour cela l'exercice ordinaire de l'oraison, quoiqu'elle lui paraisse sans goût et de peu de fruit ; mais qu'il se mette en la présence de Dieu comme un coupable et comme un criminel, qu'il examine sa conscience, et qu'il voie si ce n'est point par sa faute qu'il a perdu cette grâce ; qu'il supplie le Seigneur, avec une entière confiance, de lui pardonner, et de faire éclater les richesses inestimables de sa patience et de sa miséricorde en le supportant, et en accordant le pardon à qui ne sait que l'offenser. De cette manière, il tirera du profit de sa sécheresse, prenant occasion de s'humilier davantage à la vue de ses nombreux péchés, et d'aimer Dieu d'un plus grand amour à la vue de cette bonté infinie qui les lui pardonne. Et quoiqu'il ne trouve pas de goût dans ces exercices, qu'il se garde bien de les quitter, parce qu'il n'est pas nécessaire que ce qui doit nous être avantageux, soit toujours accompagné de goût et de consolation. Du moins constate-t-il par l'expérience que toutes les fois que l'homme persévère dans l'oraison avec un peu d'attention et de soin, faisant bonnement le peu qu'il peut, il en sort à la fin consolé et joyeux, voyant que de son côté il a fait quelque petite chose de ce qui était en son pouvoir. Celui-là fait beaucoup, aux yeux de Dieu, qui fait tout ce qu'il peut, quoiqu'il puisse peu. Notre-Seigneur ne regarde pas tant les richesses de l'homme, que son pouvoir et sa volonté. Celui-là donne beaucoup, qui désire donner beaucoup, qui donne tout ce qu'il a, et qui ne se réserve rien pour lui. Ce n'est pas beaucoup que de rester longtemps en oraison, lorsqu'on y trouve de grandes consolations. Ce qui est vraiment beaucoup, c'est que, lorsque la dévotion est petite, l'oraison soit longue, et qu'elle soit accompagnée de beaucoup plus d'humilité, de patience et de persévérance dans les bonnes uvres.
Il est également nécessaire, durant ce temps, de veiller sur soi avec plus de soin et de sollicitude que dans les autres, ne se perdant point de vue, et examinant avec grande attention ses pensées, ses paroles et ses uvres. L'essentiel alors, c'est que la joie de l'esprit qui, dans cette navigation, est la principale rame, ne nous manque pas ; et quant à ce qui nous manque du côté de la grâce, il faut y suppléer par nos soins et notre diligence. Lorsque vous vous verrez dans cet état, vous devez penser, comme dit saint Bernard, que les sentinelles vigilantes qui vous gardaient se sont endormies , que les murailles qui vous défendaient sont tombées, et que par conséquent toute l'espérance de votre salut est dans les armes, attendu que ce ne sont plus les murailles, mais l'épée et l'adresse à combattre qui doivent vous défendre. Oh ! Quelle est grande la gloire d'une âme qui combat de cette manière, qui sans bouclier se défend, qui sans armes soutient l'attaque, qui sans force se montre forte, et qui, se trouvant seule dans le combat, prend pour compagnons d'armes sa résolution et son courage !
Il n'y a pas de plus grande gloire au monde, que d'imiter le Sauveur dans les vertus. Or, entre ses vertus, une de celles qui tiennent un rang très éminent, c'est d'avoir enduré tout ce qu'il a souffert, sans admettre dans son âme aucun genre de consolation. Ainsi, quiconque souffrira et combattra de la sorte, sera un imitateur d'autant plus insigne de Jésus-Christ, qu'il se verra plus complètement privé de tout genre de consolation. C'est là boire le calice de l'obéissance tout pur, sans mélange d'aucune autre liqueur. C'est l'épreuve principale, où se révèle la fidélité des amis, et où l'on voit s'ils sont véritables ou non.
Deuxième avis
Remède contre les pensées importunes,
la constance à les combattre courageusement et l'humilité devant Dieu.
Le remède contre les tentations des pensées importunes qui ont coutume de nous assaillir dans l'oraison, est de les combattre avec courage et avec persévérance. Toutefois cette résistance ne doit pas se faire avec trop de fatigue et d'angoisse d'esprit, parce que ce n'est pas tant une uvre de la force que de la grâce et de l'humilité. C'est pourquoi, lorsque quelqu'un se trouve dans cet état, attendu qu'en cela il n'y a point de sa faute, ou qu'elle est très légère, il doit sans scrupule et sans abattement se tourner vers Dieu, et lui dire en toute humilité et dévotion : « Vous voyez ici, ô Seigneur de mon âme, ce que je suis. Que pouvait-on attendre de ce fumier, sinon de semblables odeurs ? Que pouvait-on espérer de cette terre que vous avez maudite, sinon des ronces et des épines ? Voilà, Seigneur, le fruit qu'elle peut produire, si vous n'avez la bonté de la purifier. » Et cela dit, qu'il reprenne le fil de son oraison comme auparavant, et qu'il attende avec patience la visite du Seigneur, qui jamais ne manque aux humbles. Si cependant les pensées continuent de vous inquiéter, et si de votre côté vous leur résistez avec persévérance, faisant ce qui dépend de vous, vous devez tenir pour certain que vous avancez beau coup plus par cette résistance, que si vous étiez à jouir de Dieu, le cur tout inondé de délices.
Troisième avis
Remède contre les tentations de blasphème.
Pour vous délivrer des tentations de blasphème, vous devez savoir que s'il n'en est point qui donnent plus de peine, de même il n'en est point qui offrent moins de danger. Ainsi, le remède contre ces tentations, c'est de n'en point faire de cas, attendu que le péché n'est pas dans le sentiment, mais dans le consentement et dans le plaisir ; et quant au plaisir, loin de se rencontrer ici, c'est plutôt le contraire. Ainsi cela peut plutôt s'appeler peine que faute, parce qu'autant l'homme est éloigné de recevoir du plaisir de ces tentations, autant est-il éloigné de commettre de faute, quand elles arrivent. C'est pourquoi le meilleur remède, comme je l'ai dit, est de les mépriser et de ne pas les craindre. Car quand on les craint avec excès, la seule crainte les réveille et les soulève.
Quatrième avis
Remède contre les tentations d'infidélité.
Pour vaincre les tentations d'infidélité, que l'homme, se souvenant d'un côté de sa petitesse, et de l'autre de la grandeur de Dieu, s'occupe de ce que Dieu lui commande, et n'ait pas la curiosité d'approfondir ses uvres, puisque nous voyons que la plupart d'entre elles surpassent infiniment tout ce que nous pouvons comprendre. Ainsi donc, celui qui a dessein d'entrer dans ce sanctuaire des uvres divines, doit le faire avec beaucoup d'humilité et de respect ; il doit le regarder avec des yeux simples, comme ceux d'une colombe, et non pas avec ceux d'un serpent plein de malice, avec le cur d'un disciple, et non pas d'un juge téméraire. Qu'il se fasse petit enfant, parce que c'est à ceux qui sont tels que Dieu enseigne ses secrets. Qu'il ne se mette point en peine de savoir le pourquoi des uvres divines ; qu'il ferme l'il de la raison, et qu'il ouvre seulement celui de la foi, parce qu'il est l'instrument avec lequel se doivent mesurer les uvres de Dieu. Pour examiner les uvres humaines, l'il de la raison humaine est excellent ; mais pour examiner les uvres divines, il n'y a rien de plus disproportionné que lui.
Mais parce que d'ordinaire cette tentation est pour l'homme un très grand sujet de peine, le remède est celui que nous avons indiqué pour la tentation de blasphème, c'est-à-dire qu'il ne faut point en faire cas, et qu'il faut plutôt considérer cela comme une peine que comme une faute, attendu qu'il ne peut y avoir de faute en une chose que la volonté combat, ainsi que nous l'avons expliqué dans l'avis précédent.
Cinquième avis
Remède contre la tentation d'une crainte désordonnée.
Il est quelques personnes qui sont saisies de grandes frayeurs quand, la nuit, elles s'éloignent des autres pour prier. Le remède contre cette tentation, c'est de se faire violence et de persévérer dans ce saint exercice. Car la crainte s'augmente en fuyant, et le courage en combattant. Il est encore utile de considérer que ni le démon, ni aucune autre chose, quelle qu'elle soit, ne peuvent nous nuire sans la permission de Notre-Seigneur. Une autre considération également propre à dissiper ces frayeurs, c'est de penser que nous avons un ange gardien à côté de nous, et que dans l'oraison, il est plus près de nous que partout ailleurs : car il s'y trouve présent pour nous aider, pour porter nos prières au ciel, pour nous défendre contre l'ennemi et l'empêcher de nous faire du mal.
Sixième avis
Remède contre la tentation du sommeil.
Le remède contre le sommeil excessif est de considérer que quelquefois il provient de la nécessité, et en ce cas, il ne faut point refuser au corps ce qui lui est nécessaire, afin qu'il laisse à l'âme la liberté d'agir. D'autres fois il vient de quelque infirmité ; et alors nous ne devons pas nous en affliger, puisqu'il n'y a pas de notre faute. Nous ne devons pas non plus céder entièrement, mais faire bonnement de notre côté tout ce qui sera en notre pouvoir, afin de ne pas perdre entièrement l'oraison, sans laquelle nous n'avons ni assurance ni véritable joie en cette vie.
D'autres fois, le sommeil vient de la paresse et du démon qui l'excite. En ces cas, le remède est le jeûne, de ne pas boire de vin, de boire de l'eau pure, de se tenir à genoux, ou debout, ou les bras en croix, et sans être appuyé, de prendre quelque discipline, ou de pratiquer quelque autre pénitence qui réveille et qui mortifie la chair. Enfin, l'unique et général remède pour ce mal comme pour tous les autres, est de le demander à Celui qui est toujours disposé à donner, dès qu'il rencontre des curs qui ne se lassent pas de prier.
Septième avis
Remède contre les tentations de défiance et de présomption.
Pour surmonter les tentations de défiance et de présomption, qui sont des vices contraires, il faut de toute nécessité employer des remèdes différents. Pour la défiance, le remède est de considérer que, dans l'affaire de la perfection chrétienne, le succès ne dépend pas seulement de nos efforts, mais encore de la grâce divine, laquelle s'obtient d'autant plus vite que l'homme se défie plus de sa propre vertu, et se confie davantage en la seule bonté de Dieu, à qui tout est possible.
Quant à la présomption, le remède est de considérer qu'il n'y a point d'indice plus clair que l'homme est éloigné du terme, que de s'en croire très proche, parce que, dans le chemin de la vie spirituelle, ceux qui découvrent plus de terre, sont ceux qui se hâtent davantage, excités qu'ils sont par la vue du grand espace qui leur reste a parcourir. Pour cette raison, ils ne font jamais cas de ce qu'ils possèdent, en comparaison de ce qu'ils désirent. Considérez-vous donc dans le miroir de la vie des saints, et de tant de personnes de vertu insigne qui sont encore sur la terre ; vous verrez que vous n'êtes devant elles que comme un nain en présence d'un géant, et vous ne serez pas tenté de présumer de vous-même.
Huitième avis
Remède contre la tentation du désir immodéré de savoir.
Le premier remède contre la tentation du désir immodéré de savoir et d'étudier, est de considérer combien la vertu est plus excellente que la science, et combien la sagesse divine surpasse la sagesse humaine, afin que l'homme voie par là avec combien plus de cur il doit travailler et s'exercer à acquérir l'une plutôt que l'autre. Que la science du monde ait toute la gloire et toutes les couronnes qu'elle peut souhaiter ; à la fin, cette gloire et ces couronnes s'en vont avec la vie. Qu'y a-t-il donc de plus misérable que d'acquérir, au prix d'un si grand labeur, ce dont on doit jouir si peu de temps ? Tout ce que tu peux savoir ici-bas n'est rien. Et si tu t'exerces dans l'amour de Dieu, tu iras bientôt le contempler face à face, et en lui tu verras toutes choses. Au jour du jugement, on ne nous demandera pas ce que nous avons lu, mais ce que nous avons fait ; ni si nous avons bien parlé ou prêché, mais si nous avons fait de bonnes actions.
Neuvième avis
Remède contre la tentation du zèle indiscret pour l'avancement du prochain.
Le principal remède contre la tentation qui nous porte à travailler avec un zèle indiscret au bien des autres, est de nous appliquer de telle sorte à l'avancement du prochain, que cela ne tourne point à notre préjudice ; et de nous occuper de la direction des consciences, de telle sorte, que nous prenions aussi du temps pour la nôtre. Ce temps doit être tel, qu'il suffise pour maintenir continuellement notre cur dévot et recueilli, parce que c'est là, comme dit l'Apôtre, marcher en esprit, ce qui veut dire que l'homme marche plus en Dieu qu'en lui-même. Et puisque c'est un point qui doit être la racine et le principe de tout notre bien, c'est à nous d'employer toutes nos forces et tout notre travail pour nous tenir dans unetelle union avec Dieu, qu'elle suffise pour conserver toujours notre cur dans cette sorte de solitude et de dévotion. Or, pour le mettre en cet heureux état, toute sorte de recueillement ne suffit pas ; mais il faut une oraison longue et profonde.