CHAPITRE XXII

Les illustres esclaves de l'auguste Mère de Dieu

 

Ce chapitre est tiré d'un petit livre De la dévotion du saint esclavage de la Mère de Dieu, imprimé, il y a quelques années à Paris, dans lequel, comme nous y avons remarqué avec une consolation singulière, que plusieurs personnes d'une haute sainteté, d'un rare mérite et d'une éminente condition, avaient tenu à honneur de porter les glorieuses chaînes de la reine du ciel ; nous avons cru que Dieu tout bon serait glorifié si nous rapportions dans ce petit ouvrage ce que nous y avons lu, y ajoutant quelques choses extraites des Fondations de sainte Thérèse et des livres de l'Histoire générale des Pères Carmes déchaussés.

 

Saint Odilon, abbé de Cluny, de l'ordre de Saint-Benoît, est un des premiers qui s'est donné à Notre-Dame en qualité d'esclave par une cérémonie solennelle ; nous disons par une cérémonie solennelle, car il est bien croyable que plusieurs autres, dans les siècles précédents, s'étaient attachés au service de notre honorable maîtresse par la même dévotion, quoique ce ne fût pas avec les mêmes marques extérieures. Il mourut le 1er janvier.

Le bienheureux Marin, frère du bienheureux Pierre Damien, cardinal, qui reçut à sa mort la récompense du tribut qu'il avait payé fidèlement à sa bienheureuse maîtresse pendant sa vie. Il mourut le 9 juin.

Le bienheureux Vautier de Birback, à qui Notre-Dame, ensuite de cette généreuse action, fit connaître qu'elle voulait qu'il achevât de lui consacrer sa vie dans l'ordre de Cîteaux, l'ayant honoré d'un grand nombre de merveilles. Il mourut le 22 janvier.

La vénérable Catherine de Cardonne, du sang royal d'Aragon, faisait une haute profession d'être entièrement à Notre-Dame ; elle portait au cou la marque de son esclavage, qui était un petit carcan de fer. Elle a été un prodige de grâces dans ces derniers siècles, et elle sera l'étonnement de ceux qui nous suivront, ayant fait des progrès si merveilleux dans les voies de la perfection sous la conduite de celle qui en est la mère et la reine de toutes les vertus, sa bonne dame et maitresse , qu'il n'est pas possible de les apprendre sans les admirer et sans entrer dans de grands sentiments de louange, d'amour et d'actions de grâces pour tant de merveilles qu'il a plu à la divine bonté d'opérer dans cette grande âme : les actions admirables de sa sainte vie sont dignement rapportées dans l'histoire de la réforme des révérends Pères Carmes déchaussés, dans laquelle il y en a un livre tout entier, qui fait une partie de ces grandes choses que Dieu tout bon a voulu faire dans ces derniers temps en la réforme de l'ordre de Notre-Dame du mont Carmel, dans lequel on a vu en nos jours pratiquer tout ce qui se lit de plus saint et de plus étonnant dans les Vies des anciens Pères du désert. Le seul convent d'Altomire, dit de Notre-Dame du Secours, en petit donner d'illustres témoignages. Ce couvent était situé dans un pays de neiges et de glaces, où les vents soufflaient avec tant d'impétuosité que les religieux qui y demeuraient ne pouvaient presque pas s'entendre lorsqu'ils récitaient leur office, leur maison était si chétive que la neige y tombait de tous côtés, en sorte que les religieux s'en trouvaient tout couverts dans le peu de temps qu'ils donnaient par pure nécessité au sommeil, aussi n'avaient-ils que deux couvertures pour toute la communauté. Ils marchaient nu-pieds sans sandales sur les pointes des rochers, qui étaient tout glacés et quelquefois ils se trouvaient ensevelis dans les neiges et dans le danger d'y mourir.

 

Le froid y est si âpre, qu'un frère revenant de la fontaine où il allait prendre de l'eau qui leur était nécessaire, fut obligé de s'approcher du feu pour déprendre ses mains qui étaient gelées à la cruche qu'il portait, et parmi les rigueurs d'un pays si fâcheux, ces bons religieux paraissaient immobiles comme des statues dans l'exercice de la sainte oraison, qui leur était presque continuelle ; les mets les plus délicats de leur pauvre table n'était que des pois, encore le frère cuisinier (si l'on l'appeler de la sorte, car hélas ! quelle cuisine !) proposa aux Pères, qu'il semblait qu'il suffisait d'en faire cuire une seul jour pour tout le reste de la semaine, et que ce serait le moyen de trouver plus de temps pour la sainte oraison. Cette proposition fut reçue avec joie du supérieur et de la communauté, et l'on trouva que c'était trop donner au corps que de lui faire cuire tous les jours ce qui lui était nécessaire pour le soutenir faiblement, et que d'autre part, ce soin ne donnait pas assez de temps au bon frère pour l'exercice de la contemplation.

Dans un autre de leurs couvents un colombier leur servait de maison, là ces colombes mystiques et sacrées retirées aussi bien que celles des Cantiques dans le trou de la pierre, et dans la caverne de la masure méditant le jour et la nuit en la loi du Seigneur, faisaient entendre leurs voix aux oreilles du divin époux, et étaient vues avec plaisir de celui qui connaît toutes choses, menant une vie cachée au monde et ne désirant d'être connues que de Dieu seul. Leurs cellules ou plutôt les petits trous de ce colombier étaient de véritables tombeaux, où ces illustres morts étaient ensevelis. Il n'y avait pas un seul siège pour s'asseoir dans tout le couvent, et l'un des Pères ayant proposé d'avoir un petit banc quand on serait en communauté, tous les autres rejetèrent cette proposition, et témoignèrent être dans une grande crainte que cette pensée ne fût un commencement de quelque relâche de leur sainte rigueur. Ils avaient des maisons où ils ne mangeaient que des herbes qu'ils allaient cueillir dans les champs, et telles que la terre les produisait, sans être cultivées, et ils n'y mêlaient de l'huile ou du sel qu'aux grandes fêtes, comme celle de Pâques, de la Pentecôte, ou de l'Assomption de Notre-Dame.

 

C'était dans les jours de bénédiction et de grâce, que la vénérable Catherine de Cardonne vivait dans un affreux désert. Elle avait vécu plusieurs années dans la cour d'Espagne, ayant toujours eu un grand soin de sa conscience, comme le remarque sainte Thérèse, pendant qu'elle a demeuré parmi les grands du monde, s'exerçant aussi dans les pénitences, dont le désir crût en elle de telle sorte, qu'elle résolut de se retirer en quelque lieu solitaire, où seule elle pût jouir de Dieu, et s'adonner entièrement à la pénitence sans être divertie ou empêchée de personne. Elle s'enfuit donc de la cour, s'étant travestie, ayant pris l'habit d'homme par un mouvement extraordinaire de l'esprit de Dieu, qu'elle garda même depuis qu'elle fut découverte : et ce qui est surprenant, c'est que l'habit de la réforme de Notre-Dame du mont Carmel, qui lui fut montré plusieurs fois miraculeusement dans son désert, par Notre-Seigneur, et saint Elie, et qu'elle devait porter dans la suite du temps, était l'habit des religieux de cet Ordre, et non pas des religieuses : elle prit cet habit de Notre Dame des Carmes, dit sainte Thérèse, en présence de tous les religieux du couvent de Patrane en l'église de Saint-Pierre, quoique sans désir d'être religieuse, à quoi jamais elle n'eut d'inclination, parce que, comme assure cette séraphique sainte, Notre-Seigneur la conduisant par un autre chemin elle avait crainte que l'obéissance ne lui retranchât ses pénitences et ne la privât de sa chère solitude. Nous rapporterons ici ce que sainte Thérèse, dont nous venons de parler, écrit dans ses Fondations, de la vie de cette âme admirable.

 

Considérant la pénitence de cette sainte (c'est comme elle parle de la vénérable Catherine de Cardonne, qu'elle venait de nommer un peu auparavant), vous voyez, mes sœurs, de combien elle nous devance, animez-vous par un tel exemple à servir Notre-Seigneur avec une nouvelle ferveur, puisque nous n'avons pas sujet de faire moins qu'elle, vu que nous ne venons point de personnes si nobles et si délicates. Car bien que cela n'importe pas, je le dis néanmoins, parce qu'elle avait été élevée et nourrie avec beaucoup de délicatesse, conformément à son extraction, étant de la maison des ducs de Cardonne. Depuis sa retraite, m'écrivant quelquefois, elle signait seulement la pécheresse. Ceux qui mettront par écrit sa vie diront les grandes choses qu'il y a à remarquer. Ayant résolu de se retirer en quelque lieu solitaire, elle communiquait ce dessein à ses confesseurs qui ne pouvaient y consentir, parce que le monde est maintenant si plongé dans la discrétion, que je ne m’étonne pas qu'ils tiennent cela pour folie. Le P. François de Torrez que je connais très bien, et que je tiens pour un saint, qui vit dans une grande ferveur de pénitence et d'oraison accompagnée d'un bon nombre de persécutions, lui dit qu'elle ne différât pas davantage à suivre la vocation de Dieu.

 

Cette dame découvrit son dessein à un ermite qui était à Alcale, et le pria de l'accompagner, lui chargeant de n'en dire jamais rien à personne. Ils partirent donc ensemble, et arrivèrent au lieu où est bâti à présent ce monastère (elle parle du couvent de Notre-Dame du Secours) où elle trouva une petite caverne dans laquelle à peine elle se pouvait tenir ; et l'ermite la laissant en ce lieu s'en retourna. Mais de grâce quel amour la conduisait, puisqu'elle n'avait aucun soin de ce qu'elle devait manger, ni des dangers qui lui pouvaient arriver, ni de l'infamie qu'elle pouvait encourir lorsqu'on ignorerait ce qu'elle serait devenue ! Ah ! Que cette sainte âme devait être pure !

J'ai ouï beaucoup de choses de la grande austérité de sa vie, et je crois que ce qu'on m'en a dit était le moins de ce qu'elle pratiquait. Je rapporterai ce que quelques personnes ont ouï d'elle-même, parce que sa franchise et sa candeur étaient grandes, ce qui provenait d'une profonde et singulière humilité : et comme elle connaissait si clairement qu'elle n'avait aucun bien de soi, mais que tout lui venait de la main libérale de son Dieu, elle était fort éloignée de la vaine gloire, et se réjouissait de dire les grâces que Dieu lui faisait. Chose qui est à la vérité dangereuse pour ceux qui ne sont pas parvenus à cet état, parce que pour le moins cela leur serait imputé à une propre louange. Elle dit aux personnes dont j'ai parlé qu'elle avait demeuré huit ans dans cette grotte, qu'elle y avait été plusieurs jours ne mangeant que des herbes et des racines des champs, parce que les trois pains que l'ermite lui avait laissés étant finis, elle demeura destituée de toute sorte de provision, jusqu'à ce qu'un petit berger vint en ce lieu qui apportait du pain et de la farine, dont elle faisait cuire de petits tourteaux desquels elle mangeait de trois jours en trois jours, sans prendre autre chose.

 

Mais ce qu'elle souffrait de la part des diables (suivant ce qu'elle a dit elle-même), était plus étrange et plus terrible. Car quelquefois ils lui paraissaient comme de grands dogues, et lui montaient sur les épaules ; d'autres fois ils se présentaient devant elle en forme de couleuvres, dont néanmoins elle n'avait aucune peur.

 

Devant que le monastère se fît, elle allait entendre la messe en un monastère de religieux de la Mercy, distant d'un quart de lieue de sa retraite, et quelquefois elle s'y en allait à genoux : son habit était de bureau, et sa tunique de gros drap : et il était fait de telle sorte qu'on l'eût pris pour celui d'un homme.

 

Quelques années après qu'elle eut demeuré ainsi seule, Notre-Seigneur voulut que sa vertu fût divulguée, et on commença à lui porter tant de dévotion, qu'elle ne pouvait se sauver de la multitude des gens qui accouraient pour la voir. Depuis le temps que nos religieux y furent, ils n'avaient point d'autre remède pour ce grand abord de gens, que de la faire monter sur un lieu éminent, afin que de là elle donnât sa bénédiction, et par ce moyen ils se garantissaient de cette foule de peuple.

La sainte Cardonne s'en alla en cour, ce qui ne lui fut pas une petite croix, et elle n'y manqua point de murmures, ni aussi de travaux ! Nos religieuses m’ont assuré qu'il sortait d'elle une suave odeur, que même sa ceinture et son habit retenaient encore cette agréable senteur, quoique ces vêtements fussent si grossiers, qu'avec la chaleur qui était très grande, ils devaient plutôt jeter quelque puanteur, qu'exhaler une si douce odeur. Son corps est enterré dans une chapelle de Notre-Dame, de qui elle était extrêmement dévote, jusqu'à ce qu'on fasse une plus grande église pour l'inhumer avec plus grand honneur, comme il est raisonnable.

 

Le seul désir de l'imiter (si j'eusse pu) me donnait de la consolation, mais peu néanmoins, parce que je vois que toute ma vie s'est écoulée en désirs, et pour les œuvres je n'en fais point. Ah ! Que la miséricorde de Dieu me soit propice ! En qui j'ai eu toujours confiance ; je le demande à Sa Majesté par son sacré Fils et par la Vierge Notre-Dame, de laquelle par la bonté de Notre-Seigneur je porte l'habit. Un jour achevant de communier en cette sainte église, j'eus un très grand recueillement, avec une suspension qui m'aliéna. Lors cette sainte femme se représenta à moi par une vision intellectuelle comme un corps glorieux, étant en la compagnie de quelques anges, et elle me dit que je ne me lassasse point, mais que je tâchasse de tirer en avant ces fondations. J'entendis par là, quoiqu'elle ne me le déclarât pas, qu'elle m'aidait auprès de Dieu : elle me dit aussi quelques autres choses qu'il n'est pas nécessaire d'écrire. Je demeurai fort consolée, et espère en la bonté de Notre-Seigneur qu'avec un si bon aide comme est celui de ses prières, je pourrai servir sa majesté en quelque chose. Or vous voyez, mes sœurs, que tous ses travaux ont pris fin avec celle de sa vie, et que la gloire qu'elle a sera d'une éternelle durée : efforçons-nous pour l'amour de Notre-Seigneur à suivre notre sœur (nous ayant en horreur nous-mêmes) comme elle a fait en ce monde. Nous achèverons enfin notre pèlerinage, puisque tout passe si promptement, et que toutes choses prennent fin.

 

C'est de la sorte qu'en parle cette séraphique sainte, et elle avait raison de dire que ce qu'on lui en avait dit était le moins de ce qu'elle pratiquait, car les actions que Notre-Seigneur et sa sainte Mère ont opérées en elle sont si grandes, qu'il serait bien difficile de les déclarer. Sainte Thérèse comme nous venons de le dire assure, qu'on lui avait rapporté qu'elle avait demeuré huit ans dans une grotte en un lieu désert, et qu'elle y avait été plusieurs jours n'y mangeant que des herbes, les trois pains que l'ermite lui avait laissés étant finis, jusqu'à ce qu'un berger vint en ce lieu qui lui apporta du pain. Mais non-seulement cette femme forte et vertueuse vierge fut plusieurs jours ne mangeant que des herbes mais encore plusieurs années ; car s'étant retirée en l'année 1562, elle fut trois ans entiers sans être reconnue de personne : car quoiqu'elle allât en une église qui était éloignée de son désert d'un quart de lieu ou d'une demi-lieue, pour y entendre la messe, et pour s'y confesser, elle ne se découvrait jamais à son confesseur, et afin de se mieux déguiser, elle avait coutume de grossir sa voix pour cacher son sexe ; et lorsqu'elle se retirait en sa grotte, elle faisait tant de tours et détours, que ceux qui avaient envie de l'observer, étaient enfin contraints de cesser leur curieuse poursuite. Mais enfin elle fut découverte par un berger nommé Benitez, qui trouva le lieu de sa grotte, et ensuite par des prêtres qui reconnurent son sexe, ayant entré dans sa caverne lorsqu'elle n'y était pas, et y ayant trouvé des lettres de dom Jean d'Autriche qui firent connaitre que c'était une femme.

 

Or durant les trois années qu'elle demeura inconnue dans sa caverne qui n'était fermée que par une claie de genêts, couchant à plate terre, elle avait pour oreiller une pierre, et pour nourriture les herbes toutes crues de la campagne, et se condamna à paitre ordinairement sur la terre comme une brebis, sans se vouloir servir de ses mains, encore qu'elle n'en mangeait qu'une certaine quantité, et sans aucun choix, et en la même manière que les ânes qui paissent en ces lieux-là. Ayant rencontré une fois deux asperges en ses mains, et les ayant mangées pressée de faim, elle en fit une étrange pénitence. Nous avons dit qu'ayant été découverte, elle ne quitta pas l'habit d'homme, ce qui obligea le nonce apostolique de lui faire une sévère correction, et lui ayant répondu qu'elle n'était pas la première femme qui en avait usé de la sorte, il est bien vrai, lui dit le nonce, que quelques saintes l'ont porté, mais elles n'étaient pas reconnues pour femmes : et lui ayant commandé de quitter le capuce, il se trouva tellement changé par une disposition divine, qu'il entra dans les sentiments de la vénérable de Cardonne, et lui permit de porter l'habit de Carme déchaussé.

 

Il fit ensuite tant d'état de ses mérites, qu'il lui ordonna de prier pour la victoire des Chrétiens sur les Turcs, ce qu'elle fit s'étant mise en retraite, dans le temps que les deux armées étaient aux approches pour le combat. Pour lors, elle eut une vision d'un procès agité devant le tribunal de Dieu entre les diables et les anges ; les diables demandaient le châtiment des péchés énormes des catholiques par les Turcs, et les anges criaient miséricorde pour les Chrétiens. Je ne puis passer ceci sans remarquer qu'une des plus grandes punitions que Dieu exerce sur les fidèles, est de les abandonner aux infidèles : c'est pourquoi nous lisons au IIe Livre des Machabées (X, 4) que les fidèles du peuple de Dieu prosternés en terre, priaient le Seigneur qu'il ne permit plus qu'ils tombassent dans les premiers malheurs, mais que si par leurs péchés ils venaient à mériter sa juste colère, il les punit sans les livrer aux barbares et aux blasphémateurs de son saint nom. Hélas ! nous avons tous sujet de craindre, nous voyons que la plus florissante partie de l'empire chrétien est possédé par les Turcs, qui dans la suite des siècles font toujours ce nouveaux progrès sur les Chrétiens, parce que les Chrétiens continuent et augmentent leurs péchés.

Je reviens à la vénérable de Cardonne qui vit en esprit la bataille de Lépante, et durant ce temps elle faisait de grands cris, tantôt disant : Seigneur, le vent est contraire, si vous ne commandez qu'il change, nous sommes perdus. D'autres fois : Mon Seigneur, vous avez fait changer le vent, achevez, mon Dieu, ce que vous avez commencé. Elle invoquait la très sainte Vierge, et ensuite elle se mit à faire des cris d'allégresse pour la victoire gagnée, et déclara que dom Jean d'Autriche l'avait remportée, ce qui fut trouvé véritable par l'événement.

Cela n'empêcha pas que le monde parla diversement de sa vertu et elle fut mise à l'inquisition, mais le P. Gaspard de Salazar de la Compagnie de Jésus ayant été député pour l'examiner, trouva tant de solidité en sa vertu qu'il l'approuva hautement, et en disait mille louanges ; ainsi elle sortit avec honneur du saint tribunal de l'inquisition.

 

Clémence de la Sainte-Trinité de l'illustre maison de Manriquez, religieuse réformée de la Mercy, fut si jalouse de ses glorieux liens, qu'elle ne signait jamais ses lettres qu'en ces termes : L'indigne esclave de la Mère de Dieu. Elle voulait même avec un fer chaud s'en imprimer les stigmates sur le visage ; mais Notre-Dame l'en empêcha, elle mourut le 26 avril l'an 1612.

Le P. Sauveur Théatin établit cette dévotion par toute la Sicile, et en fit ériger une belle chapelle à Palerme. Notre-Darne envoya par saint Joseph le tableau qui est à l'autel, et qui a fait plusieurs miracles, au frère Vincent Scarpatus, le compagnon fidèle de ses travaux et de sa dévotion. Il mourut l'an 1613, le 15 octobre.

Le P. Jean de Lavalle, illustre martyr de la Compagnie de Jésus au Mexique, avança soigneusement l'esclavage en ce nouveau monde, et fut couronné glu martyre, travaillant à dresser un autel à Notre-Dame. L'on trouva après sa mort sur son cœur la cédulle de l'engagement, qu'il avait contracté avec sa bonne maîtresse en se faisant son esclave. Il mourut le 18 novembre en l'année 1616.

Le P. Paul Joseph Dariage de la Compagnie de Jésus, qui se nommait toujours l'esclave de Marie, et portait sur son cœur l'écrit par lequel il s'était consacré à elle, et s'était obligé à lui payer son tribut tous les ans, tous les mois, toutes les semaines, tous les jours et toutes les heures. C'était un homme fort fervent et fort zélé, qui mourut embrassant son crucifix sans aucune maladie, le 6 de septembre, l'an 1622.

Le P. Simon de Roias, de l'ordre de la Sainte-Trinité, prédicateur du roi catholique Philippe III, et confesseur de la reine Marguerite, sa femme, pour rendre cette dévotion universelle en érigea des associations dans toute l'Espagne. Il mourut le 29 de septembre 1624 et fut honoré comme un saint de tout le clergé d'Espagne. Nous en avons parlé ci-dessus, et sa rare dévotion, et le zèle incroyable qu'il a fait paraître pour la gloire de la très sainte Mère de Dieu, méritent que toute la postérité en parle avec respect, et que sa mémoire soit en bénédiction ès siècles des siècles.

Catherine de Herrera, dame de haute qualité, qui s'étant rangée au tiers ordre de saint Dominique, établit l'esclavage parmi toutes les personnes de condition, et leur fit choisir la fête de l'Annonciation pour payer solennellement leur tribut par un dîner magnifique, qu'elles donnaient aux pauvres. Elle mourut le 25 décembre, environ l'an 1630.

La mère Agnès de Jésus, de l'ordre du glorieux patriarche saint Dominique, décéda à Langeac, le 19 d'octobre 1634, admirable en la conversation familière qu'elle a eue avec Notre-Seigneur, la très sacrée Vierge, les bons anges et particulièrement son saint ange gardien, et avec plusieurs saints et saintes du ciel ; et dans la soif insatiable qu'elle a toujours portée des souffrances, n'étant jamais rassasiée de croix, quoiqu'elle en souffrît des plus rudes, ayant été un prodige de sainteté en notre siècle, et l'une des plus illustres esclaves de la reine du ciel, environ l'âge de sept ans, elle se donna en qualité d'esclave à cette auguste souveraine, en ayant reçu un commandement exprès par une voix du ciel qui lui dit : « Rends-toi esclave de la sainte Vierge, et elle te protégera de tes ennemis, » et ce qui est bien remarquable, c'est qu'alors la dévotion de l'esclavage n'était pas connue dans le lieu où elle demeurait. Aussitôt qu'elle fut retournée à la maison de son père, elle chercha une chaîne de fer, que la Providence lui fit rencontrer incontinent selon son souhait, et elle se la mit sur la chair au tour des reins pour témoignage de sa servitude. Plusieurs bonnes âmes, dit l'histoire de sa Vie, ont été émues par son exemple à vouloir être au nombre des esclaves de la Mère de Dieu, dans la confrérie qui en est établie en la célèbre église de Notre-Dame du Puy. L'une des plus chères pratiques de cette grande chère âme a été de renouveler souvent jusqu'à la mort cette heureuse donation de soi-même à la Mère de Dieu. Dans cette vue en la charge de supérieure de son couvent, elle ne s'y regardait que comme la vicaire de la sainte Vierge. Cette souveraine du ciel, pour marque de l'agrément qu'elle a pour cette dévotion, lui mit un jour une chaîne d'or au cou, lui disant : « Je te reçois encore pour mon esclave : » et comme un jour de l'Assomption elle renouvelait encore cette offrande, la très sacrée Vierge se fit voir à elle avec sainte Cécile, et lui dit : « Je te reçois encore une fois pour mon esclave » puis sainte Cécile prenant la parole : « Toutes les personnes, lui dit-elle, qui se rendront ainsi esclaves de la très sainte Vierge, jouiront dans le ciel d'une grande liberté. »

Il est bon de dire ici en l'honneur de saint Joseph, époux de la Vierge des vierges, et nous écrivons ceci le jour de sa fête ; que cette sainte âme assurait que Notre-Seigneur accordait ce qu'on lui demandait, lorsqu'on le priait par ce saint, et qu'on lui représentait les services qu'il lui avait rendus.

 

Le P. Vincent Caraffe, septième général de la Compagnie de Jésus, qui, pour marque de sa sainte servitude, portait au pied un cercle de fer, et disait que sa douleur était de n'en pouvoir traîner publiquement la chaîne. Il mourut en haute opinion de sainteté le 8 juin 1643. Il était si ennemi du monde et de ce que le monde estime, qu'il aima mieux s'exposer à coucher dans une solitude où il n'y avait aucune maison, que de rester une seule nuit chez une princesse, sa parente. Il avait coutume de dire, lorsqu'il avait été obligé de se trouver dans le palais des grands : Chassons le mauvais air ; et il se mettait en prières pour en être délivré. Étant de l'illustre maison des Caraffe, il prenait plaisir à dire qu'il était le fils d'un pauvre homme, entendant son père nourricier. Il avait un amour admirable pour le mépris, ce qui l'incitait à aller dans les grandes places de Naples, monté sur un âne, pour se rendre ridicule ; ce qui aigrit une fois si fortement un seigneur de sa famille, qu'il descendit de sa chambre avec un bâton pour le frapper, s'imaginant qu'il y allait de son honneur de ne pas souffrir que ce saint homme, qui était son proche parent, s'exposât de la sorte à la raillerie de toute une populace, et aux mépris des personnes de condition. Il était si simple en sa manière d'habit, que, tout général qu'il était, il portait sa soutane fort courte, comme les frères coadjuteurs de la Compagnie. Je sais une princesse qui, l'ayant vu plusieurs fois à Rome, avait remarqué cette particularité avec étonnement. Il avait un zèle indicible pour la pauvreté ; et même, étant général, il ne pouvait souffrir aucun tableau considérable en sa chambre : son inclination pour la sainte abjection le portait à aller laver les plats, et faire les fonctions les plus basses et les plus viles de la maison. Sa seule vue marquait sa sainteté ; et un homme s'est trouvé guéri miraculeusement, ayant été pressé intérieurement de demander sa santé à Dieu par les mérites du P. Vincent Caraffe, qui vivait encore ; la seule vue qu'il en avait eue une fois dans une église lui ayant laissé une telle estime, qu'il était persuadé que c'était un saint. Enfin sa charité l'a fait mourir, ayant gagné la maladie dont il mourut dans le service des pauvres. C'est ainsi que la souveraine du ciel prend soin de ses fidèles esclaves, lorsqu'ils se laissent conduire par les mouvements de la grâce, qu’elle leur impètre de son Fils bien-aimé.

 

Il serait bien difficile de rapporter ici toutes les personnes illustres qui ont mis le haut point de leur gloire dans l'esclavage de cette grande reine du ciel. Il suffira de dire qu'elle a été reçue avec respect, pratiquée avec zèle par de très grands saints, et par les premières personnes de l'Église et de l'état séculier. Plusieurs cardinaux, archevêques, évêques, abbés, abbesses, et quantité de monastères tout entiers ont tenu à grand honneur de porter les chaines qui les attachaient à une si auguste princesse. Plusieurs rois, reines, princes, princesses, ducs, marquis, comtes, barons, et autres seigneurs se sont engagés heureusement dans ses fers, et se sont attachés à ses chaines, se rendant esclaves de celle qui est la Mère de celui en qui seul on trouve une véritable liberté.

 

Le roi catholique Philippe III, se rangeant au nombre des esclaves de Notre-Dame avec toute sa cour, en fit faire une fête publique durant huit jours. Philippe IV embrassa la même dévotion, avec quantité de princes et de princesses. Ladislas, roi de Pologne, voulut que la dévotion de l'esclavage fut établie dans son royaume, et en prit lui-même le premier les glorieuses chaines à Bruxelles.

En 1626, le jour de l'Assomption de la reine du ciel et de la terre, un grand nombre de prélats et princes, seigneurs, et dames se mirent au nombre de ses esclaves, dont les principaux furent Marie reine-mère du roi Louis XIII. L'infante Isabelle, Marguerite de Lorraine, duchesse d'Orléans ; le cardinal Infant, le cardinal de la Cueva, le prince Thomas et le duc de Bavière. Ils voulurent même donner à la postérité des marques extérieures de leur dévotion par leurs signes que l'on voit en la manière que nous allons rapporter dans le livre qui en fut dressé.

 

La sérénissime infante des Pays-Bas, étant dans ses États, signa la première comme il est écrit ci-dessous.

A Isabel Clara Eugenia esclava della Virgen Maria.

Ensuite on remarque le signe de Marie, reine-mère du roi très chrétien Louis XIII. Marie reine de France et de Navarre, mère du roi, esclave de la très glorieuse Vierge Marie, Mère de Dieu, Notre-Dame.

En une autre page : Marguerite de Lorraine, duchesse d'Orléans, femme de Monsieur le frère unique du roi de France, esclave de la Vierge Marie, Notre-Dame.

Dans le catalogue des hommes : El cardenal Infante esclavo della Virgen Maria.

Les autres princes et princesses donnèrent leurs noms avec la même piété, se déclarant hautement les esclaves de celle dont les fers sont plus glorieux que toutes les couronnes et diadèmes.

Charles Emmanuel, duc de Savoie, avec tous ses enfants, et le cardinal Maurice, se sont engagés dans le même esclavage.

 

Mais le saint cardinal de Bérulle, instituteur des prêtres de l'Oratoire de France, et l'un des premiers supérieurs des religieuses Carmélites de ce royaume selon la réforme de sainte Thérèse, a fait triompher son zèle au sujet de cette dévotion. Il n'oublia rien et fit toutes choses pour acquérir des esclaves à la Mère de Dieu. Son zèle à l'ordinaire ne manqua pas de contradiction, il y eut plusieurs personnes qui y trouvèrent bien à redire ; mais le tout ayant été examiné par les plus grands prélats de France, ils y donnèrent les justes approbations que sa rare et solide dévotion méritait.