CHAPITRE VII

Qu'il faut porter sa croix avec toutes ses dimensions

 

 

Quoique nous ayons déjà traité amplement de la manière dont il faut porter la croix ; comme c'est une matière dont on ne peut trop parler pour en faire un saint usage, nous dirons encore ici qu'en portant sa croix, il faut prendre garde à la porter avec toutes ses dimensions, dont, au sentiment de saint Augustin et de saint Anselme, l'Apôtre écrit aux Éphésiens, et qu'il estime si mystérieuses que pour les comprendre avec tous les saints, car tous les saints en ont en la science, et pour en obtenir l'intelligence aux fidèles a qui il écrit, il fléchit les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin que, selon les richesses de sa gloire, il les fortifie de sa vertu par le Saint-Esprit. (Ephes. III, 14, 16.) Il est très vrai que, sans un secours particulier de cet esprit divin, ces mystères demeureront toujours cachés spécialement aux prudents du siècle et aux sages du monde, qui fuient les souffrances, et qui estiment qu'il y va de leur honneur de les éviter.

 

Appuyés donc uniquement sur la lumière et sur la vertu de Jésus-Christ que nous demandons en toute humilité, prosternés et abîmés devant la majesté infinie du Père éternel, et que nous demandons par le Saint-Esprit, au nom glorieux de Jésus, de sa bienheureuse Mère, de tous les bons anges et saints, reconnaissant que nous en sommes entièrement indignes, nous disons qu'il faut porter le croix avec toutes les dimensions que saint Paul lui attribue, c'est-à-dire, avec sa largeur, sa longueur, sa hauteur et sa profondeur : et c'est en cela que consiste particulièrement la connaissance de la charité de Jésus-Christ, où toutes les sciences humaines ne peuvent arriver, et qui est donnée à ceux dans lesquels l'adorable Jésus demeure par la foi, et qui ont un bon fondement, et ont jeté de profondes racines dans son amour.

 

Or, il faut entendre par la première dimension la croix, qui est la largeur, toutes les circonstances, effets et suites qui accompagnent, ou qui suivent les croix que nous portons. C'est une grande pitié de voir des personnes qui s'imaginent vouloir bien porter la croix (si elles ont un peu de vertu, elles seraient honteuses de dire et de penser autrement) ; mais ce qu'elles voudraient bien, ce serait de ne pas porter telle et telle croix, à raison de ses circonstances ou de ses effets. Elles ne se soucieraient pas, disent-elles, de la pauvreté ; mais la honte, les mépris, la dépendance qui en arrivent, c'est ce qui leur fait peine. Elles souffriraient volontiers leurs maladies ; mais ce qui les afflige, c'est que cela les empêche d'aller à l'église, de faire les exercices communs de la communauté ; si c'est un prédicateur, un missionnaire, cela le prive du bien qu'il pourrait faire, cela est incommode aux autres personnes, cela est à charge, l'on devient inutile. L'on serait content d'aller en un lieu, de changer de demeure, quoique la nature en souffre : mais ce qui tourmente, c'est qu'on n’y aura pas plusieurs moyens que l'on avait autre part et qui semblent très utiles. L'on serait ravi d'être crucifié, mais non pas de certaines sortes de tentations, ou de croix intérieures. L'on serait bien aise d'endurer des contradictions, mais de les souffrir de certaines personnes proches, ou qui nous sont très obligées, ou bien pour une faute que l'on n’a pas faite, c'est ce qui est sensible. Or, toutes ces personnes ne voient pas que ces pensées sont suggérées par notre amour-propre, que pendant qu'il nous amuse de l'estime et de l’amour des croix que nous n'avons pas, il nous veut empêcher de porter chrétiennement celles qui nous sont données. Celles que nous avons sont les croix que Jésus-Christ veut que nous portions, et non pas celles que nous nous figurons.

 

Il faut donc porter sa croix avec sa première dimension, qui est la largeur, quelques circonstances qui y puissent être. Dieu ne le sait-il pas, et ne le voit-il pas bien ? Certainement c'était une chose bien fâcheuse au bienheureux Robert d'Artus d'Arbrisselles d'être noirci publiquement par des bruits qui le chargeaient des crimes infâmes propres aux hérétiques illuminés. Il était fondateur d'ordre, et d'un ordre de filles aussi bien que d'hommes ; et ainsi il semblait qu’il avait besoin de sa réputation, et d'autant plus que cet ordre avait beaucoup de contradictions ; et nous voyons encore tous les jours des personnes qui ont peine à le goûter, quoique sans un véritable sujet. Les crimes qu'on lui imputait regardaient la pureté, ce qui devait être bien sensible au fondateur qui gouvernait les filles ; c'était un peu auparavant sa mort, dans le temps où ordinairement la réputation doit être établie ou jamais. Il souffrait particulièrement de Geoffroy, abbé de Vendôme, personnage très célèbre, qui lui écrivit une lettre dans laquelle il exhorte ce saint homme de se comporter plus discrètement avec les femmes, parce que, disait-il, il se montrait rude aux unes, jusqu'à les tourmenter de faim et de soif, etc., et était doux et affable aux autres, les fréquentant même la nuit. Cependant ce grand serviteur de Dieu et de la très sainte Vierge, voyant bien que cette croix, pour honteuse qu'elle lui pût être, était sa croix, il la portait dans une grande paix, jusque-là qu'il ne fit aucune réponse à la lettre du célèbre abbé de Vendôme. Ses religieuses ne manquèrent pas de le soutenir glorieusement, disant qu'on lui imputait de faux crimes ; mais l'homme de Dieu abandonna sa défense à la divine Providence. Au reste, tous les dévots de la sainte Vierge lui doivent beaucoup de reconnaissance, pour avoir établi un ordre dans l'Église, dont la fin principale est d'honorer la maternité de la sainte Mère de Dieu, qui est aussi la mère de tous les fidèles. C'est pour ce sujet qu'il a voulu une dépendance singulière des religieux de ce saint ordre à l'égard des filles, pour imiter la dépendance du disciple bien-aimé, le glorieux saint Jean l'évangéliste, à l'égard de la Vierge des vierges. Chose à la vérité qui est singulière à cet ordre, mais qui n'en est pas moins recommandable, et qui lui est si essentielle que (comme l'a dignement remarqué le feu P. de Condren de sainte mémoire, personnage qui avait des lumières angéliques et un amour de séraphin, n'aimant que Dieu seul), ce serait le détruire que de le changer, ayant été inspiré de Dieu pour honorer dans l'Église, d'un culte spécial, la maternité de la sainte Vierge, et la filiation adoptive de tous les fidèles en la personne de l'aimable saint Jean l’évangéliste, qui doit être le saint de la grande dévotion de tous les enfants de Marie. Nous en avons fait un chapitre dans notre livre De l'esclavage de la Mère de Dieu.

 

De plus, il faut porter sa croix avec sa seconde dimension, qui est la longueur, c'est-à-dire sa durée, tant de temps qu'il plaira à Dieu tout bon de nous la faire porter. Saint François d'Assise a toute sa vie été un homme de croix ; mais il souffrit durant deux années des peines extraordinaires d'esprit, qui lui causaient quelquefois un tel ennui dans la partie inférieure qu'il ne souffrait pas pour lors qu'aucun religieux lui parlât. Saint Hugues, évêque de Grenoble et plusieurs autres saints, ont souffert des peines d'esprit jusqu'à la mort. Sainte Brigitte assure que le ciel lui a révélé que la très sainte Vierge eut la connaissance des tourments de son Fils bien-aimé, dès l'enfance de ce divin Sauveur. Sainte Thérèse dit la même chose, déclarant l'avoir apprise de Notre-Seigneur par la révélation. Ainsi cette mère d'amour fut, depuis ce temps-là, une mère de douleur, qui lui a continué le reste de sa très sainte vie, par le souvenir du Calvaire. Mais l'adorable Jésus a toujours été dans la souffrance l'espace de plus de trente-trois années, qui ont fait le cours de sa précieuse vie, et cela jour et nuit, en tout temps et en tout lieu.

 

C'est pourquoi le calice qu'il dit, en saint Matthieu, qu'il boira, il assure qu'il le boit en saint Marc. Après tout cela, selon le sentiment de quelques Pères, par ces paroles : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé (Matth. XXVII, 46) ? il témoignait qu'il n'était pas encore satisfait de ses peines, comme s'il eût voulu dire : Pourquoi délaissez-vous ainsi mon corps aux faiblesses qui le conduisent à la mort ? Que ne le fortifiez-vous par miracle, afin qu'au lieu de trente-trois années que j'ai souffert, je puisse souffrir durant plusieurs siècles ? Il ne faut pas s'étonner ensuite si le glorieux saint François Xavier, qui disait à Dieu dans les consolations : En voilà assez, mon Seigneur ; lui disait-il dans les souffrances : Encore plus, mon Dieu, encore plus ; si sainte Thérèse enseigne, en la 5e demeure du Château intérieur, que ce serait un repos, si les travaux que nous souffrons ne finissaient point jusqu'à la fin du monde, souffrant pour un Dieu si bon ; s'il se rencontre des personnes dans des croix terribles, à qui la seule pensée d'en être délivrées fait peur, qui se sentent saisies d'une certaine tristesse, quand elles pensent que Dieu tout bon pourra bien mettre fin à leurs travaux, et apporter quelque changement dans leurs affaires. J'ai connu des personnes à qui cela est arrivé plusieurs fois, et je sais que leur témoignage est véritable.

 

II faut encore porter sa croix avec la troisième dimension, qui est la hauteur, c'est-à-dire la multitude de ses peines, qui arrivent les unes sur les autres ; en cela semblables aux eaux (et l'Écriture les y compare [Job XIV, 19]), que nous voyons grossir insensiblement, monter et s'élever par leur abondance, et puis ensuite se déborder.

 

Enfin, il faut porter sa croix avec la quatrième dimension, qui est la profondeur, c’est-à-dire la grandeur du tourment qu'elle fait souffrir, pénétrant dans le plus interne, et touchant jusqu'au vif ; et nous devons en tous les états ne point détourner les yeux de dessus notre divin Maitre, dont la pleine connaissance lui appliquait, à chaque moment tout à la fois ce qu'il devait souffrir successivement par parties, et en différents lieux, qui ressentait d'une manière admirable tous les tourments des martyrs, les persécutions des fidèles, les travaux de l'Église, l'horreur du péché, et spécialement de tous ceux à qui sa précieuse mort serait inutile par leur faute, ne correspondant pas à son amour, l'abandon de son Père, dont il était traité comme s'il eût commis tous les péchés des hommes. Oh ! Que ce spectacle donne de fortes inclinations pour la croix ! En vérité il y a des âmes qui en sont insatiables, dont la soif ne peut être apaisée, qu'on ne peut rassasier d'opprobres. Mais que faisons-nous, nous autres misérables pécheurs ? Hélas ! l'on dit assez qu'il faut supporter la croix, et l'on fait tout ce que l'on peut pour ne pas la rencontrer, ou pour s'en défaire quand on l'a trouvée. Si l'on a à se vêtir, l'on veut un bon habit ; à se loger, une belle maison ; à se nourrir, des viandes délicates ; et l'on n'oublie rien pour avoir ses aises. Si l'on voyage, l'on demande où est la bonne hôtellerie, et dans l'hôtellerie la bonne chambre, et dans la chambre le bon lit. Dans les saisons de l'année, l'on ne cherche que le beau temps : enfin partout, si l'on y prend garde, l'on ne veut point de la croix. Si Dieu tout bon en envoie que l'on puisse éviter, l'on s'occupe l'imagination dans le désir d'en être délivré, ou l'on se figure que d'autres nous seraient plus propres, souhaitant par un dérèglement extrême avoir ce que l'on n'a pas, et ce que Dieu par conséquent ne veut pas de nous ; et ne pas avoir ce que l'on a, et ce que Dieu demande.