CHAPITRE VI

Des peines causées par le démon

 

 

Il y a des tentations ordinaires et extraordinaires des démons. Leurs tentations ordinaires sont quand ils tentent par le monde, ou les sensualités de la chair. Ces esprits malheureux se servent des biens de fortune, de nature, comme des richesses, honneurs, charges, beauté du corps, du bel esprit, de la belle humeur, pour donner de l'attache aux créatures, et porter au péché ; et les hommes, par une ingratitude qui surpasse toute pensée, au lieu de se servir des dons de Dieu pour l'en bénir et le louer, en abusent misérablement ; de sorte que plus ils sont gratifiés, plus ils en sont ingrats. Par exemple, si une personne est douée d'une beauté extraordinaire, souvent elle en sera plus attachée à elle-même, et servira d'un plus grand obstacle aux autres dans les voies du salut. De plus, les malins esprits tentent par les biens de la grâce, soit en glissant de la corruption dans l'intention de ceux qui les ont, soit en y mêlant de la superbe et de l'orgueil. Orgueil, vice plus commun que l'on ne pense, et d'autant plus dangereux qu'il est caché, qu'il a fait tomber les colonnes de la vie spirituelle, et ruiné dans un moment des trésors immenses des dons du ciel.

 

Les démons tentent extraordinairement quand ils demandent à Dieu permission d'attaquer l'âme avec des assauts extraordinaires ; permission que Dieu tout bon ne leur accorde point, sans donner en même temps des grâces particulières pour résister. Car, enfin, c'est une vérité de foi, toute pleine de consolation, que Dieu est fidèle, et qu'il ne permet pas que nous soyons tentés au-dessus ce nos forces ; c’est pourquoi c'est toujours notre faute si nous succombons. Un démon disait un jour à saint Pacôme que si Dieu leur permettait de tenter les personnes d'une vertu commune, comme celles qui sont dans la pratique héroïque, elles ne pourraient résister à leurs efforts ; mais c'est ce que l'infinie miséricorde de Dieu ne leur accorde pas.

S'ils livrent aux saints des combats qui sont terribles, la force divine dont ils sont revêtus est admirable. Il est vrai que c'est à ces âmes éminentes qu'ils en veulent, que c'est contre elles qu'ils déchargent leur rage d'une manière effroyable. La raison est qu'ils y voient moins de nature et plus de grâces ; ils y voient plus de Dieu et c'est ce qui les désespère. Ils se mettent peu en peine du reste ; de là vient qu'ils craignent peu les directeurs, les prédicateurs , quoique gens de bien, quand ils tiennent encore à la nature par l’estime de l'esprit, des biens, des honneurs de l'éclat, de la réputation, et ils ne leur font pas de grandes persécutions : mais quand un homme, par l'amour du mépris, de la pauvreté, de la douceur, et par un entier détachement, n'est plus rempli que de Dieu, tout l'enfer tremble. Oh ! qu'une personne où il n'y a que Dieu seul est redoutable aux troupes infernales, quand bien même elle serait dans un désert sans s'employer à aucune fonction extérieure ! Voilà le sujet de tous ces combats de l'enfer contre les anciens solitaires, qui, à la vérité, ont été étranges et terribles, et presque continuels. Voilà le sujet des oppositions qu'ils apportent aux âmes d'oraison, parce que c'est l'un des plus assurés et des plus efficaces moyens de se remplir de Dieu seul.

 

Tout l'enfer s'assemble, dit sainte Thérèse, dans la 5e demeure du Château intérieur, pour empêcher l'oraison. Il sait le tort qu'il lui en arrive. Remarquez que cette grande sainte ne dit pas seulement que des légions de diables, ou mille et mille légions, conspirent pour empêcher ce saint exercice, mais tous les diables ensemble, marque assez évidente de la très grande gloire qui en revient â Dieu, et des biens extrêmes qui en viennent aux âmes. Sainte Catherine dit encore au chap. 8 de sa Vie, qu'elle ne comprend pas ce qui fait craindre ceux qui veulent s'adonner à l'oraison ; mais que c'est le diable qui donne ces peurs. Et dans un autre lieu elle dit, qu'il les donne quelquefois excessives. Que ceux qui ont tant de peur des voies de l'oraison, fissent réflexions sur ces vérités, particulièrement ces gens qui n'en peuvent souffrir ce qu'il y a de plus éminent et parfait, sous prétexte des abus qui s'y peuvent glisser, et qui rejettent même des communautés les personnes qui ont plus d'entrée dans les voies divines, coopérant de la sorte, sans y penser, aux desseins des démons. Chose étrange, dit encore notre sainte : si une personne d'oraison tombe, l'on crie, l'on s'en étonne ; et l'on ne crie et ne s'étonne pas de cent mille qui périssent par faute de s'adonner à ce saint exercice, Le diable tâche d'en détourner par l'exemple de ceux à qui la pratique de l'oraison semble n'avoir pas réussi, et pour cela il s'efforce, ou de faire tomber dans l'illusion quelque personne d'éclat, ou de noircir la réputation de ceux qui en ont le véritable esprit. Or, c'est en cette rencontre qu'il joue de son reste, donnant les inquiétudes et des peines pour troubler, dégoûter , faire quitter, ou au moins diminuer le temps de cet exercice divin. Quelquefois il en cause des horreurs et des répugnances très sensibles ; il en fait souffrir le corps, il épouvante :et quand il découvre qu'une âme est appelée à une oraison simple, et aux plus saints degrés de l'union divine, c'est pour lors qu'il travaille davantage pour arrêter cette âme dans le sensible, pour l'empêcher de sortir de ces actes ordinaires, pour la faire demeurer dans l'opération connue du discours et de ces puissances, pour susciter quelque directeur ignorant dans ces voies, qui l'en détourne, et qui lui en donne de la crainte ; car il sait bien, le malheureux qu'il est, les trésors précieux des grâces qui sont renfermés dans cet état surnaturel.

 

Les personnes d'oraison sont donc combattues par les démons d'une manière spéciale, parce que c'est le moyen qui unit plus à Dieu seul, et que c'est la plénitude de ce Dieu seul qui leur est redoutable. Ceux qui en sont plus remplis, sont leurs plus grands ennemis, et ils en sont attaqués par toutes sortes de voies, et surtout par des persécutions qu'ils leur suscitent, en telle sorte que quelquefois, comme le dit sainte Thérèse ; ils semblent trainer tout le monde à demi aveuglé après eux, parce que le tout se passe sous prétexte d'un bon zèle. Mais leurs persécutions sont plus furieuses contre ceux qui, étant pleins de Dieu, travaillent à la réforme des mœurs, et au rétablissement de la discipline, toute l'histoire des saints en est pleine d'exemples. C'est une chose considérable que ne pouvant venir à bout des ouvriers de Jésus-Christ, par les persécutions qu'ils leur suscitent de la part des hommes, ils tâchent de les intimider par des bruits qu'ils font dans les lieux où ils sont, par des spectres qu'ils font paraître, par de grandes frayeurs qu'ils causent, par les obsessions ou possessions des personnes qu'ils gouvernent. Cette manière de résistance par des obsessions ou possessions, est celle qui est la plus dangereuse, et qui leur réussit ordinairement le mieux ; soit parce que ceux qui travaillent à la réforme des mœurs, entrent dans la crainte des suites qui en peuvent arriver, ne regardant pas assez Dieu seul, et ainsi se relâchent de leurs desseins, ce qui est un très grand mal de céder de la sorte au démon ; soit parce que l'on ne fait l'usage de la grâce que l'on devrait. J’ai une bonne expérience de ces dangereuses tentations des démons dans plusieurs lieux où l'on a voulu s'appliquer à établir les plus purs moyens de l’établissement des intérêts de Dieu seul. À peine le grand serviteur de Dieu, le P. de Mataincourt, avait-il pris possession de sa cure, qu'un grand nombre de ses paroissiens furent possédés, les diables déchargeant leur rage comme ils pouvaient. Quand le démon ne peut faire autre chose, il afflige le corps. Il a pris saint Ignace pour l'étrangler. Il a voulu étouffer la séraphique Thérèse ; et ils venaient à légion fondre sur elle pour la maltraiter. Que n'en a pas souffert son saint coadjuteur en sa réforme, cet homme de Dieu seul, le vénérable P. Jean de la Croix ? Ils firent tomber un pan de muraille sur l'un des neveux de la sainte, qui en fut accablé ; ils renversèrent une autre muraille sur une sœur converse, qui en fut tuée. Au couvent d'Alve, ils rompirent le pied à une autre religieuse, ils en enlevèrent une autre lorsqu'elle sortait du réfectoire, ces malheureux ne cessant de la battre : mais Notre-Seigneur parut avec des verges de feu, pour les en châtier. Enfin on les a vus s'assembler pour conspirer contre cette sainte réforme du Carmel, n'oubliant rien pour s'y opposer.

 

Après tout cela, il faut avouer que leurs grandes tentations sont pour l'intérieur. La partie inférieure n'en est pas seulement accablée de peine, je dis la sensitive, mais encore la partie supérieure et raisonnable ; et pour ne pas parler de moi-même au sujet de ces sortes de peines, qui pourront étonner ceux qui les ignorent, ou les directeurs qui n'ont pas toute l'expérience qui serait à désirer, je rapporterai ce qu'en disent les maîtres de la vie intérieure, et particulièrement ce qu'un auteur savant et spirituel en a écrit. La tentation, dit cet auteur, devient quelquefois si violente que l'âme se sent remplie de tout ce qui se fait dans les enfers. Au dedans, elle a de l'aversion de Dieu, des supérieurs, des gens de bien ; elle est toute pleine de blasphème, et se sent si unie à ces objets, qu'il ne lui semble ne les devoir pas rejeter. Au dehors, elle souffre des fantômes, et des visions horribles, quelquefois des coups, des maladies extraordinaires. Quelquefois les démons forment des paroles articulées, et font prononcer des blasphèmes, comme si c'était l'âme qui les formât elle-même. Quelquefois ils assoupissent toutes les puissances, ou offusquent tellement le sens commun, que la volonté n'a plus l'usage de la liberté. Ils se mêlent dans les passions, les humeurs, les imaginations, et excitent des vices et des rages comme les damnés. Si l'âme veut faire quelque exercice spirituel, elle est pleine d'abomination qu'elle ne peut ôter. Dans quelques états ils lient tellement l'âme qu'il lui semble qu'elle pèche à chaque moment ; et ils se cachent, afin qu'elle croie que c'est elle seule qui fait toutes ces choses. Ils lui mettent des impressions fortes qu'elle agit en tout cela librement, pour la porter entièrement au désespoir ; et on ne saurait presque lui persuader le contraire. Elle ne s'aperçoit point du bien que Dieu fait en elle dans la suprême partie. Elle ne voit rien qu'abominations et choses exécrables. Enfin il arrive à cette âme ce que dit sainte Thérèse, que le diable s'en joue comme d'une pelote.

 

Voilà en abrégé une partie des peines extraordinaires causées par les démons, qui tentent les hommes en tant de manières différentes qu'il n'est pas possible de les supporter. Nous avons fait un chapitre de leurs différentes tentations, dans notre livre De la dévotion aux neuf chœurs des saints anges, dont nous n'avons pas le loisir de traiter ici. Nous dirons seulement qu'il n'y a artifice dont ils ne se servent, particulièrement envers ceux qui se donnent généreusement au service de Dieu. Ils s'efforcent de leur rendre la dévotion insupportable par les peines qu'ils leur donnent, leur suggérant qu'on peut se sauver plus doucement dans une voie plus commune. Ils tentèrent de la sorte, comme il a été dit, saint Ignace : ils lui représentèrent qu'il n'est pas tant nécessaire de se mortifier ; et ce fut une tentation qu'ils livrèrent à saint François. Ils poussent à faire du bien, à s'engager en des vocations où Dieu n'appelle pas : ils détournent des voies où l'on est appelé, sous prétexte de vertu. Lorsqu'ils voient une âme toute résolue à servir Dieu sans réserve, ils travaillent à la pousser à bout, se mêlant dans les voies de Dieu, mais l'y faisant marcher avec trop de précipitation et d'empressement ; ou lui faisant faire des mortifications excessives qui ruinent la santé et la rendent inhabile aux fonctions de son état. S'ils s'aperçoivent que l'on ait de l'inclination pour les choses extraordinaires, ils se transfigurent en anges de lumière ; ils prennent même la figure de Notre-Seigneur, de la très sainte Vierge et des saints pour jeter dans l'illusion ; et afin de mieux réussir dans leurs artifices, ils portent à quantité de bonnes choses, ils en disent de véritables qui sont cachées, ils en prédisent, par leur conjecture qui est prodigieuse, de certaines qui semblent ne pouvoir avoir été prédites que par l'esprit de Dieu ; et ce qui est fort à remarquer, ils prédisent, et cela même arrive aux astrologues quelquefois, des choses qui ne peuvent être sues que par révélation divine ; Dieu le permettant de la sorte pour une punition de ceux qui s'appuient sur ces choses extraordinaires. Nous avons la conduite de la foi qui ne peut nous tromper, et il faut s'y arrêter. L'esprit humain ne peut pas concevoir la subtilité de ces esprits artificieux, qui, souvent parlant contre eux-mêmes, disent qu'il ne faut pas croire facilement aux visions des démons ; paraissent en anges de lumière, pour louer et approuver des personnes qui ont méprisé les illusions d'autres démons, afin de tromper plus facilement les âmes. Quelquefois même, et les personnes qui prennent une bonne direction, et les directeurs, quoique très grands personnages, y sont pris. Il y a eu de saintes personnes qui ont été fort souvent trompées par ces voies de visions et de révélations, dont on ne peut jamais se donner assez de garde.

 

Mais quel remède à toutes ces tentations ? Il nous faut veiller à ne pas aider aux démons par nos libertés, par nos conversations et nos immortifications. Nos attaches, dit sainte Thérèse, leur donnent prise ; nous leur donnons des armes pour nous combattre, qui sont nos honneurs, nos plaisirs, nos richesses. Hélas ! Plusieurs saints personnages fuyant toutes ces choses, n'ont pas laissé d'être vaincus. Que pensons-nous faire, nous qui sommes si éloignés de leurs forces et qui ne sommes remplis que de faiblesses et de misère ? Le grand saint Antoine recommandait beaucoup les jeûnes, les sacrées veilles, l'oraison et surtout un fervent amour envers Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour triompher des malins esprits. Notre Maître disait qu'il y en a qui ne se chassent que par le jeûne et l'oraison. (Matth. XVII, 20) La dévotion à la très sainte Vierge et aux saints anges a des effets miraculeux contre toutes leurs attaques.

 

Pour les personnes tentées par des peines extraordinaires, comme sont celles que nous avons rapportées, elles ont besoin d'une patience merveilleuse, à raison des grands travaux qu'elles souffrent. Elles doivent s'efforcer de ne se pas laisser aller à leurs humeurs en se renfermant mal à propos en elles-mêmes, et s'appliquant à leur peine, et faire, si l'on peut, que rien ne paraisse à l'extérieur ; je dis si l'on peut s'étudier à ne point envisager ses souffrances, leur attention fait que l'on s'y enfonce davantage. Cela se doit entendre d'une d'attention volontaire. Autant qu'il est possible éviter tout retour et réflexion. S'abandonner à la divine conduite par acceptation, sans réserve, de toutes sortes de croix, sans autre vue que celle-là seule, Dieu mérite d'être servi, quand on devrait porter les peines de l'enfer. Une âme fort affligée des démons, disait : Si vous m'épargnez le moindre coup que Dieu veut que vous me donniez, que sa colère tombe sur vous et augmente vos peines. Pour cela il en faut venir à la sainte haine de soi-même, ne se souciant pas non plus de soi, que si l'on n'était pas. Il ne faut désirer voir que ce que Dieu montre, ni être que ce que Dieu fait être. La fidélité est grandement nécessaire dans ces états, le moindre relâchement volontaire donne de grandes forces aux démons, et l'on expérimente de grandes peines à faire le bien pour la moindre infidélité commise. Surtout l'on a besoin d'une profonde humilité, qui fait enrager les diables, s'humiliant même au-dessous d'eux comme sous les instruments de la divine justice et se persuadant fortement que l'on mérite bien d'autres tourments que tous ceux que l'on souffre ; ce qui est très véritable. Une tentation qui arrive ordinairement aux personnes peinées, est de vouloir se mettre en repos et de songer aux moyens d'y réussir ; mais cela ne sert qu'à augmenter leurs souffrances. Dieu demande un parfait abandon de l'âme à tous ses desseins sans aucune exception ni réserve.

 

Au reste, si le directeur expérimenté est nécessaire en toutes sortes de voies, dans cet état on en a un besoin extrême ; comme c'est l'un des états des plus grandes souffrances que l'on puisse porter en ce monde, il est très nécessaire d'y être grandement assisté, quoiqu'il soit bien rare de rencontrer des personnes qui y soient propres. Il faut que ce soient des gens fort éclairés, autrement ils prendront les opérations du démon pour celles des personnes affligées ; ce qui serait capable de les désespérer. Car si ces personnes agissaient d'elles-mêmes avec leur pleine liberté, elles seraient les plus impies et les plus abominables du monde : ce qui est bien éloigné de ces pauvres âmes qui sont à Dieu et qui l'aiment, quoiqu'elles ne le voient pas ; ce que l'on peut remarquer dans de certains petits moments d'intervalle où elles sont en liberté, car pour lors nous les voyons en peine de l'offense de Dieu, avec foi et désir de le servir. Une des marques qu'elles ne sont pas libres, est l'aversion furieuse qu'elles ont quelquefois des personnes qui travaillent à leur salut, ou qui sont gens de bien, contre lesquelles, en de certaines occasions, elles vomissent mille injures et mille imprécations, puisqu'il est certain que dans leur fond elles les honorent ; ce qu'elles reconnaissent fort bien, quand les démons leur donnent le moindre relâche.

 

L'on doit raisonner de la même sorte, touchant ce qui se passe en elles contre Dieu. J'ai connu des personnes qui ont été bien des années dans ces sortes de souffrances, dans lesquelles on avait peine à remarquer aucun péché volontaire, à cause qu'elles n'avaient pas ordinairement l'usage de leur liberté. Cependant comme elles pensent l'avoir, et que les démons mêmes font ce qu'ils peuvent pour le leur faire croire, elles soutiennent opiniâtrement qu'elles se laissent aller avec une entière détermination de la volonté à toutes les abominations qui leur viennent. C'est pourquoi le directeur doit être fort éclairé, et l'on rapporte du P. Coton, de la Compagnie de Jésus, qu'il rencontra un jour une femme possédée, dont ayant examiné l'état, il découvrit pleinement qu'elle ne péchait en aucune manière dans tous les assauts que lui livraient les diables ; quoique la plupart de ceux qui l'avaient vue auparavant eussent jugé qu'elle y consentait librement. Il faut aussi veiller à prendre son temps pour leur donner l'absolution sacramentelle, ce que les démons craignent extrêmement, et il leur faut faire produire quelque acte de douleur en un moment, parce que les diables s'en apercevant leur ôtent aussitôt leur liberté ; ce qui arrive souvent, ces personnes criant qu'elles ne veulent pas l'absolution ; dont il se faut mettre peu en peine, ces cris venant de l'opération des malins esprits.

 

Il est encore nécessaire d'une charité cordiale, d'une longue patience, d'une grande douceur pour soutenir, fortifier et consoler ces âmes. Notre-Seigneur, tout Dieu qu'il était, ayant bien voulu permettre au diable de le prendre, de l'emporter, de le tenir entre ses bras, d'en faire ce qu'il voulait, le montant et le laissant aller en plusieurs lieux ; il n'y a pas à s'étonner s'il lui permet d'agir sur les fidèles qui doivent avoir une dévotion spéciale au mystère de la tentation de ce débonnaire Sauveur. Il y a eu des saints qui ont été possédés quelques jours auparavant leur mort. Si cet état est l'un des plus humiliants et des plus pénibles, il est aussi l'un des plus grands pour arriver à une haute sainteté. Si les personnes qui en sont affligées endurent pour leurs fautes, qu'elles ne laissent pas de se consoler, c'est une marque de leur salut. Dieu qui les châtie par les démons en cette vie les délivrera miséricordieusement de leur tyrannie en l'autre. Oh! Quelle grâce, quelle miséricorde, quelle consolation, de voir des peines infinies et éternelles changées en des souffrances qui passeront sitôt ! Qu'elles regardent Dieu dans leurs tourments, étant assurées que les démons ne peuvent rien faire sans sa permission ; ce qui est bien facile à remarquer dans l'Écriture, qui nous enseigne que le diable ne put tenter Job sans une permission spéciale. Cela étant de la sorte, encore une fois, quelle consolation ! Assurons-nous que ce Père des miséricordes ne permet point que nous soyons affligés de la sorte, que ce ne soit pour notre plus grand bien ; mais nous ne le voyons pas, il nous parait tout le contraire : il suffit que cela soit aux yeux de Dieu, et cela nous doit contenter pleinement. Il faut donc se tenir dans une grande patience, ne pas contester avec nos pensées, mais les laisser là, faisant garder le silence à notre esprit, de telle sorte même que le diable ne sache pas ce qui se passe en nous, nous retirant dans le centre de l'âme. Oh ! Quel fruit l'on doit tirer de cette conduite, si l'on en fait un bon usage !

 

Enfin, il faut avoir un grand courage ; je ne dis pas le sentir, car dans le sentiment, ce ne sont qu'abattements et désespoirs. Sainte Thérèse dit que, comme elle considérait qui les démons étaient les esclaves du Seigneur qu'elle servait, elle disait : Pourquoi n'aurai-je pas la force de combattre tout l'enfer ? Elle assurait de plus qu'elle ne craignait pas ces mots, diable, diable, où l'on peut dire Dieu, Dieu, et qu'elle craignait plus ces personnes qui ont tant de peur des démons, comme de certains confesseurs. Aussi Notre-Seigneur lui dit : Qui craignez-vous ? Ne suis-je pas tout-puissant ?

Ces paroles, s'écrie la sainte, sont capables de faire entreprendre de grands travaux. Et de vrai, ayant un si grand roi qui peut tout, quel sujet avons- nous de craindre ? Le diable, selon le témoignage de saint Antoine, s'enfuit des esprits résolus ; ce qui est conforme à l’Écriture qui dit : Résistez au diable, et il s'enfuira de vous. Le mépris que l'on en fait les arrête et diminue leurs forces.

 

Il est toujours bien certain qu'ils ne peuvent pas opérer dans le franc arbitre, qui demeure toujours libre, quoique, comme il a été dit, ils puissent quelquefois en empêcher l'usage. C'est pourquoi tous les magiciens et sorciers ne peuvent jamais, par leurs maléfices, nécessiter la volonté au péché. Il est vrai que les maléfices y donnent une pente extraordinaire et causent des tentations véhémentes ; ce qui fait que la plupart des hommes s'y laissent aller, parce qu'il y en a peu qui soient fidèles à la grâce dans la mortification de leurs passions, spécialement quand elles pressent fortement. Cependant il n'y a point de tentation, telle qu'elle puisse être, quand tous les diables ensemble et tous leurs suppôts auraient conspiré pour y faire succomber, dont l'on ne puisse triompher avec le secours de Notre-Seigneur. Le mal est que l'on n’a pas assez de recours aux moyens divins qu'il nous donne, aux sacrements, à la pénitence, aux jeûnes, à l'oraison et autres exercices de vertus, et que l'on ne veille pas assez à dompter ses inclinations, Combien de fois les magiciens ont-ils fait tous leurs efforts pour porter au consentement du péché certaines personnes, dont ils n'avaient jamais pu venir à bout ! Nous en avons un illustre exemple en la personne de sainte Justine, martyre.

 

Or, entre tous les moyens les plus efficaces contre les assauts des démons, l'usage du sacrement de l'Eucharistie est le plus puissant remède. Les obsédés, dit le P. Surin, de la Compagnie de Jésus, dans le Catéchisme spirituel, sont aidés des reliques, et surtout de la très sainte Eucharistie, qui est le renfort dans tous les maux surnaturels et même naturels. La rage que les diables marquent, quand les possédés communient, les tourments qu'ils leur font souffrir le jour de la sainte communion, sont de grands signes du mal qui leur en arrive et des grands biens que les âmes en reçoivent. L'expérience même fait voir que, pour empêcher ce divin remède, ils laissent en repos ceux qu'ils tourmentent durant quelque temps, quand ils se retirent de la sainte communion ; tâchant de les tromper de la sorte par cette fausse douceur. C'est à quoi les directeurs doivent prendre garde, ne privant pas ces pauvres âmes de cette nourriture divine qui est Dieu même, et ayant recours à sa divine miséricorde pour leur soutien, allant en des lieux de dévotion pour elles, jeûnant, priant, faisant même pénitence pour les désordres que le démon leur fait faire, quoiqu'elles n'en soient pas coupables, s'humiliant devant Dieu pour la superbe de ces esprits orgueilleux, et s'étudiant à ne leur donner aucune prise par l'imperfection, et le péché.

 

Je finirai ce chapitre par une remarque que j'ai faite en des personnes possédées ou obsédées ; c'est qu'il est presque impossible de les faire communier, quand on les a laissées un long temps dans la privation de ce sacrement d'amour. Les démons se servent de cette privation pour se fortifier de telle manière qu'il est très difficile d'en venir à bout.