CHAPITRE IV

Nous devons avoir une haute estime de la croix,

et nous en tenir indignes

 

 

Il faudrait savoir ce que c'est que le paradis, ce que c'est qu'une éternité de gloire, en un mot, ce que c'est que Dieu même, pour prendre une juste estime de la croix, puisqu’en nous séparant de la terre, en nous détachant des créatures, en nous faisant renoncer à nous-mêmes, elle nous introduit avantageusement dans l'éternité glorieuse et nous met dans la jouissance d'un Dieu. Après cela nous avons beau faire, jamais nous ne pouvons estimer nos croix autant qu'elles méritent. Sainte Thérèse assure, dans le livre Du chemin de la perfection, que les contemplatifs estiment les travaux comme les autres l'or et les pierreries. Il est certain qu'une âme véritablement éclairée fera plus d'état d'une bonne croix que de toutes les richesses de la terre, d'un bon affront que de tous les honneurs du monde. Elle donnerait tout ce qu'il y a de plus précieux sur la terre, toutes les couronnes, si elle les avait, pour les plus honteuses humiliations. Les ignominies et les confusions lui sont plus chères que tous les applaudissements des hommes : elle aimerait mieux être chargée d'opprobres, et qu'on lui jetât de la boue partout où elle passe, que de se voir caressée et dans une estime glorieuse. J'ai dit autre part qu'une personne d'une éminente piété, pénétrée de ses vues, protestait qu'elle aurait de la peine à se défendre de l'amour-propre si on la prenait pour la faire mourir sur une potence en Grève. Voilà un étrange goût, diront les sages de la terre, les philosophes ; mais il est vrai que ç'a été le grand goût d'un Dieu-Homme, qui n'a vécu que pour mourir sur un gibet.

 

Plusieurs saints, remplis de ces véritables lumières, ont fait de grandes pénitences et de longs voyages en des lieux saints, pour obtenir de Dieu tout bon la grâce de souffrir. Notre-Seigneur a révélé que les plus grandes croix étaient des dons qu'il n'accordait qu'à la faveur de sa très sainte Mère. Ce sont des faveurs spéciales réservées à ses favoris, qui y ont plus ou moins de part, selon qu’ils en sont plus ou moins aimés. A-t-on jamais vu de sujet sur lequel la grâce de Dieu se soit épanchée avec plus de libéralité que sur Jésus-Christ ? Mais, en même temps, y en a-t-il jamais eu sur lequel la justice de Dieu se soit exercée avec tant de rigueur ? Jamais de gloire semblable à la sienne, jamais de croix qui soient égales. Après Jésus, jamais personne plus aimée de Dieu que la très sainte Vierge, et jamais personne plus dans la souffrance.

Cela étant, il est tout clair que nous sommes indignes de l'honneur des souffrances. Nos péchés, disait le P. de Condren, de sainte mémoire, méritaient bien plutôt que nous eussions part aux honneurs du siècle, à ses plaisirs et à ses richesses, et, dans cette vue, il s'écriait qu'il était grandement étonné de n'être pas du nombre de ces gens qui sont glorieux selon le monde, et, de vrai, souvent c'est le partage des réprouvés. Voyez-vous, disait encore ce saint personnage, le Grand Turc est l'un des plus grands ennemis de Jésus-Christ, et c'est le Seigneur qui a le plus de biens, de plaisirs et d'honneurs. Les pauvres, dit la bienheureuse Angèle de Foligny, les abjects, les humiliés, ce sont les favoris de Jésus-Christ, qui ont l'honneur d'être assis à sa table et de manger avec lui, étant nourris des mêmes mets ; car le Fils de Dieu a été nourri d'opprobres et de pauvreté. Le saint homme, le P. Jean de la Croix, le savait bien, lorsque cet adorable Sauveur, lui mettant à son choix de lui demander ce qu'il voulait pour récompense des grands travaux qu'il avait soufferts pour sa gloire : Seigneur, répondit cet homme admirable, je vous demande seulement de souffrir, et d'être méprisé pour vous. L'âme, dit sainte Thérèse dans la 6ème demeure du Château intérieur, connaît, avec toutes sortes de vérités, qu'elle ne mérite pas de souffrir pour un Dieu un petit travail, combien plus d'en endurer un plus grand. Que les personnes de croix prennent donc bien garde à ces vérités, surtout pour ne pas s'en faire accroire, pour ne pas prendre mal à propos une certaine confiance de nature dans leurs états, une complaisance secrète, une estime subtile.

 

Ô mon âme ! Le reste de nos jours, n'ayons donc plus que des respects extrêmes pour les voies crucifiantes, voies pénibles à la nature, humiliantes devant les hommes, très saintes dans l'ordre de la grâce, et toutes glorieuses aux yeux de Dieu, de ses anges. Déclarons nous, une bonne fois, avec notre souverain Maître ; estimons bienheureux, avec lui, ceux que l'on maudit, dont l'on dit toute sorte de mal, qui sont haïs, chassés, rebutés, qui sont dans les pleurs et les larmes ; estimons, avec le Saint-Esprit notre Dieu, qu'il vaut bien mieux aller dans une maison de pleurs que de joie. Que toutes les personnes, les lieux, les maisons, qui seront marqués au signe de la croix, soient pour nous des choses vénérables. L’on respecte avec sujet les images de la croix, qui ne sont que de bois ou de papier ; à plus forte raison vénérons les images vivantes, comme sont tous les chrétiens affligés. Si jamais nous rentrons dans les maisons malheureuses selon le monde, où nous ne trouvions que des familles misérables, où nous n’entendions que gémissements et soupirs, où nous ne voyions que pauvreté et misères, arrêtons-nous par respect : souvenons-nous que ce sont là les Louvres et les palais de Dieu. Et ne savons-nous pas que les hôpitaux, lieux de maladies et de douleurs, ont le privilège d’être appelés les hôtels de Dieu, privilège qui, dans l'usage, leur est tout singulier ? Oh ! Quel bonheur ! Si nous rencontrons quelque personne qui fût le rebut du monde, qui ne sût, pour ainsi dire, où donner la tête, qui fut délaissée et contredite des bons aussi bien que des méchants, abandonnée de ses proches et de ses meilleurs amis, qui servît de fable et de jouet dans les compagnies, et qui fût réduite dans l'extrémité de toutes choses par la privation des biens, de l'honneur, et de tout ce qui peut contenter les sens ; oui, mon âme, par honneur à un état si saint, nous devrions baiser la terre par où elle passe : car enfin la croix, partout où elle parait, mérite une vénération toute singulière. Si nous considérons notre divin exemplaire, l'adorable Jésus, nous verrons qu'il va au-devant de ses bourreaux, et qu'il les prévient de civilité : c'est parce qu'ils venaient le prendre pour le mener à la croix. Recevons donc, avec de profonds respects, toutes les croix qui nous arrivent, allons même quelquefois au devant par civilité ; honorons-les en nous dans toutes les personnes, dans tous les lieux où elles se font remarquer. Oui, l'on devrait descendre de cheval, par honneur, quand on passe devant les maisons affligées, avoir la tête découverte, et tout l'intérieur dans le recueillement.

 

Il faut pourtant dire que, parmi même les personnes de piété, il en est bien peu qui soient fidèles à l'honneur qui est dû aux croix. Hélas ! on ne veut ni de la croix ni des personnes qui la portent ; on cherche une dévotion caressée, applaudie, qui soit approuvée, estimée ; les personnes dirigées courent après les directeurs qui sont dans l'éclat ; l'on court après les prédicateurs qui ont la vogue, sans beaucoup considérer les effets qui en arrivent pour l’intérêt de Dieu ; quelques dames du monde suffisent pour les mettre en crédit ; l'on est bien aise d'avoir sous sa direction des âmes qui font du bruit par l'estime que l'on en a ; l'on est ravi d'avoir le beau monde à son sermon ; l'on dira : il y avait tant de carrosses qui remplissaient les rues ! Ô mon Dieu, quelle pitié ! La nature se trouve partout ! Quand on s'est moqué du monde et de ses conversations, elle veut avoir son compte parmi la troupe de gens de dévotion, dont on veut être aimé, et dont on est bien aise d'avoir l'estime. L'expérience fait voir que, partout, l'on se porte soi-même.

 

Mais les gens de croix ne plaisent pas. Il est vrai que l'on trouve encore quelques personnes qui les considèrent, les assistent et les soutiennent pendant qu'ils sont soutenus par quelques autres créatures. La contradiction des méchants ne fait pas un grand effet contre eux, tant qu'ils sont dans l'approbation des bons. L'opposition de quelques gens de dévotion n'empêche pas qu'on les considère, pourvu qu'il y en ait d'autres qui les estiment. Mais lorsque chacun se retire, et les bons et les méchants, l'on se retire avec les autres : tant il est vrai qu'il y en a peu qui ne regardent que Dieu seul : oui, Dieu seul, mais c'est dans la bouche : dans la pratique l'on veut la créature avec lui. L'on rougirait de demeurer avec un Dieu seul, l'on aurait honte, l'on serait dans la confusion de se déclarer pour une personne de croix, que tout le monde humilie. Aussi cette grâce est très rare, et on la remarque peu dans ceux mêmes qui d'ailleurs sont bien avancés dans les voies de Dieu. Cette grâce suppose un parfait désintéressement, un dégagement entier ; car souvent les amis des crucifiés sont mis en croix, et ont part à leurs souffrances. Elle demande une grandeur de courage, de la générosité chrétienne, n'y ayant rien de plus généreux que l'esprit chrétien. C'est pourquoi c'est une erreur insupportable, de vouloir couvrir la timidité et la lâcheté de son naturel sous de faux prétextes de vertu ; puisque la vertu n'est jamais lâche, quand elle est véritable.

 

L'histoire ecclésiastique est remplie d'exemples merveilleux, qui font assez voir la générosité invincible de l'esprit chrétien : mais il faut avouer qu'elle a éclaté d'une manière admirable en quelques amis de saint Jean Chrysostome, pour la défense de sa cause. Le lecteur Eutrope en perdit la vie, et il est reconnu par l'Église comme martyr. Quantité de dames, dans la faiblesse de leur sexe, aimèrent mieux perdre leurs biens, souffrir un fâcheux exil, et se voir chargées d'injures et d'opprobres, que de quitter la défense de leur saint directeur.

 

Le grand Apôtre fait une estime si particulière de la générosité chrétienne que dans l'Épitre aux Romains (c. XVI) il fait une mention honorable des personnes qui ont tenu bon pour lui et qui l'ont assisté ; il les recommande, il veut qu'on les salue de sa part en particulier. Il en marque les noms, afin que non seulement elles soient connues des fidèles de son temps, mais encore des Chrétiens de tous les siècles, jusqu'à la consommation du monde. Il parle de quelques-uns qui avaient même exposé leur vie pour sa personne ; et il déclare qu'ils méritent, non seulement sa reconnaissance, mais celle de toutes les Églises. Il assure que toutes les Églises des nations les en remercient, et leur en rendent grâces. Dans la IIe Épitre à Timothée, il prie le Seigneur de faire miséricorde à la maison d'Onésiphore, parce qu'il n'a pas eu honte de ses chaînes, et qu'étant venu à Rome il l'a cherché avec soin ; ce qui touche tellement ce grand cœur qu'il réitère plusieurs fois la prière qu'il fait .au Seigneur, de lui faire miséricorde, la demandant pour sa personne, pour sa maison, pour toute sa famille. Mais n'enseigne-t-il pas, dans la même Épître à son cher Timothée, que Dieu ne nous a pas donné un esprit de crainte, mais de force ? C'est pourquoi il lui déclare qu'il ne doit point rougir de ses liens, et avoir honte de sa personne dans les humiliations où il était.