Chapitre Cinquième

SECTION II

 

1. R.P. Thomas Pégues, O.P. S «La Somme théologique de Saint Thomas d'Aquin en forme de catéchisme».

 

         Nous voulons donner encore un exemple de ce pouvoir d'illumination que représente l'enseignement de Thomas d'Aquin sur les esprits religieux de son temps et sur les générations modernes; nous allons résumer le chapitre ayant trait à la question des anges, dans le livre du R. P. Thomas Pégues, 0. P. ayant pour titre: La Somme théologique de Saint Thomas d'Aquin, en forme de catéchisme (Paris Téqui 1919 - 9e mille). Nous verrons que cet exposé résume fidèlement la pensée du Maître admirable:

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         Dans le monde des purs esprits ou des anges, existe l'action de ces esprits les uns sur les autres.

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         Cette action s'appelle illumination. En effet, les purs esprits n'agissent les uns sur les autres que pour se transmettre la lumière qu'ils reçoivent de Dieu sur la conduite de son gouvernement.

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         C'est d'une manière graduée et ordonnée merveilleusement que cette lumière de Dieu est communiquée aux purs esprits.

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         Dieu la communique d'abord à ceux qui sont le plus rapprochés de Lui, et ceux-ci aux autres anges, par ordre, depuis le plus élevé jusqu'aux derniers, de telle sorte que l'action des premiers se communique aux derniers par l'action de ceux du milieu.

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         II y a, en effet, des premiers, des seconds et des derniers dans cette subordination de l'action des purs esprits les uns sur les autres pour se communiquer la lumière qui descend de Dieu sur eux.

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         II y a une subordination des anges entre eux; elle est de deux sortes: hiérarchies et ordres ou chœurs angéliques.

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         Le mot hiérarchie signifie Principauté sacrée; le mot de «Principauté» comprend deux choses: le prince lui-même et la multitude ordonnée sous lui.

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         La «Principauté sacrée», entendue dans son sens plein et parfait, désigne toute la multitude des créatures raisonnables appelées à participer les choses saintes sous le gouvernement unique de Dieu, Prince suprême et Roi souverain de toute cette multitude.

         Au ciel, les hommes seront admis dans la hiérarchie des anges.

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         Il y a trois hiérarchies parmi les anges.

         Ces trois hiérarchies se distinguent selon une triple manière de connaître les raisons des choses qui touchent au gouvernement divin.

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         La première Hiérarchie connaît les raisons des choses qui touchent au gouvernement divin, selon que ces raisons procèdent du Premier Principe universel qui est Dieu.

         Il s'ensuit de là, pour les anges de la première hiérarchie, qu'ils sont dits se tenir, près de Dieu, de telle sorte que tous les ordres de cette hiérarchie tireront leur nom de quelque office ayant pour objet Dieu lui-même.

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         La seconde Hiérarchie connaît les raisons des choses qui touchent au gouvernement divin, selon que ces sortes de raisons dépendent des causes universelles créées.

         Il s'ensuit pour les anges de cette seconde hiérarchie, qu'ils reçoivent leur illumination de la première hiérarchie, et que leurs ordres tirent leur nom de quelque office ayant trait à l'universalité des créatures gouvernées par Dieu.

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         La troisième Hiérarchie connaît les raisons des choses qui touchent au gouvernement divin, selon qu'elles s'appliquent aux choses particulières et selon qu'elles dépendent de leurs causes propres.

         Il s'ensuit de là, pour les anges de cette troisième hiérarchie, qu'ils reçoivent la lumière divine selon des formes particulières qui leur permettent de se communiquer à nos intelligences sur cette terre, et que leurs ordres tirent leur nom d'actes limités à un homme, tels que les anges gardiens, ou à une province, tels que les Principautés.

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         La distinction en «ordres» et «hiérarchies» parmi les anges consiste en ce que les hiérarchies constituent diverses multitudes d'anges formant des principautés diverses sous le même gouvernement divin, tandis que les ordres constituent diverses classes dans chacune des multitudes qui forment une hiérarchie.

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         Il y a trois ordres dans chaque hiérarchie.

         Il y a, dans chaque hiérarchie, des anges supérieurs, des anges du milieu et des anges inférieurs.

Il y a neuf ordres angéliques principaux. Dans chaque ordre il y a encore d'autres subordinations presqu'à l'infini, chaque ange ayant sa place distincte et son office particulier; mais il ne nous appartient pas de les connaître sur cette terre.

        On a donné le nom de Chœurs aux ordres angéliques parce qu'ils remplissent leurs offices en vue du gouvernement divin; ils constituent, chacun, des groupements pleins d'harmonie, qui font éclater merveilleusement la gloire de Dieu dans son œuvre.

 

Action des bons Anges sur le monde des corps

 

        Dieu se sert des anges pour l'administration du monde corporel, parce que ce monde corporel est inférieur aux anges, et que, dans tout gouvernement ordonné, les êtres inférieurs sont régis par ceux qui leur sont supérieurs.

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        Les anges qui administrent le monde corporel appartiennent à l'ordre des Vertus.

        Les anges qui servent à l'administration du monde corporel veillent à l'accomplissement parfait du plan providentiel et des volontés divines dans tout ce qui se passe parmi les divers êtres qui constituent le monde des corps.

        Par l'entremise des anges de l'ordre des Vertus, Dieu accomplit tous les changements qui se font dans le monde des corps, y compris même les miracles.

        Le miracle ne s'accomplit pas par la vertu propre de l'ange, mais par la Vertu propre de Dieu, cependant l'ange peut y concourir par mode d'intercession ou à titre d'instrument.

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Action des bons Anges à l'endroit de l'homme;

les Anges Gardiens

 

        L'ange peut agir sur l'homme, en raison de sa nature spirituelle qui est d'un ordre supérieur.

        L'ange peut illuminer l'intelligence et l'esprit de l'homme, fortifiant sa vertu et mettant à sa portée la vérité pure que lui-même contemple.

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        L'ange ne peut pas changer la volonté de l'homme en agissant sur elle directement, le mouvement de la volonté étant une inclination intérieure, qui ne peut dépendre directement que de la volonté elle-même ou de Dieu qui en est l'auteur.

        Il n'y a que Dieu qui puisse changer la volonté de l'homme en agissant sur elle directement.

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        L'ange peut agir sur l'imagination de l'homme et sur ses autres facultés sensibles, ces facultés étant liées à des organes, et, par suite, dépendantes du monde corporel soumis à l'action des anges.

        Pour la même raison, l'ange peut agir sur les sens extérieurs de l'homme et les impressionner comme il lui plaît.

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        Les bons anges peuvent être envoyés par Dieu en ministère auprès des hommes. Dieu se servant de leur action auprès des hommes pour promouvoir le bien de ces derniers ou pour l'exécution de ses conseils à leur endroit.

        Ce ne sont pas tous les bons anges qui peuvent être ainsi envoyés par Dieu en ministère auprès des hommes. Il y en a qui ne sont jamais envoyés, ce sont ceux de la première hiérarchie, parce que leur privilège est de se tenir constamment devant Dieu. C'est pourquoi on les appelle les anges qui assistent.

        Tous les anges des deux autres hiérarchies peuvent être envoyés en ministère auprès des hommes, de telle sorte cependant que les Dominations président à l'exécution des conseils divins, tandis que les autres, Vertus, Puissances, Principautés, Archanges, Anges vaquent directement à cette exécution.

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        Il y a des anges qui sont envoyés auprès des hommes pour le garder, la Providence du gouvernement divin ayant voulu que l'homme, aux pensées et aux volontés si changeantes et si fragiles, fût assisté, dans sa marche vers le ciel, par un des esprit bienheureux à jamais fixé dans le bien.

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        C'est, distinctement, un ange pour chaque homme, que Dieu députe en ministère auprès des hommes pour les garder, chaque âme humaine étant plus chère à Dieu que ne peuvent être les diverses espèces de créatures matérielles, auxquelles cependant est préposé un ange distinct qui veille à promouvoir leur bien.

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        Les anges qui sont ainsi députés par Dieu, distinctement, appartiennent tous au dernier des neuf chœurs des anges.

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        Tous les hommes, sans exception, sont ainsi confiés par Dieu à la garde d'un de ses anges, tant qu'ils vivent sur cette terre, en raison du chemin périlleux qu'ils doivent tous fournir avant de parvenir au terme.

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        Notre-Seigneur Jésus-Christ, en tant qu'homme, n'a pas un ange pour le garder; en raison de ce qu'il était Dieu en personne, il ne convenait pas à Notre-Seigneur Jésus-Christ d'avoir un ange pour le garder, mais il a eu des anges préposés à l'insigne honneur de le servir.

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        L'ange personnel à chaque homme est député par Dieu à l'instant même où chaque homme vient au monde.

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        L'ange gardien ne laisse jamais l'homme à la garde duquel est préposé et il continue de veiller sur lui, sans interruption aucune, jusqu'au dernier moment de sa vie terrestre.

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        Les anges ne s'attristent pas des maux de ceux qu'ils gardent, car, en effet, après qu'ils ont fait ce qui dépendait d'eux pour les empêcher, s'ils se produisent, ils adorent, en cela, comme en tout, la profondeur des conseils divins.

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        C'est chose excellente et à recommander, dans la pratique, de se confier en tout et souvent à la protection de son ange gardien.

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        Cette protection, quand on l'invoque, nous est toujours infailliblement assurée, en fonction cependant des éternels conseils de Dieu et selon ce qui nous touche; tout est ordonné à Sa Gloire.

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        Les mauvais anges (démons) peuvent attaquer et tenter les hommes.

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        Ce résumé de l'angéologie thomiste établi par le R. P. Pégues dont nous venons d'extraire encore la quintessence nous donne une excellente vue synthétique du mystère et du ministère des anges.

 

2. Le professeur Etienne Gilson et l'Angéologie.

 

        Nous voulons maintenant attirer l'attention du lecteur sur un ouvrage du professeur Étienne Gilson, qui, dans ses Études de Philosophie médiévale, donne une excellente vue d'ensemble de l'enseignement de Thomas d'Aquin et plus spécialement du chapitre ayant trait à l'angéologie.

        Gilson dès le début de son exposé commence par quelques remarques de valeur primordiale:

        L'ordre des créatures en qui se trouve réalisé le plus haut degré de perfection créée est celui des purs esprits, auxquels on a donné communément le nom d'anges. Il arrive que des historiens de saint Thomas passent complètement sous silence cette partie du système ou se contentent d'y faire quelques allusions. Une telle omission est d'autant plus regrettable que l'angéologie thomiste ne constitue pas, dans la pensée de son auteur, une recherche d'ordre spécifiquement théologique. Les anges sont des créatures dont l'existence peut être démontrée et même, dans certains cas exceptionnels, constatée; leur suppression romprait l'équilibre de l'univers pris dans son ensemble; enfin la nature et l'opération des créatures inférieures, telles que l'homme, ne peut être parfaitement comprise que par comparaison, et souvent par opposition à celle de l'ange.

        D'après Gilson, saint Thomas d'Aquin a procédé avec rigueur et logique à l'étude des anges, discutant d'abord des possibilités de leur existence, de leur nature corporelle ou incorporelle, les qualifiant de créatures, composées d'essence et d'existence; passant en revue leur mode de connaître et la composition de leurs hiérarchies, cherchant à élucider quelles peuvent être les sources de l'angéologie chrétienne et notamment celles où saint Thomas a puisé, Gilson dira:

        Dès l'antiquité, d'ailleurs, on voit s'accuser une tendance très nette à rapprocher des pures Intelligences, intermédiaires entre l'Un et le reste de la création, des êtres de provenance toute différente qui finiront par se confondre complètement avec elles; nous voulons parler de ces Anges auxquels la Bible attribuait volontiers le rôle de messagers envoyés par Dieu aux hommes. Philon parle déjà d'esprits purs dont l'air serait peuplé, esprits auxquels les philosophes donnent le nom de démons et Moïse le nom d'anges. Porphyre et Jamblique comptent les anges et les archanges au nombre des démons (1); Proclus les fait entrer en composition avec les démons proprement dits et les héros pour former une triade qui doit combler l'intervalle entre les dieux et les hommes. C'est chez Proclus également qu'on voit se préciser la doctrine destinée à prévaloir dans l'Ecole, touchant la connaissance angélique, et qui la présente comme une connaissance illuminative simple et non discursive. Le pseudo-Denys l'Aréopagite va recueillir ces données et effectuer entre la conception biblique des anges messagers et la spéculation néo-platonicienne une synthèse définitive; la patristique et la philosophie médiévale ne feront rien de plus que l'accepter et d'en préciser le détail.

        La conception considérant les anges comme étant de purs esprits, répartis en trois hiérarchies, passe du système de pseudo-Denys dans le système de saint Thomas d'Aquin. Pour ce qui est de l'existence de natures incorporelles, Gilson, résumant encore une fois la pensée de saint Thomas, dira:

        La fin principale que Dieu se propose dans la création est le bien suprême que constitue l'assimilation à Dieu; nous avons vu déjà que là se trouve la seule raison d'être de l'univers. Or, un effet n'est pas parfaitement assimilé à sa cause, s'il n'imite ce par quoi sa cause est capable de le produire; ainsi la chaleur d'un corps ressemble à la chaleur qui l'y engendre. Mais nous savons que Dieu produit les créatures par intelligence et par volonté; la perfection de l'univers exige donc l'existence de créatures intellectuelles. Or, l'objet de l'intellect est l'universel; le corps en tant que matériel et toute vertu corporelle, sont au contraire déterminés par nature à un mode d'être particulier, des créatures véritablement intellectuelles ne pouvaient donc être qu'incorporelles, ce qui revient à dire que la perfection de l'univers exigeait l'existence d'êtres totalement dénués de matière ou de corps.

         D'ailleurs le plan général de la création présenterait une lacune manifeste si les anges ne s'y rencontraient pas. La hiérarchie des êtres est continue. Toute nature d'un degré supérieur touche, par ce qu'il y a de moins noble en elle, à ce qu'il y a de plus noble dans les créatures de l'ordre immédiatement inférieur. Ainsi, la nature intellectuelle est supérieure à la nature corporelle, et cependant l'ordre des natures intellectuelles touche à l'ordre des natures corporelles par la nature intellectuelle la moins noble, qui est l'âme raisonnable de l'homme. D'autre part, le corps auquel l'âme raisonnable est unie se trouve porté, du fait même de cette union, au degré suprême dans le genre des corps; il convient donc, pour que la proportion se trouve sauvegardée, que l'ordre de la nature réserve une place à des créatures intellectuelles supérieures à l'âme humaine, c'est-à-dire aux anges, qui ne sont point unis à des corps.

         Les anges sont totalement incorporels, mais pas nécessairement immatériels, étant de substance spirituelle. L'intelligence pure, dont l'objet est l'immatériel en tant que tel, doit donc être, elle aussi, libre de toute matière; l'immatérialité totale des corps est donc exigée par la place même qu'ils occupent dans l'ordre de la création... Il est incontestable que, situé immédiatement au-dessous de Dieu, l'ange doit néanmoins s'en distinguer comme le fini de l'infini; son être comporte donc nécessairement une certaine dose de potentialité qui en limite et finit l'actualité. Dans ce cas, le terme de puissance étant pris comme synonyme de matière, l'ange serait un composé d'une matière sublimée; mais, si nous supposons une forme de nature déterminée et qui subsiste par soi hors de toute matière, cette nature est encore à l'égard de son exister dans le rapport de la puissance à l'acte; elle se trouve donc à une distance infinie de l'être premier qui est Dieu; il n'est ainsi pas nécessaire d'introduire une matière quelconque dans la nature angélique pour la distinguer de l'essence créatrice. Et, l'immatérialité absolue des anges permet de résoudre le problème de leur distinction; en effet, si les anges n'ont pas de matière, il s'ensuit que chacun d'eux est spécifiquement distinct de tous les autres. Et Gilson de résumer la pensée de saint Thomas comme suit:

        Nous voici donc en présence d'un certain nombre de créatures angéliques spécifiquement et individuellement distinctes, nombre vraisemblablement énorme et de beaucoup supérieur à celui des choses matérielles, si l'on admet que Dieu a dû produire en plus grande abondance les créatures plus parfaites afin d'assurer une excellence plus haute à l'ensemble de l'univers; nous savons, d'autre part, que les espèces diffèrent comme les nombres, c'est-à-dire qu'elles représentent des quantités plus ou moins grandes d'être et de perfection; il y a donc lieu de chercher selon quel ordre cette innombrable multitude d'anges s'ordonne et se distribue. Si chaque ange constitue en lui seul une espèce, on doit en effet pouvoir descendre, par une transition continue, du premier ange jusqu'au dernier dont la perfection est contiguë à celle de l'espèce humaine...

         C'est par les différences de leur mode propre d'intelligence que les ordres angéliques pourront être distingués.

         La hiérarchie angélique tout entière, prise collectivement, se distingue radicalement de l'ordre humain. Sans doute, l'origine première de la connaissance est la même pour les anges et pour les hommes; dans les deux cas, ce sont des illuminations divines qui viennent éclairer les créatures, mais les anges et les hommes perçoivent ces illuminations très différemment: les hommes extraient du sensible l'intelligible, les anges le perçoivent immédiatement et dans sa pureté intelligible...

         Quant à la faculté de connaissance des anges, selon la conception de saint Thomas d'Aquin, Gilson la résume comme suit:

        Les anges connaissent les choses au moyen d'espèces qui leur sont connaturelles, ou, si l'on préfère, au moyen d'espèces innées. Toutes les essences intelligibles qui préexistaient éternellement en Dieu sous forme d'idées ont procédé de Lui au moment de la création selon deux lignes à la fois distinctes et parallèles. D'une part, elles sont venues s'individuer dans les êtres matériels dont elles constituent les formes; d'autre part, elles ont efflué dans les substances angéliques, leur conférant ainsi la connaissance des choses. On peut donc affirmer que l'intellect des anges l'emporte sur notre intellect humain, autant que l'être achevé et doué de sa forme l'emporte sur la matière informe. Et si notre intellect est comparable à la planche nue sur laquelle rien n'est inscrit, celui de l'ange se comparerait plutôt au tableau recouvert de sa peinture, ou mieux encore, à quelque miroir où se reflètent les essences lumineuses des choses.

         Cette possession innée des espèces intelligibles est commune à tous les anges et caractéristique de leur nature; mais tous ne portent pas en eux les mêmes espèces, et nous atteignons ici le fondement de leur distinction... D'un mot, la supériorité des anges croît à mesure que diminue le nombre des espèces qui leur sont nécessaires pour appréhender l'universalité des intelligibles.

        La façon dont Gilson présente la succession des hiérarchies et des ordres d'anges, mérite d'être retenue, car elle synthétise bien toute l'angéologie de saint Thomas d'Aquin:

        Au premier degré nous trouvons les anges qui connaissent les essences intelligibles en tant qu'elles procèdent du premier principe universel qui est Dieu. Ce mode de connaître appartient en propre à la première hiérarchie qui s'étend immédiatement aux côtés de Dieu et dont on peut dire avec Denys qu'elle séjourne dans les vestibules de la divinité. Au second degré se trouvent les anges qui connaissent les intelligibles en tant que soumis aux causes créées les plus universelles, et ce mode de connaître convient à la deuxième hiérarchie. Au troisième degré, enfin, se rencontrent les anges qui connaissent 1es intelligences comme appliqués aux êtres singuliers et dépendant de causes particulières; ces derniers constituent la troisième hiérarchie. Il y a donc généralité et simplicité décroissante dans la répartition de la connaissance des anges; les uns, uniquement tournés vers Dieu, considèrent en lui seul 1es essences intelligibles; d'autres les considèrent dans les causes universelles de la création, c'est-à-dire déjà dans une pluralité d'objets; d’autres enfin 1es considèrent dans leur détermination aux effets particuliers, c’est-à-dire dans une multiplicité d'objets égale au nombre des êtres créés.

         En précisant le mode selon lequel les intelligences séparées appréhendent leur objet, on se trouvera conduit à discerner en outre, au sein de chaque hiérarchie, trois ordres différents. Nous disons en effet que la première hiérarchie considère les essences intelligibles en Dieu même; or Dieu est la fin de toute créature; les anges de cette hiérarchie considèrent donc, à titre d'objet propre, la fin suprême de l'univers qui est la bonté de Dieu. Ceux d'entre eux qui la découvrent avec le plus de clarté, reçoivent le nom de Séraphins, parce qu'ils sont embrasés et comme incendiés d’amour pour cet objet dont i1s ont une connaissance très parfaite. Les autres anges de la première hiérarchie contemplent la bonté divine, non plus directement et en elle-même, mais selon sa raison de Providence. On les nomme Chérubins, c'est-à-dire: plénitude de science, parce qu'ils voient d'une vue claire la première vertu opératrice du divin modèle des choses. Immédiatement en dessous des précédents se trouvent les anges qui considèrent en elle-même la disposition des jugements divins comme le trône est le signe de la puissance judiciaire, on leur donne le nom de Trônes. Ce n'est pas, d'ailleurs, que la bonté de Dieu, son essence et la science par laquelle il connaît la disposition des êtres, soient en lui trois choses distinctes; elles constituent simplement trois aspects sous lesquels les intelligences finies que sont les anges peuvent envisager sa parfaite simplicité.

         La deuxième hiérarchie ne connaît pas les raisons des choses en Dieu même, comme en un objet unique, mais dans la pluralité des causes universelles; son objet propre est donc la disposition générale des moyens en vue de la fin. Or, cette universelle disposition des choses suppose l'existence de nombreux ordonnateurs; ce sont les Dominations, dont le nom désigne l'autorité, parce qu'ils prescrivent ce que les autres doivent exécuter. Les directives générales prescrites par ces premiers anges sont reçues par d'autres, qui les multiplient et les distribuent selon les divers effets qu'il s'agit de produire. Ces anges portent le nom de Vertus, parce qu'ils confèrent aux causes générales l'énergie nécessaire pour qu'elles demeurent exemptes de défaillance dans 1’accomplissement de leurs nombreuses opérations. Cet ordre est donc celui qui préside aux opérations de l'univers entier, et c'est pourquoi nous pouvons raisonnablement lui attribuer en propre le mouvement des corps célestes, causes universelles dont proviennent tous les effets particuliers qui se produisent dans la nature. C'est à ces esprits également que semble appartenir l'exécution des effets divins qui dérogent au cours ordinaire de la nature et qui se trouvent le plus souvent sous la dépendance immédiate des astres. Enfin, l'ordre universel de la Providence, déjà institué dans ses effets, se trouve préservé de toute confusion par les Puissances, destinées à éloigner de lui les influences néfastes qui pourraient le troubler.

         Avec cette dernière classe d'anges nous confinons à la troisième hiérarchie qui connaît l'ordre de la divine Providence, non plus en lui-même, ni dans les causes générales, mais en tant qu'il est connaissable dans la multiplicité des causes particulières. Ces anges se trouvent donc immédiatement préposés à l'administration des choses humaines. Certains d'entre eux sont tournés particulièrement vers le bien commun et général des nations ou des cités; on leur donne, en raison de cette prééminence, le nom de Principautés. La distinction des royaumes, la dévolution d'une suprématie temporaire à telle nation plutôt qu'à telle autre, la conduite des princes et des grands relève directement de leur ministère. Sous cet ordre très général de biens s'en rencontre un qui intéresse l'individu pris en lui-même, mais qui intéresse au même titre une multitude d'individus; telles sont les vérités de foi qu'il faut croire et le culte divin qu'il faut respecter. Les anges dont ces biens, à la fois généraux et particuliers, constituent l'objet propre, reçoivent le nom d'Archanges. Et ce sont eux également qui portent aux hommes les messages les plus solennels que Dieu leur adresse: tel, l'archange Gabriel vint annoncer l'incarnation du Verbe, fils unique de Dieu, vérité que tous les hommes sont tenus d'accepter. Enfin, nous rencontrons un bien, plus particulier encore, celui qui concerne chaque individu pris en lui-même et singulièrement. À cet ordre de biens sont préposés les Anges proprement dits, gardiens des hommes et messagers de Dieu pour les annonces de moindre importance; par eux se trouve close la hiérarchie inférieure des intelligences séparées.

         Il est aisé d'apercevoir que la disposition précédente respecte la continuité d'un univers où les derniers êtres du degré supérieur touchent les premiers êtres du degré inférieur, comme les animaux les moins parfaits confinent aux plantes. L'ordre supérieur et premier de l'être est celui des personnes divines qui vient se terminer à l'Esprit, c'est-à-dire à l'amour procédant du Père et du Fils. Les Séraphins, que le plus ardent amour unit à Dieu, ont donc une étroite affinité avec la troisième personne de la Trinité. Mais le troisième degré de cette hiérarchie, les Trônes, n'a pas une moindre affinité avec le degré supérieur de la deuxième, les Dominations; ce sont eux, en effet, qui transmettent à la deuxième hiérarchie les illuminations nécessaires à la connaissance et exécution des décrets divins. De même encore, l'ordre des Puissances est en étroite affinité avec l'ordre des Principautés, car la distance est minime entre ceux qui rendent possible les effets particuliers et ceux qui les produisent. L'ordonnance hiérarchique des anges nous met donc en présence d'une série continue de pures intelligences, qu'éclaire, d'une extrémité à l'autre, l'illumination divine. Chaque ange transmet à l'ange immédiatement inférieur la connaissance qu'il reçoit lui-même de plus haut, mais ne la transmet que particularisée et morcelée selon la capacité d'intelligence qui le suit.

       Après cet exposé magistral de l'enseignement de saint Thomas d'Aquin sur les hiérarchies angéliques et sur leurs fonctions dans l'économie du monde, Gilson terminera son étude par ces conclusions très judicieuses:

       Ainsi viennent se composer en une harmonieuse synthèse les éléments que saint Thomas doit à la tradition philosophique. Il confirme les anges proprement dits dans leur fonction biblique d'annonciateurs et de messagers; s'il refuse de les réduire, ainsi que faisaient les philosophes orientaux, au petit nombre des intelligences séparées qui meuvent et dirigent les sphères célestes, c'est cependant à des anges qu'il assigne encore ces fonctions, et c'est enfin la hiérarchie néo-platonicienne adaptée par le pseudo-Denys que nous retrouvons dans la hiérarchie thomiste des intelligences pures. Mais Thomas d'Aquin rattache étroitement à ses principes ces conceptions d'origines diverses. Il les marque fortement de son empreinte. En distribuant les hiérarchies angéliques selon l'obscurcissement progressif de l'illumination intellectuelle, il confère une structure organique toute nouvelle au monde des intelligences séparées, et le principe interne qui le régit est celui-là même que le système thomie ste place à l'origine de l'ordre universel. Du même coup le monde angélique se trouve occuper dans la création une situation telle qu'il devient impossible d'en négliger la considération sans qul'univers cesse d'être intelligible.

       Que voilà justement qualifié l'enseignement thomiste en matière d'angéologie!

 

 

(1) Du grec daïmon, esprit guide, génie inspirateur.