Les saintes voies de la Croix

LIVRE DEUXIÈME

 

CHAPITRE PREMIER

Les voies de la croix sont différentes

 

 

Quoiqu'il soit vrai que les véritables disciples du Fils de Dieu portent tous leur croix à l'imitation et la suite de leur divin Maître, il est néanmoins assuré qu'ils ne la portent pas également. Tous marchent par la voie de la croix, mais d'une manière bien différente. Les uns y sont conduits par des peines extérieures, les autres par des peines intérieures. Vous en voyez qui sont exercés par des maladies corporelles ; vous en voyez qui sont affligés par la perte de leurs plus belles lumières, et même de leur esprit, comme il est arrivé à des premiers hommes du monde et à d'autres serviteurs de Dieu. Il y en a qui sont réduits à une grande pauvreté ; soit par la perte d'un procès ou d'autres fâcheux événements, soit par la misère de leur naissance. Il y en a qui gémissent par la privation de leurs honneurs, de leurs charges et de leurs emplois. Quelques-uns sont persécutés des hommes ; ils ne trouvent de tous côtés que contradictions, et des bons aussi bien que des méchants ; leur réputation est déchirée, on leur suscite des calomnies de toutes parts. Quelques autres sont rudement tourmentés par les démons. Il s'en trouve d'étrangement crucifiés par des peines intérieures qui sont très différentes, selon la disposition de la divine Providence. Vous en remarquerez dans un grand abandonnement de personnes qu'ils ont obligées, de leurs amis, de leurs parents et même des plus proches. Une femme souffrira beaucoup d'un mari, un mari d'une femme, un père d'un enfant.

 

Or, il y a de ces personnes crucifiées qui portent plusieurs de ces croix ensemble. Il y en a qui sont tourmentées de tous côtés, du ciel et de la terre, des hommes, et des démons, extérieurement et intérieurement. Il y a des croix qui, quoique légères en elles-mêmes, sont très pesantes et font beaucoup souffrir ceux qui les ont. Il y en a qui de soi sont très lourdes et qui deviennent fort légères par la facilité que la grâce y donne. On rencontre des personnes qui font pitié par les maux épouvantables qu'elles endurent : et, au dedans, ces gens surabondent de joie, ce qui fait qu'ils souffrent presque sans souffrir. On en verra d'autres dont les peines sont si légères que leurs meilleurs amis n'en font que rire ; personne ne croit les devoir plaindre ; cependant leurs souffrances sont extrêmes. Après tout, quoiqu'il soit vrai que le Chrétien a toujours la croix à porter durant le cours de cette vie, puisqu'il a toujours à combattre et qu'il peut toujours pécher (quand même il serait confirmé en grâce, ce don n'exemptant pas de péchés véniels), cependant il y a des conduites de Dieu qui sont mêlées de beaucoup de consolations. Il y a des âmes à qui la peine ne fait presque plus de peine. Dans toutes ces voies différentes, il faut adorer, aimer, bénir, louer et remercier avec une soumission totale la disposition de la divine Providence, se donnant bien de garde de vouloir éplucher et examiner pourquoi Dieu conduit les uns d'une manière, et les autres d'une autre. L'esprit créé se perdrait dans cet abîme. Dieu est le maître absolu ; c'est à la créature à se tenir dans une entière dépendance de ses ordres, à les adorer et aimer, à garder un profond silence dans un dernier respect, et n'être pas si insolemment téméraire que de lui demander : Pourquoi le faites-vous ? À bas l'esprit humain, à bas le raisonnement humain devant Dieu ! Autrement, c'est se faire une voie pour aller en enfer, pour y être damné éternellement avec les esprits diaboliques qui y sont pour leur superbe. Je ne dis pas que l'on puisse empêcher quantité de pensées qui viennent involontairement, mais il ne s'y faut pas arrêter avec détermination de la volonté.

Au reste, il y a des crucifiés que Dieu tire de l'opprobre de ce monde, et dont il justifie l'innocence sans épargner même les miracles pour ce sujet. Mais il y en a dont l'innocence demeure toujours opprimée, qui vivent et meurent dans leurs croix, qui même sont persécutés après leur mort. Cela se voit en plusieurs saints, qui ont porté des peines intérieures durant toute leur vie, ou qui ont toujours été dans la calomnie, leur mémoire étant même combattue après leur mort. L'on peut dire à tout cela, que ceux-là sont plus heureux qui ont plus de conformité à Notre-Seigneur qui a toujours été dans la douleur, dans la pauvreté, dans le mépris, qui, étant l'innocence même, n'a pas été justifié, mais sur les accusations que l'on faisait de sa divine personne, a été jugé et condamné à toutes sortes de tribunaux ecclésiastiques et laïques, par les rois, par les gouverneurs de provinces, par le grand-prêtre, par les pontifes et les docteurs de la loi ; qui n'a voulu faire aucun miracle en la croix pour se justifier, quoiqu'on lui dit qu'on croirait en lui, s’il en faisait ; qui n'en a point voulu faire pour tirer sa très sainte Mère, et saint Joseph, de leurs pauvreté et afflictions. À la vérité, il en fait plusieurs pour le soulagement de quantité de saints : mais il n'en a pas usé de la sorte à l'égard de sa divine personne, de celle de sa sainte Mère, de saint Joseph, de saint Jean-Baptiste, qu'il a laissés dans une conduite ordinaire pour les biens de la vie. Il a de plus voulu, ce Dieu-Homme, après sa mort, et au milieu de ses triomphes, souffrir encore par les péchés des Chrétiens, par l'erreur des hérétiques, par l'infidélité des Turcs et des païens : il a exposé son corps à des ignominies effroyables dans le très saint sacrement, n'y faisant voir aux sens autre chose qu'une apparence du pain ; il souffre d'être blasphémé tous les jours, méprisé, contredit, rebuté, chassé de l'esprit, du cœur, et extérieurement de tant de provinces et royaumes, dont l'hérésie a banni la divine Eucharistie. Après cela, doit-on s'étonner s'il a des élus qu'il destine à des souffrances durant toute leur vie, et même après leur mort ? Le jour du grand jugement général, à la fin des siècles, est réservé pour mettre en évidence toutes choses, et pour récompenser ou punir publiquement, et devant tous les peuples de la terre, le vice ou la vertu.