CHAPITRE VI

La Renaissance et l’Angéologie

 

        TOUT comme au Moyen Age, la croyance en l'intercession de la Sainte Vierge, Reine des Anges, et en celle des cohortes angéliques demeure très vivace durant toute la Renaissance.

Les grands artistes de l'époque illustreront cette foi en l'assistance des anges, par la plume, le pinceau ou le ciseau; nous n'en voulons pour preuve que les nombreux tableaux figurant l'archange saint Gabriel annonçant la naissance de Jésus à la Vierge, les multiples représentations de la crèche de Bethléem, entourée ou survolée d'anges joyeux en adoration; et combien d'autres sujets religieux où les anges sont représentés; il suffit de rappeler les noms des célébrités de l'époque: Léonard de Vinci (1452-1519), Botticelli (1444-1510), Raphaël (1483-1520), Michel-Ange (1475-1564).

        Or, dans toutes ces œuvres destinées à glorifier les croyances religieuses du peuple et à illustrer maintes scènes de la Bible, les anges y figurent en très bonne place.

 

SECTION 1:

Ars bene moriendi (1430-1478)

 

        Édition xylographique du XVe siècle dont il y eut des éditions latines de 1430 à 1478 et une édition française: l'Art du morier (1480).

        L'Ars bene moriendi ou 1'Art de bien mourir est une publication dont les éditions successives partent de la fin du Moyen Age pour s'étendre jusqu'au début de la Renaissance; cette publication, fort appréciée de son temps, nous renseigne sur les croyances de l'époque en matière d'angéologie.

        Cette suite de onze planches, commentées en latin pour les lettrés, était suffisamment explicite, par l'image, pour le peuple qui ne savait pas lire; nous avons là un enseignement exposant quel doit être le comportement du chrétien au moment de la mort; des conseils lui sont donnés pour résister aux multiples tentations des diables et pour ne pas succomber aux promesses fallacieuses de Satan et de ses suppôts; cette attitude permettra aux bons Anges, notamment à l'Ange gardien d'intervenir à temps, de prendre soin de l'âme du moribond et de la conduire en lieu sûr, en Purgatoire ou en Paradis.

        Une réédition moderne de cet ouvrage, par reproduction photographique a été faite par les soins du libraire-éditeur Delarue, à Paris; une partie du texte est traduite et commentée par Benjamin Pifteau.

        Quelles sont les différentes péripéties vécues par le mourant à l'approche de la mort? Tel sera le thème développé tout au long de l'ouvrage: les parents et les amis sont rassemblés au chevet du moribond; Satan et la cohorte de ses diables accourent pour tenter une dernière fois le chrétien et lui ravir son âme, mais surviennent les Anges, notamment l'Ange gardien; ils encouragent le mourant à persister dans la foi, dans l'espérance et la patience; surtout, qu'il évite de tomber dans le péché d'orgueil et d'avarice. Grâce au secours des Anges le chrétien a vaincu, il est demeuré ferme dans sa foi; le Démon est vaincu, il s'enfuit avec ses acolytes et l'Ange emporte l'âme libérée par la mort et en matière de conclusion, pour le lecteur, il est dit: «Tel sera le sort de celui qui n'écoute pas ses mauvais penchants!» Suivent de judicieux conseils: «Les souffrances de l'agonie ne sont pas seulement terribles pour le corps, mais surtout pour l'âme. La constance est nécessaire surtout au moment de la mort; le chrétien ne désespère jamais de la puissance divine, il sort vainqueur des épreuves du Diable et son âme s'envole vers les régions paradisiaques.»

        Voyons maintenant le développement du thème ci-dessus en décrivant les onze planches de l'ouvrage:

 

Planche 1. Tentacio dy aboli de fide. Tentation présentée par le Diable en matière de Foi.

        Le moribond est étendu sur sa couche.

        Des démons sont accourus avec la maladie; ils proclament: «Infernus factus est». Le mourant est prêt pour les Enfers. Des Démons donnent de perfides conseils: «Fac sicut pagani. Interfi-cias te ipsum». Agis comme les païens. Donne-toi la mort. Au milieu de l'image une femme portant fouet et verges symbolise la Pénitence. Dans un coin du tableau, on remarque un roi et une reine agenouillés devant une idole, symbolisant l'attachement aux joies et aux biens de ce monde. Cependant, tout au haut de l'image on voit Dieu, le Père, le Christ et la Vierge qui veillent sur le mourant.

 

Planche 2. Bona inspiracio Angeli de Fide. Bonne inspiration, bons conseils des Anges en matière de Foi (v. fig. 21 ci-dessous).

Fig. 21. Ars bene moriendi. Planche 2. Bon conseil de l'Ange en matière de foi.

 

        Le mourant est toujours étendu sur sa couche; un Ange, son Ange gardien, vient au chevet du malade et l'engage à persévérer dans la Foi: «Sis firmus in fide». Sois ferme en la Foi. Au haut de l'image, Dieu et les douze apôtres (Judas indiqué avec des cornes de chaque côté de la tête) assistent à la défaite de Satan et des Diables qui s'enfuient vaincus en criant: «Victi sumus. Frustra laboravimus. Fugiamus». Nous sommes vaincus. Nous avons travaillé en vain. Fuyons! Morale de l'image: C'est en gardant ainsi confiance en Dieu que les moribonds sont préservés de l'attaque des mauvais génies.

 

Planche 3. Temptacio dyaboli de desperacione. Tentation du Diable pour inciter au désespoir.

        Le mourant toujours étendu sur sa couche est entouré de six Diables à têtes d'animaux hideux et effrayants; ils viennent reprocher au moribond toutes ses fautes; un Diable brandit un tableau où sont consignées les fautes commises par l'homme durant sa vie; le suppôt de Satan vocifère: «Ecce peccata tua». Voilà tes péchés! Un autre Diable rappelle le refus fait un jour par le mourant de donner l'hospitalité à un pauvre voyageur épuisé que l'on voit représenté dans un coin de l'image, affalé sur une pierre, et le Diable de ricaner: «Avare venisti». Tu t'es conduit en avare. Accusation plus grave, un autre démon brandit une dague et montre un homme expirant au pied du lit: «Occidisti». Tu as tué. Un autre Diable, désignant une jeune fille souffle à l'oreille du moribond: «Fornicatus es». Tu es un fornicateur! Enfin un autre Démon levant les trois doigts des deux mains s'écrie: «Perjurus es». Tu es parjure! En voilà assez pour jeter le mourant dans le désespoir. Mais l'Ange gardien veille, ainsi que nous allons le voir dans la planche suivante.

 

Planche 4. Bona inspiracio Angeli contra desperacionem. Bonne inspiration de l'Ange pour préserver du désespoir (v. fig. 22 ci-dessous).

 

Fig. 22.  Ars bene moriendi. Planche 4. Bonne inspiration de l'ange pour préserver du désespoir.

 

        L'Ange gardien accourt et réconforte le mourant; il lui dit de se rappeler que le Seigneur a eu pitié des plus grands pécheurs lorsqu'ils se sont repentis; et nous voyons sur l'image, Saint Pierre avec sa clef et tout à côté de lui le coq qui chante, rappelant son triple reniement; puis l'Ange montre Marie de Magdala avec son vase de parfums précieux et il est dit qu'il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé; on voit ensuite le bon larron, crucifié à côté de Jésus; il est pardonné. Enfin saint Paul est figuré au bas de la planche, sur le chemin de Damas; son cheval s'est abattu et le futur apôtre est tombé sur le sol. Au vu de tous ces grands pécheurs pardonnes, l'Ange de dire: «Nequaquam desperes». Ne désespère jamais! Le Démon, encore une fois vaincu, s'enfuit en disant: «Victoria mihi nulla». Pour moi la victoire est nulle. Autrement dit: «Mon pouvoir ne peut lutter contre l'Ange et contre la volonté de Dieu».

 

Planche 5. Tentacio dyaboli de impatiencia. Tentation du Diable provoquant l'impatience.

        Le malade est toujours sur son lit; les douleurs de la fin sont très pénibles, le moribond s'impatiente, il renverse la table où se trouvent ses verres et ses fioles; il chasse brutalement la servante qui lui apporte des médicaments; il lance des coups de pied à tort et à travers. Cependant les assistants lui pardonnent, car il souffre affreusement; une garde compatissante de dire: «Ecce quantam penam patitur». Voyez quelles sont les douleurs qui l'accablent! Cependant le Démon se réjouit de sa victoire, il pense avoir abusé l'homme et mis en fuite l'Ange; il ricane: «Quam bene decepi eum». Comme je l'ai bien trompé! Cette joie sera de courte durée.

 

        Planche 6. Bona inspiratio angeli de patiencia. Inspiration salutaire de l'Ange en matière de patience (v. fig. 23 ci-dessous).

 

Fig. 23. Ars bene moriendi. Planche 6. Inspiration de l'Ange en matière de patience.

 

        Satan et ses démons se sont réjouis trop vite, ils ont oublié que Dieu n'abandonne jamais celui qui a été fidèle. Il arrive au chevet du chrétien avec une cohorte de saints et de saintes; l'Ange gardien est là, il apaise le délire du mourant; il ne reste plus aux diables que de prendre la fuite; l'un précipité la tête en bas, gémit: «Labores amisi». J'ai perdu mes peines. Quant à l'autre qui se cache sous le lit, il se lamente: «Sum captivatus». Je suis fait captif.

 

Planche 7. Temptatio de vana gloria. Tentation de tomber dans la vaine gloire.

        Jusque-là, Satan a échoué dans ses efforts, il n'a pu induire en péché le mourant, mais il ne se déclare pas vaincu pour cela; il réussira peut-être mieux en exaltant l'orgueil et la vaine gloire du moribond. De hideux démons offrent au mourant des couronnes royales et le flattent: «Coronam meruisti». Tu as mérité la couronne! «Exalta te ipsum». Vante-toi toi-même! «Gloriare». Glorifie-toi! Non contents d'exciter le mourant à la vaine gloire, d'autres Démons cherchent à l'abuser par de grossiers mensonges: «Tu es firmus in fide». Tu es ferme dans la Foi. Ou encore: «In patientiam perseverasti». Tu as été persévérant dans la patience! Cependant Dieu, le Père, le Christ et la sainte Vierge entendent ces mauvais conseils et ils vont envoyer des Anges pour secourir le malheureux.

 

Planche 8. Bona inspiratio angeli contra vanam gloriam. Bonne inspiration de l'Ange contre la tentation de vaine gloire (voir fig. 24 ci-dessous).

 

Fig.24. Ars bene moriendi. Planche 8. Inspiration de l'Ange contre la tentation de la vaine gloire.

 

        Avant qu'il ait été séduit par les discours mensongers des Diables, les Anges rappellent le moribond à l'humilité: «Sis humilis». Sois humble!

        Il faut s'humilier, car Dieu est sans pitié pour les orgueilleux; l'Ange le confirme: «Superbos pitnio». Je punis les orgueilleux. Ils sont précipités dans les flammes de l'enfer; ces flammes sortent de la gueule d'un monstre hideux que l'on voit dans l'angle inférieur droit de la gravure. Le mourant a compris, il se calme et s'humilie, et le Diable s'enfuit furieux et désappointé; il avouera sa défaite: «Victus sum». Je suis vaincu! Dans l'angle gauche supérieur, Dieu le Père, le Christ et la Vierge se réjouissent de la victoire de leur fidèle; on lui donne en exemple saint Antoine qui s'avance portant le Tau, le signe sacré.

 

Planche 9. Tentatio dyaboli de avaricia. Tentation du Diable suscitant l'avarice.

        Satan sait par expérience qu'il y a peu d'hommes qui savent résister à l'amour des richesses, aussi revient-il une cinquième fois à la charge et cherche à susciter des sentiments d'avarice chez le moribond. «Provideas amicis». Prends garde à tes amis! «Intende thesauro». Augmente tes richesses! L'homme doit prendre soin de son bien; la gravure nous montre qu'il a une belle maison, une cave bien garnie, une écurie pour un beau cheval. Morale de l'histoire sous l'angle diabolique: «Les richesses rendent l'homme heureux, tous ses désirs s'accomplissent, ses parents et ses amis l'aiment; à toi de veiller sur tes trésors, si tu veux goûter le véritable bonheur». Mais Satan s'est encore réjoui trop tôt; il a oublié que l'Ange gardien veillait sur l'homme dont il avait la garde.

 

        Planche 10. Bona inspiratio angeli contra avaritiam. Salutaire inspiration de l'Ange pour lutter contre les sentiments d'avarice.

        L'Ange gardien vient à la rescousse: «Inutile de thésauriser. Pourquoi s'entourer d'amis trop intéressés et parasites? L'argent peut procurer quelque bien-être au corps matériel, mais il n'est d'aucune utilité pour l'âme. Si tu veux être heureux dans la vie future: Fuis l'avarice. «Non sis avarus.» Ne t'occupe pas de tes amis. «Ne intendas amicis».

        Et dernière monition à ne pas oublier: «Les pensées d'avarice et les désirs de thésauriser sont toujours inspirés par le Diable». A l'ouïe de ces paroles, l'émissaire de Satan est troublé; il ne sait que faire. «Quid faciam?» Comment faire? Toutes les ruses et les tentations mises en action par le diable ont échoué; le chrétien est resté fidèle à Dieu et à ses lois. Que faire en effet? Montrer le poing et détaler!

 

Planche 11. La mort édifiante du chrétien qui a gardé sa foi (voir fig. 25 ci-dessous).

Fig. 25. Ars bene moriendi. Planche 11. La mort édifiante du chrétien qui a gardé sa foi.

 

        Le dénouement arrive, le chrétien va rendre l'âme, ce n'est pas en vain qu'il aura suivi les sages conseils de son Ange gardien, conseils qui lui auront été utiles pour persévérer dans la voie droite; il va récolter le prix de ses efforts; un moine met dans les mains du mourant un cierge bénit; après une ultime prière au Christ mourant sur la croix le patient est délivré de ses douleurs corporelles, il rend le dernier soupir; son âme s'échappe par la bouche avec son souffle; elle est recueillie sous l'aspect d'un enfant nouveau-né; il est reçu par un Ange qui le prend dans ses bras pour l'emporter au nombre des élus. Donc les efforts du Démon et de ses diables ont été vains, la partie est perdue pour eux; impuissants, ils n'ont qu'à quitter la place au plus vite, la partie est perdue! «Spes nobis mula» dira l'un d'eux: «Pour nous plus aucun espoir!» Un autre constatera avec amertume: «Animam amisimus». Nous avons perdu la conquête d'une âme! Éclatant de rage et de confusion, un autre démon s'écrie: «Furore consumor». La fureur me brûle. Un autre doit reconnaître la défaite qui vient de leur être infligée: «Confusi sumus! » Nous sommes confondus et bouleversés! Enfin, un dernier démon de s'écrier: «Heu insanio!» Hélas quelle folie! Insensés qui n'avez pas su que la puissance de Dieu était infinie. C'est sur cette certitude, que Dieu n'abandonne jamais son fidèle et qu'il délègue ses Anges pour le secourir en toute occasion, que finit l'enseignement de l'Ars bene moriendi. Et l'on assiste à l'apothéose du bon chrétien.

        Le traducteur de cet intéressant ouvrage, Benjamin Pifteau, signale l'importance toute particulière de cette publication qui eut plusieurs éditions successives et même une traduction française; il termine son étude par ces judicieuses remarques: «En somme, quelle que soit l'indécision de ses origines, l'Ars bene moriendi marque un progrès sensible dans la science de l'imprimerie; le texte se trouve complètement séparé du dessin, et le dessin lui-même est plus soigneusement exécuté. De plus, l'ouvrage, tout en restant une curiosité bibliographique, est aussi une source féconde de documents pour ceux qui étudient les mœurs, le costume et les idées du XVe siècle. Enfin, il est un des monuments du cauchemar de mort qui pesa sur le Moyen Age, en attendant la Renaissance avec sa vie exubérante et le rire immense de Rabelais.»

        Quant à nous, nous pouvons dire que l'Ars bene moriendi est un document précieux qui nous renseigne parfaitement sur la façon dont on comprenait à cette époque la mission salvatrice des Anges, notamment celle de l'Ange gardien, sans oublier le rôle maléfique de Satan et de ses diables, suppôts de l'enfer.