CHAPITRE V

De la perte de l'honneur

 

 

Quoi que l'homme puisse faire par ses austérités, aumônes, catéchismes, prédications, oraisons, s’il n'arrive au mépris de l'honneur, il ne parviendra jamais à l'entière union avec Notre-Seigneur, parce que c'est ce qu'il a le plus aimé et chéri en ce monde, et l'état dans lequel il est né et est mort. Chose étrange ! Nous ne voulons point ce qu'un Dieu-Homme a toujours recherché ; ou si nous en voulons, nous nous lassons bientôt de ce qu'il a aimé jusqu'au dernier moment de sa vie divine. Que deviendra ici la prudence humaine de certains spirituels, qui estiment et assurent qu'il est nécessaire, pour faire le bien, d'avoir du crédit et d'être en honneur parmi les hommes ? La grande sainte Thérèse regarde cette maxime, non seulement comme insupportable, mais comme très pernicieuse. Redisons encore ce qui a été dit autre part : Sommes-nous plus sages que la Sagesse éternelle, pour trouver des voies plus propres à faire le bien, que celles qu'elle a prises ? Ô mon âme, arrêtons nos yeux sur cet exemplaire parfait, et ne les en détournons pas.

 

Considérons qu'il a une horreur si extrême pour l'honneur du monde, qu'en sa naissance il paraît dans une chétive étable, au milieu de deux vils animaux, sur un peu de paille. Ne voilà-t-il pas une étrange abjection pour la naissance du Roi des rois ? Un peu après il s'enfuit honteusement devant ceux qui le poursuivent : il passe son enfance dans une terre étrangère, dans une grande misère : ensuite il demeure caché dans la boutique d'un pauvre charpentier, jusqu'à l'âge de trente ans. Ô misérable point d'honneur, te voilà bien foulé aux pieds par le Dieu de toute gloire ! Que vos conduites, mon Dieu, sont éloignées de celles des hommes ! Est-il possible que la famille sainte de Jésus, Marie, et Joseph, famille sans éclat, dans la privation des biens de la vie, sans valet si servante, famille d'un pauvre artisan que l'on ne connaît point, soit pour être à la tête de tous les bienheureux dans la gloire éternelle ? Il est vrai que l'adorable Jésus parait en public mais, ô mon Dieu, hélas ! Ce n'est que pour se voir chargé de confusion et rassasié d'opprobres. Si ses sermons font éclat, il trouvera des gens qui s'en moquent ; et même il y aura de ses proches qui le regarderont comme s'il avait perdu le jugement, et qui le voudront arrêter comme un furieux.

 

Cependant, les peuples se partagent dans leurs opinions : les uns disant que c'était un bon personnage, et les autres soutenant que c'était un trompeur et un hypocrite. Peut-être que quelques-uns suspendaient leur jugement dans cette variété d'opinions, disant qu'il fallait attendre, et voir ce qui arriverait. Ô Père éternel, ne justifierez-vous point l'innocence de votre Fils bien-aimé ? Non, le ciel n'est pas si éloigné de la terre, que les voies de Dieu le sont de celles des hommes. Enfin, dans cette attente de ceux qui humainement paraissaient les plus judicieux, disant qu'il ne se fallait pas hâter, voilà le procès que l'on instruit de ce divin Sauveur. De prime abord, ne vous semble-t-il pas que ses affaires peuvent mieux aller ? Tôt ou tard, on reconnaît l'innocence. Sans doute que celui qui n'est pas coupable de la moindre faute, sera déchargé. Et comment faire autrement ? Le voilà donc saisi ; il est accusé. Ô bonté infinie ! ô miséricorde, ô charité excessive ! vous souffrez que plusieurs témoins déposent contre vous : ce sont, à la vérité, de faux témoins mais toujours ce sont des témoins. Ce débonnaire Seigneur est accusé de crimes contre lui-même, et des crimes des plus atroces, comme de lèse-majesté divine et humaine, d'affectation pour la divinité, et d’usurpation de la monarchie de la terre. L’on crie qu'il est un séducteur des peuples, perturbateur du repos public ; que c'est un buveur de vin, et qu'il a une alliance secrète avec les démons ; qu'il en est même possédé. Il est conduit au tribunal ecclésiastique : sans doute que les pontifes, les prêtres, seront favorables à son innocence, que les docteurs ne se laisseront pas surprendre. Hélas ! ce sont ces gens qui le condamneront avec plus de passion, et le grand pontife déchirant ses habits, marque assez l'horreur qu'il en conçoit. Il est mené devant le gouverneur de la province, devant le roi Hérode, et partout il est condamné. Quelle plus grande infamie que celle-là ? Car le monde ne manquait pas de dire : Il est condamné par les pontifes, par les rois, et autres juges ; on le trouve coupable dans toutes sortes de tribunaux, ecclésiastiques et séculiers ; il y a des preuves par les témoins qui déposent. On voit bien à présent que toute la sainteté qui paraissait en cet homme, n'était qu'hypocrisie, et ses miracles qu'illusion ; on avait bien raison de dire que c'était un trompeur, un séducteur de peuples qui se laissaient séduire par ce personnage ; voilà toutes choses à découvert, fait et parfait, et son arrêt prononcé.

 

Ce qui faisait encore beaucoup, pour donner vogue à ces discours, était la conduite de ses disciples. Voyez-vous, disait-on, ce ne sont pas seulement des gens qui lui sont opposés, qui agissent contre lui : l'un de ses propres disciples l'a livré à nos pontifes, marque de la connaissance qu'il en avait. Celui qui paraissait le plus zélé d'entre eux, a trouvé sa vie si honteuse, qu'il n'a pas même osé dire devant une simple servante qu'il le connaissait, et a mieux aimé se parjurer que de dire qu'il était de sa suite. Tous les autres l'ont abandonné : ce qui est un signe visible de la vérité des choses dont il est accusé. Il est vrai qu'il y a trois ou quatre femmelettes qui le suivent encore ; mais ce sont des femmes qui se laissent emporter à la passion, plutôt qu'à la conduite d'une droite raison. Après tout, il faut que ce soit un étrange homme, puisqu'on lui préfère des voleurs et des homicides, et que ce sont gens craignant Dieu qui sollicitent contre lui : car ces gens s'exerçaient aux œuvres de la miséricorde, demandant la délivrance d'un prisonnier, et étaient si religieux, qu'ils ne voulaient pas transgresser la loi en entrant dans le prétoire, où ils eussent contracté une souillure légale. On ajoutait de plus que Dieu, qui est protecteur des innocents, l'ayant lui-même abandonné, quoiqu'il l'appelât hautement, après tant de choses, il n'y avait plus à douter de ses prévarications ; enfin, qu'il était mort sur la croix, ce qui était une malédiction déclarée, non-seulement par l'opinion du vulgaire, mais par l'autorité des divines Écritures. Voilà, ô prudence humaine, la conduite d'un Dieu-Homme ! Voilà, ô sages spirituels, comme un Dieu s'y est pris pour faire le plus grand bien qui ait jamais été fait.

 

Mais au moins, dira quelqu'un, il n'a pas voulu être accusé, et être suspect en matière de pureté. Il suffit que la Vierge des vierges, sa très pure Mère, ait été soupçonnée d'adultère, pour faire voir que l'on doit être prêt à souffrir à son honneur en toutes manières. Aussi ce divin Maître, pour obvier à ces objections, après avoir dit à ses disciples : Vous serez bienheureux lorsqu'on parlera mal de vous, ajouta, et non pas sans dessein, lors même qu'on en dira toute sorte de mal (Matth. V, 11) Voyez-vous comme il n'excepte rien ? Combien de ses saints ont été noircis au sujet de la pureté !

 

Est-il possible, s'écriait sainte Thérèse, que je désire, ô mon Dieu ! que l'on ait quelque bonne opinion de moi, après que l'on a dit tant de mal de vous ? C’est pour cela que l'Apôtre proteste que le monde lui est crucifié, et qu’il est crucifié au monde, c'est-à-dire que le monde et son honneur lui étaient en la même horreur qu'est aux yeux d'un passant la rencontre d'un homme attaché au plus infâme gibet, et qu'il était réciproquement en horreur au monde, voyant qu'il chérissait ce qu'il abhorrait, les mépris et les infamies ; et c'est pour cela que cet homme apostolique assure qu'il était regardé comme un insensé. Oh ! que saint Ignace, le fondateur de la compagnie de Jésus, avait bien raison de dire aux siens, qui sont destinés pour faire de très grands biens par leurs emplois, que tout état dans lequel on est moqué et méprisé des hommes, et même tenu pour méchant et insensé, est un état précieux dans la vie spirituelle ! Je voudrais, dit la sainte que nous venons de citer, que l'étude de la pénitence fût dans l'amour des mépris et calomnies : en cela il n'est pas besoin de forces corporelles.