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CORRESPONDANCE (395-396)
A HÉLIODORE, SUR LA MORT DE NÉPOTIEN. SON ÉLOGE FUNÈBRE.
A MARCELLA. RÉPONSE A DIVERSES QUESTIONS SUR L'ÉCRITURE SAINTE.
A NEPOTIEN.
Que le prêtre ne doit pas se mêler de mariage. Que les biens de l'Eglise doivent être distribues aux pauvres soulèvement général à Rome contre le Livre de la virginité.
En 395.
Que le prêtre qui doit toujours louer la continence ne se mêle pas de mariage; car pourquoi engager une vierge à se marier, lui qui a lu dans l'apôtre saint Paul : « Que ceux qui ont des femmes, vivent comme s'ils n'en avaient point? » Pourquoi conseiller le mariage à une veuve, lui qui n'est entré dans la cléricature qu'après avoir renoncé aux secondes noces? Comment un clerc, qui doit mépriser les richesses et renoncer à son patrimoine, peut-il se résoudre à faire valoir le bien d'autrui et se charger du soin d'une famille étrangère? C'est un vol que d'usurper le bien d'un ami, mais c'est un sacrilège que de voler les biens dont l'Église nous a confié l'administration. Il n'est rien de plus inhumain due de ménager par une timide prévoyance l'argent reçu pour les pauvres, ou même (ce qui est évidemment coupable) d'en détourner quelque partie; tandis qu'on laisse mourir de besoin une infinité de malheureux auxquels il était destiné. Dans le temps que je souffre de faim, vous prétendez mesurer mes besoins et peser mes morceaux. Ou donnez-moi sans aucun retard ma part de l'argent que vous avez reçu pour le soulagement des pauvres, ou, si vous voulez le ménager avec tant de précaution, laissez à celui qui me fait cette aumône le soin de le distribuer lui-même. Je ne dis pas que vous vous enrichissez de ce que l'on vous remet pour subvenir à mes besoins; mais personne ne saurait mieux due moi conserver un bien qui m'appartient. L'on ne peut faire un meilleur usage des ressources de l'Église, due de les employer au soulagement des pauvres, sans en rien réserver pour soi-même. Après que tout le monde s'est déchaîné contre le livre de la Virginité que j'ai composé à home, et dédié à la vertueuse Eustochia, vous m'avez engagé malgré moi à rompre le silence que je gardais dans ma retraite de Bethléem et à m'exposer encore une fois aux calomnies des hommes. Car, pour éviter leurs censures, il faudrait me résoudre à ne plus écrire (mais vous ne me l'avez pas permis), ou, si je voulais encore donner quelque ouvrage au public, je devais m'attendre à me voir en butte à tous les traits de la calomnie. Mais enfin je supplie mes adversaires de demeurer en paix et de ne plus m'attaquer; car je les ai traités dans mes écrits, non pas avec la haine d'un ennemi, mais avec la douceur d'un véritable ami; et au lieu de m'élever ouvertement contre les pécheurs, je me suis borné à les avertir de ne plus pécher. Au reste, je ne me suis pas épargné moi-même ; J'ai eu part comme les autres à ma propre censure, et, avant de tirer la paille que j'apercevais dans l'oeil de mon frère, j'ai eu soin d'abord d'ôter la poutre que je sentais dans le mien. Je n'ai porté aucune atteinte à la réputation des autres, et on ne peut m'accuser d'avoir nommé quelqu'un dans mes ouvrages; je me suis toujours contenté de parler contre les vices en général, sans jamais attaquer personne en particulier. Ceux qui s'emportent contre moi avec tant de chaleur indiquent qu'ils se sentent coupables des désordres que j'ai condamnés.
A THEODORA, VEUVE DE LUCINUS.
Eloge funèbre de Lucinus. Erreurs de Basilidés répandues dans la Gaule narbonnaise et en Espagne.
Lettre écrite du monastère de Bethléem 395.
Je ne vous écris que quelques mots, encore ai-je eu bien de la peine à les dicter, tant je suis consterné de la triste nouvelle de la mort de Lucinus, pour qui j'avais une estime toute particulière. Ce n'est pas que je plaigne sa destinée, persuadé qu'il est maintenant en possession d'une vie plus heureuse, d'après ce que dit Moïse: « Il faut que j'aille reconnaître quelle est cette merveille que je vois. » Ce qui m'afflige, c'est d'être privé du plaisir que je m'étais promis de le voir bientôt ici. Un prophète parlant des rigueurs de la mort, a eu raison de dire « qu'elle sépare les frères les uns d'avec les autres, » et qu'elle rompt (515) d'une manière impitoyable les liens les plus doux de la nature. Ce qui doit nous consoler, c'est cette parole terrible que le Seigneur adresse à la mort même lorsqu'il dit : « O mort ! un jour je serai ta mort; ô Enfer! je serai ta ruine; » et lorsqu'il ajoute ensuite : « Le Seigneur fera venir un vent brûlant du désert, qui mettra à sec les ruisseaux de la mort et qui en tarira la source. » Car« un rejeton est sorti de la tige de Jessé, et ce rejeton virginal a produit une fleur, » qui dit dans le Cantique des cantiques : « Je suis la fleur des champs et le lys des vallées. » Notre « fleur » a fait mourir la mort; et elle n'est morte, cette fleur, qu'afin de détruire la mort par la sienne. Ce désert d'où doit s'élever ce vent brûlant dont parle le Prophète nous marque le sein d'une Vierge qui , sans avoir eu commerce avec aucun homme, nous a donné un Dieu enfant ; et dans laquelle le Saint-Esprit a desséché par la chaleur de son souffle les sources de la concupiscence, afin qu'elle pût chanter avec le roi-prophète: « Dans une terre déserte, sans route et sans eau, je me suis présentée devant vous, comme dans votre sanctuaire. » Ce qui doit donc nous consoler dans cette dure nécessité de perdre les personnes qui nous sont chères, c'est due bientôt nous aurons le plaisir de voir ceux dont l'absence nous cause tant de douleur; car la mort n'est pas tant une privation de la vie qu'un sommeil. C'est pour cela que l'apôtre saint Paul nous défend de nous affliger de l'absence de ceux qui « dorment du sommeil de la mort, » afin que, les regardant comme des gens endormis , nous espérions qu'ils pourront ressusciter, veiller avec les saints après leur sommeil, et dire avec les anges : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux , et paix sur la terre aux hommes chéris de Dieu! » C'est dans le ciel que Dieu est glorifié, parce que le péché en est banni; là il est loué sans cesse, et là honoré sans cesse. Mais quant à la terre, où règnent les séditions, les guerres et les troubles, il faut prier que Dieu y répande la paix , non pas sur tous les hommes, mais sur ceux,, qui sont chéris de Dieu, , et qui méritent qu'on leur dise avec l'Apôtre : « Que Dieu le Père et notre Seigneur Jésus-Christ répandent sur vous de plus en plus la grâce et la paix;» afin que Dieu établisse sa demeure dans la paix et sa tente dans Sion, qui signifie « guérite; » c'est-à-dire dans la sublimité de la science et des vertus, ou dans une âme fidèle, « dont l'Ange voit toujours la face de Dieu, » et contemple à découvert la gloire du Seigneur. Quoique je vous croie très convaincue de velte vérité, je vous exhorte néanmoins à la mettre en pratique. Vous pouvez regretter Lucinus comme votre frère, mais vous devez vous réjouir de ce qu'il règne avec Jésus-Christ. « Le Seigneur vous l'a enlevé de peur que son esprit ne se laissât corrompre par la perversité du siècle; car son âme était agréable à Dieu, et il a rempli en peu de temps la course d'une longue vie. » Que nous sommes bien plus à plaindre, nous qui tous les jours sommes obligés d'être en garde contre le péché, qui nous laissons souiller par la contagion des vices, qui recevons à toute heure des blessures mortelles, et qui un jour devons rendre compte même d'une parole inutile! Lucinus, victorieux et sûr de sa gloire, vous regarde du haut du ciel, vous soutient dans vos peines et vous prépare une place auprès de lui, conservant toujours pour vous cette même charité avec laquelle il vous aima comme sa soeur et vécut avec vous comme un frère, sans souci du nom de mari et d'épouse. Car dans l'union que la chasteté forme entre deux curs, on ne connaît point cette différence de sexe qui fait le mariage. Quand une fois nous avons reçu en Jésus-Christ une nouvelle naissance, quoiqu'environnés encore d'une chair mortelle, « nous ne sommes plus ni Grec ni Barbare, ni esclave ni libre, ni homme ni femme, mais nous ne sommes tous qu'un en Jésus-Christ. » A plus forte raison « lorsque ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité, et que ce corps mortel sera revêtu de l'immortalité, les hommes n'auront-ils point de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. » Quand Jésus-Christ dit que « les hommes n'auront point de femmes, ni les femmes de maris, mais qu'ils seront comme les anges dans le ciel; » il ne veut pas dire que la nature et la substance de nos corps sera détruite ; il veut seulement par là nous donner une idée de la gloire immense qui nous est préparée. En effet, il ne dit pas : « ils seront anges ; » mais (516) ils seront comme les anges. » Ils nous en promet la ressemblance et non pas la nature. Ils seront., » dit-il, « comme les anges, » c'est-à-dire semblables aux anges. Ils ne cesseront donc point d'être hommes. On verra briller sur leur visage un éclat et une beauté angéliques; mais cependant ils seront toujours hommes; Paul sera Paul et Marie sera Marie. Loin d'ici donc ces hérétiques(1) qui, pour nous repaître d'une béatitude incertaine et d'une grandeur chimérique, nous ravissent une gloire qui sans doute a ses bornes, mais qui d'ailleurs est assurée. A propos d'hérésie, qui pourrait dignement louer le zèle de notre cher Lucinus,qui,dans le temps que l'infâme doctrine de Basilidès infectait l'Espagne, toutes les provinces situées entre les Pyrénées et l'Océan, conserva toujours la pureté de la foi de l'Église, et rejeta avec mépris leur Armagil, leur Barbelon, leur Abraxas (2), leur Balsame, et leur ridicule Leusibore: noms monstrueux que ces hérétiques supposaient faussement être dans le texte hébreu, mais qu'ils inventaient eux-mêmes, afin d'engager les femmes et les ignorants dans leurs erreurs, et d'épouvanter par ces mots barbares une populace simple et crédule qui admire le plus ce qu'elle comprend le moins. Saint Irénée, évêque de Lyon, qui touchait de près aux siècles des Apôtres, et qui avait eu pour maître Papias, disciple de saint Jean l'évangéliste, rapporte qu'un certain Marc, sorti de récole de Basilidès et des Gnostiques, vint répandre ses erreurs dans cette partie des Gaules qu'arrosent le Rhône et la Garonne ; qu'il séduisit particulièrement quelques femmes nobles , en promettant de leur découvrir plusieurs mystères; et qu'il sut les gagner par ses sortilèges et par les infâmes plaisirs qu'il leur permettait de goûter en secret: que de là étant passé en Espagne, il tâcha de s'introduire dans les maisons des riches, et surtout des femmes, « qui, possédées de diverses passions, apprennent toujours, et n'arrivent jamais à la connaissance de la vérité. » Voilà ce que saint Irénée nous apprend, dans un traité plein d'érudition et d'éloquence qu'il a composé n sur toutes les hérésies. Jugez de là de quelles
(1) Les origénistes. (2) Les disciples de Basilidès donnaient ce nom barbare et monstrueux à Dieu, que les Gentils appelaient Mithras.
louanges est digne notre cher Lucinus, «qui se boucha toujours les oreilles, de peur d'entendre un jugement sanguinaire, » et qui distribua tout son bien aux pauvres, afin que sa justice demeurât éternellement. L'Espagne n'offrant pas à son gré un théâtre assez vaste à ses libéralités, il envoya aux Eglises de Jérusalem et d'Alexandrie, des aumônes assez abondantes pour subvenir aux nécessités de plusieurs. Que d'autres célèbrent et admirent une action si belle; pour moi, je me borne à louer le zèle et l'amour qu'il avait pour lEcriture sainte. Avec quel empressement ne demanda-t-il pas tous mes ouvrages ! Et comme on trouve ici difficilement des copistes qui entendent le latin, il eut le soin de m'en envoyer six pour transcrire tout ce que j'ai composé depuis ma jeunesse jusqu'à présent. Ce n'était pas à moi qu'il faisait cet honneur, moi, dis-je, qui tiens le dernier rang dans lEglise, et qui me suis retiré dans les déserts et au milieu des rochers de Bethléem pour v faire pénitence de mes péchés; c'était à Jésus-Christ qu'il le rendait, lui qui se trouve honoré dans ses serviteurs et qui dit à ses Apôtres «Ceux qui vous reçoivent me reçoivent; et ceux qui me reçoivent, reçoivent celui qui m'a envoyé. » Regardez donc cette lettre, ma très chère fille, comme l'éloge funèbre de votre cher Lucinus et comme une marque de l'amitié que j'ai eue pour lui. Si je puis vous être utile à quelque chose, vous n'avez qu'à commander. Je suis bien aise que la postérité sache que celui qui dit dans Isaïe : « Il m'a mis en réserve comme une flèche choisie, il m'a tenu caché dans son carquois, » a blessé des traits de son amour deux personnes qui, quoique séparées l'une de l'autre par la vaste étendue des mers et des terres, n'ont pas laissé de s'aimer en esprit, sans s'être jamais vues. En finissant cette lettre, je prie ce divin Samaritain, c'est-à-dire ce Sauveur et ce gardien dont il est dit dans les psaumes : « Celui qui garde Israël veillera toujours, et il ne se laissera point surprendre au sommeil, » je le prie, dis-je, de vous conserver dans la sainteté de l'esprit et du corps, afin que l'ange qui veille et que Dieu envoya vers Daniel vienne aussi vers vous, et que vous puissiez dire : « Je dors, et mon coeur veille. »
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A HÉLIODORE, SUR LA MORT DE NÉPOTIEN. SON ÉLOGE FUNÈBRE.
Ravages des Barbares en Occident et en Orient. Fin malheureuse de plusieurs empereurs. Révolte des généraux. État déplorable de l'empire.
Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.
Un grand sujet est un fardeau trop lourd pour un petit esprit; quand il s'engage dans une entreprise qui surpasse ses forces, il y succombe malgré tous les efforts qu'il fait pour en soutenir le poids; et plus le sujet qu'il entreprend de traiter a de grandeur, plus il est accablé des choses qu'il a à dire et qu'il ne saurait exprimer. Népotien, mon fils, votre fils, le nôtre, ou plutôt celui de Jésus-Christ, et qui, par cette raison-là même, était plus véritablement à nous. Népotien a laissé des vieillards accablés de sa perte et d'une douleur insupportable. Celui que nous regardions comme notre successeur, il est mort. A qui consacrerai-je désormais le fruit de mes travaux et de mes veilles? A qui prendrai-je le plaisir d'écrire des lettres? Où est-il celui qui ne me donnait ; jamais de relâche, et qui, avec une voix plus douce que celle du cygne (1), fit encore l'éloge de mes ouvrages un peu avant de mourir? Mon esprit est stupéfait, ma main tremble, mes veux se troublent, nia langue bégaie. En vain voudrais-je parler; puisque Népotien ne m'entend plus, il me semble que personne ne m'entend ; mon stylet (2) même, sensible en quelque sorte à ma douleur, est couvert de rouille, et la cire de mes tablettes a je ne sais quoi de plus sombre qu'à l'ordinaire. Dès que je m'efforce de parler , et que j'entreprends de jeter pour ainsi dire quelques fleurs sur la tombe de cet illustre mort, aussitôt les larmes coulent de mes yeux, ma douleur se réveille, et je me trouve comme enseveli dans un abîme de deuil et d'amertume. Les enfants avaient coutume autrefois de faire l'éloge funèbre de leurs parents, en présence du cadavre, afin d'exciter par un chant
(1) Saint Jérôme compare la voix de Népotien mourant à celle cru cygne, parce chie l'on prétend que cet oiseau lie chaule jamais mieux qu'aux approches de la mort. (2) Le mol de « stylet » est pris ici pour l'instrument dont on se serait autrefois pour écrire sur des tablettes de cire.
lugubre les larmes et les gémissements de leurs auditeurs. Mais aujourd'hui les choses ont changé à notre égard; et la nature, pour notre malheur, a perdu ses droits, puisque l'on voit deux vieillards rendre à un jeune homme les devoirs de la sépulture qu'ils devaient attendre de lui. Que ferai-je donc? Mêlerai-je mes larmes aux vôtres? Mais l'apôtre saint Paul semble nous le défendre, lorsqu'il appelle la mort des Chrétiens un sommeil. Jésus-Christ dit aussi dans l'Evangile : « Cette fille n'est pas morte, elle n'est qu'endormie;» et il ressuscita Lazare, parce due sa mort n'était qu'un sommeil. Me réjouirai-je avec vous de ce que Dieu a enlevé Népotien du monde, de peur que la corruption et la malignité qui y règnent ne corrompissent cette âme innocente qui était si agréable à ses yeux ? Mais en vain m'efforcé je de retenir mes larmes; je les sens couler malgré moi, et l'espérance de la résurrection future, jointe aux maximes de vertu que la religion nous enseigne, n'est point capable de me soutenir dans l'accablement où me jette la perte d'une personne qui m'était si chère. Cruelle et impitoyable mort, qui sépares les frères les uns d'avec les autres, et qui romps tous les liens due forme l'amitié la plus vive! « Le Seigneur a fait venir un vent brûlant qui s'est élevé du désert, qui a mis tous tes ruisseaux à sec, et qui en a fait tarir la source. Il est vrai que tu as englouti notre Jonas, mais il a toujours été vivant dans ton sein; il y est entré comme un homme mort, afin de calmer la tempête dont le monde était agité et de sauver notre Ninive par sa prédication; il t'a vaincue, il t'a égorgée. Ce prophète fugitif, après avoir abandonné son héritage et sa maison, s'est livré lui-même entre les mains de ceux qui cherchaient à le perdre; c'est lui qui autrefois te disait par la bouche d'Osée, avec un air menaçant : « O mort, un jour je serai ta mort! ô enfer, je serai ta ruine ! » Sa mort a été pour toi un principe de mort, et pour nous une source de vie ; tu as cru le dévorer, mais c'est lui-même qui t'a dévorée; car , dans le temps qu'attirée par l'appât du corps mortel dont il s'était revêtu, tu t'apprêtais déjà à le dévorer comme ta proie, tu t'es trouvée prise toi-même à un hameçon qui t'a cruellement déchiré les entrailles. Divin Sauveur, nous vous rendons grâces, (518) nous qui sommes vos créatures, de nous avoir délivrés par votre mort de ce redoutable ennemi. Avant sa défaite qu'y avait-il de plus misérable que l'homme, qui, toujours frappé de l'image affreuse d'une mort éternelle, semblait n'avoir revu la vie que pour la perdre sans ressource ? Car « depuis Adam jusqu'à Moïse, la mort a exercé son empire sur ceux même qui n'ont point péché par une transgression de la loi de Dieu, comme a fait Adam. » Si Abraham, Isaac et Jacob sont descendus aux enfers, quel est l'homme qui sera monté au ciel ? Si ces hommes justes, qui n'étaient coupables d'aucun crime, et due vous regardiez comme vos amis, ont été compris dans le péché d'Adam et dans le résultat de sa désobéissance, quelle aura été la destinée de ces impies qui ont dit dans leur coeur : « Il n'y a point de Dieu ; » qui se sont corrompus et qui sont devenus abominables dans leurs désirs; qui se sont écartés du droit chemin, et qui, depuis le premier jusqu'au dernier, n'ont fait aucun bien ! Quoique l'on nous représente Lazare dans le sein d'Abraham et dans un lieu de rafraîchissement, n'y a-t-il pas toujours une différence infinie entre l'enfer et le royaume des cieux? Avant Jésus-Christ, Abraham est détenu dans les enfers, mais après sa mort le larron est revu dans le paradis. C'est pourquoi, lorsque ce divin Sauveur sortit du tombeau, plusieurs saints, qui étaient dans le sommeil de la mort, en sortirent avec lui et parurent dans la Jérusalem céleste. Et l'on vit alors la réalisation de cette parole de l'apôtre saint Paul : « Levez-vous, vous qui dormez, sortez d'entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera. » Jean-Baptiste crie dans le désert: « Faites pénitence, parce que le royaume du ciel est proche. » Car depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu'à présent, on ne prend le royaume du ciel que par force et on ne l'emporte que par violence. Jésus Christ nous a ouvert le paradis par sa mort, et il a éteint dans son sang ce glaive de feu que tenait un chérubin pour nous en défendre l'entrée. Il ne faut point s'étonner que l'on nous promette tous ces avantages au jour de la résurrection, puisque ceux même qui dans une chair mortelle ne rivent point selon la chair sont déjà censés citoyens du ciel, et que le Fils de Dieu dit dans l'Evangile à des hommes (tua vivaient encore sur la terre : « Le royaume de Dieu est au dedans de vous. » Ajoutez à cela due quoique, avant la résurrection de Jésus-Christ, Dieu ne fût connu que dans la Judée, et que son nom ne fût grand qu'en Israël, néanmoins cette connaissance que les Juifs avaient du vrai Dieu, ne les empêchait pas de descendre aux enfers. Dans ces temps malheureux, tous les hommes qui habitaient la terre, depuis les Indes jusqu'à la Bretagne, depuis le septentrion jusqu'au midi ; toute cette foule prodigieuse de peuples, toutes ces nations aussi innombrables dans leur multitude que différentes dans leur langage, dans leurs coutumes, dans leurs habits et leurs armes, tous ces gens-là vivaient alors et mouraient comme des bêtes (car sans la connaissance de son Créateur, tout homme est une brute). Maintenant chez toutes les nations, la renommée et les écrits ont fait connaître la Passion et la Résurrection du Christ. Je ne compte point ici les hébreux, les Grecs et les Latins, ces peuples dont Jésus-Christ consacra la foi par l'inscription mise au haut de sa croix. Les Indiens, les Perses, les Egyptiens et les Goths raisonnent aujourd'hui en véritables philosophes sur l'immortalité de l'âme, qui a paru incroyable à Démocrite, un songe à Pythagore, et dont Socrate ne s'entretint dans sa prison que pour se consoler de sa condamnation. Les Besses (1) et tant dautres peuples barbares, couverts de peaux de bêtes, et qui autrefois immolaient des hommes aux mânes des morts, oubliaient leur férocité naturelle au doux nom de la croix ; et aujourd'hui le Christ est la voix du monde entier. Mais que fais-je? quel est mon dessein? Que dois-je dire d'abord? que dois-je taire? Ai-je donc oublié les règles de la rhétorique? Occupé: du sentiment de ma douleur, abîmé dans mes larmes, étouffé par mes sanglots, me serais-je écarté de mon sujet? Qu'est devenue cette étude des belles-lettres dont j'ai fait mon occupation et mon plaisir dès mes plus tendres années? Quel usage fais-je, aujourd'hui de ces belles paroles de Télamon et d'Anaxagore, qui sont dans la bouche de tout le monde : « Je savais bien que j'étais père d'un homme mortel. » J'ai lu tous les ouvrages de Crantor, où Cicéron
(1) Les Besses étaient d'anciens peuples de la Thrace qui ne vivaient que de larcins et de brigandages. Pli. Liv. 4.
même a été chercher des adoucissements à sa douleur. J'ai parcouru tout ce que Platon, Diogène, Clitomaque, Carnéade et Possidonius ont écrit de plus propre à dissiper les plus grands chagrins; de manière que si je voulais puiser dans les ouvrages que ces philosophes ont composés en divers temps pour adoucir les peines de plusieurs personnes affligées, j'y trouverais des sources abondant es qui me rendraient fécond, quelque stérile que je fusse d'ailleurs sur ces sortes de sujets. Ils nous proposent la fermeté admirable de plusieurs grands hommes, et particulièrement de Périclès et de Rénoplion, disciples de Socrate : le premier eût le courage de parler en public avec la couronne sur la tête, dans le temps même qu'il venait de perdre deux de ses enfants; et le second, apprenant la mort de son fils, au moment où il offrait des sacrifices aux dieux, ôta la couronne qu'il portait, puis la remit aussitôt sur sa tète, ayant su due son fils avait été tué en combattant courageusement pour la patrie. Que dirai-je de ces capitaines romains, dont les grandes actions sont comme autant d'étoiles qui brillent dans nos histoires? Pulvillus faisait la consécration du Capitole, lorsqu'on lui annonça la mort de son fils qu'un accident imprévu venait de lui ravir; il n'en parut pas ému et commanda froidement que l'on fit ses obsèques en son absence. L'on a vu un Lucius Paulus recevoir dans Rome durant sept jours les honneurs du triomphe, au milieu même des funérailles de deux de ses enfants. Je ne dis rien ici d'un Maxime, d'un Caton, d'un Gallus, d'un Pison, d'un Erutus, d'un Scévola, d'un Metellus, d'un Scaurus,d'un Martius,d'un Crassus, d'un Marcellus et d'un Aufidius, qui n'ont, pas fait paraître moins de fermeté dans les disgrâces que de courage dans les combats; et dont Cicéron nous a décrit les malheurs dans le livre qu'il a intitulé de la Consolation (1).
(1) Cicéron avait composé ce livre pour se consoler de la mort de sa fille, comme il dit dans ses Tusculanes, liv. III; mais nous avons perdu cet ouvrage. Juste-Lipse en a fait imprimer un sous ce même titre, attribué à Cicéron. Il revient assez à l'idée que saint Jérôme nous donne ici de celui de cet orateur romain ; car lauteur y fait profession de suivre les maximes de Vrantor. On y trouve aussi tout ce que saint Jérôme nous dit ici de Télamon, dAnaxagoe, de Périclès, de Xénophon, de Pulvillus et des autres romains dont il cite les exemples. Il est néanmoins aisé de reconnaître la supposition de cet ouvrage, et Juse-Lipse a eu raison de dire que celui qui en est lauteur nest pas capable dêtre seulement le singe de Cicéron. Quid tam dissimile ab illo auro quam hoc plumbum ? ne simla quidem Ciceronis esse posset.
Car je ne veux pas que l'on puisse me reprocher d'avoir emprunté des autres tout ce que je dis, au lieu de le tirer de mon propre fonds. Au reste, ce que je viens de dire ici en passant doit nous couvrir de confusion, si notre foi ne nous rend pas capables de cette constance héroïque dont la vertu païenne nous a laissé de si grands exemples; je reviens donc à mon sujet. Je ne pleurerai point ici, comme Jacob et David (1), des enfants due la Loi a vus mourir, mais je recevrai avec Jésus-Christ des morts que l'Evangile voit ressusciter. Car le deuil des Juifs est la joie des chrétiens. «Le soir, » dit le prophète-roi, « nous serons dans les larmes, et le matin dans la joie. La nuit est déjà fort avancée,et le jour s'approche. » Aussi voyons-nous dans l'Ecriture sainte que les enfants d'Israël pleurèrent la mort de Moïse, et qu'au contraire ils ensevelirent Josué sur la montagne, sans donner aucune marque de douleur. Lorsque j'étais à Rome, j'écrivis à Paula une lettre pour la consoler de la mort de sa fille Blesilla, et j'employai dans cet ouvrage tout ce due les saintes Ecritures peuvent fournir de plus propre à calmer les chagrins d'une personne affligée. Je suis donc obligé aujourd'hui d'aller au même but par une route différente, de peur due l'on ne m'accuse de prendre le même chemin que j'ai fait autrefois, et dont les traces sont déjà effacées. Nous savons, vous et moi, que notre citer Népotien est avec le Christ et en la compagnie des saints, et que, voyant de près ces biens immortels qu'il n'avait qu'aperçus de loin et qu'il recherchait ici-bas avec nous comme les seuls capables de le rendre heureux, il s'écrie maintenant: « Nous avons vu de nos yeux dans la cité du Dieu des armées, dans la cité de notre Dieu tout ce que nous avions entendu dire. » Néanmoins nous gémissons toujours sous le poids de la douleur que nous cause son absence. Ce n'est pas son sort, c'est le nôtre que nous plaignons; et plus son bonheur est grand, plus aussi est grand notre regret d'en être privé. Marthe et Marie, quoique assurées de voir ressusciter
(1) Jacob pleura amèrement la mort de joseph et David celle dAbsalon.
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leur frère Lazare, pleurèrent sa mort; et Jésus-Christ. même, qui devait lui rendre la vie, le pleura pour faire voir, par ces marques de douleur, qu'il était sensible comme le reste des hommes. Saint Paul, qui souhaitait avec tant d'ardeur de se voir dégagé des liens du corps, et qui disait : « Jésus-Christ est ma vie, et la mort m'est un gain ; » cet apôtre donc, par un sentiment de charité plutôt que par un manque de foi, remercie Dieu de lui avoir rendu Epaphras, qui était atteint d'une maladie mortelle, et dont la perte aurait été pour lui un surcroît d'affliction. Combien plus vive donc doit être votre douleur, vous dont le coeur a été cruellement déchiré par la mort de Népotien, dont vous étiez tout. à la fois et l'oncle et l'évêque, c'est-à-dire le père et selon l'esprit et selon la chair? plais je vous supplie de ne vous pas abandonner à une tristesse exagérée, et de vous souvenir de cette maxime : « rien de trop. » Modérez donc un peu votre douleur, pour entendre l'éloge d'un neveu dont vous avez toujours aimé la vertu; et ne regrettez pas sa perte, mais réjouissez-vous de l'avoir eu vertueux. Je vais retracer, non pas un portrait achevé, mais une légère esquisse de ses vertus ; imitant les géographes qui ont l'art de faire sur une petite carte le plan de toute la terre. Ne regardez point mes forces, mais ma volonté. Pour louer quelqu'un les rhéteurs ont coutume de remonter jusqu'à ses aïeux, de rappeler la mémoire de leurs belles actions, et de descendre ensuite, comme par degrés, jusqu'à celui dont ils entreprennent l'éloge, afin de relever sa gloire par les vertus de ses ancêtres, en faisant voir, ou qu'il s'est toujours montré digne des plus célèbres, ou qu'il a lui-même rendu illustres ceux qui ne l'étaient pas. Dais pour moi je ne prétends point mêler ici, avec les qualités du coeur que je veux louer en Népotien, les avantages de la chair et du sang qu'il a toujours méprisés. Je ne vanterai point sa naissance, c'est-à-dire un bien qui ne lui appartient pas, puisque je sais qu'Abraham et Isaac, ces hommes si saints, ont été les pères d'lsmaël et d'Esaü, qui n'étaient que des pécheurs ; et qu'au contraire l'apôtre saint Paul met au rang des justes Jephté, dont la naissance n'était pas légitime. « Celui qui aura commis un péché, » dit Dieu dans Ezéchiel, « sera lui-même condamné à mort en punition de son crime; » par conséquent, celui qui n'aura point péché ne sera point puni de mort; car Dieu ne rejette sur les enfants ni les vertus ni les vices de leurs pères, et ils ne répondent pour eux-mêmes que depuis leur régénération en Jésus-Christ. Saint Paul commença d'abord par persécuter l'Église; mais ensuite ce loup ravissant de la tribu de Benjamin partagea sa proie et se soumit à Ananias, une des brebis du troupeau. Remontons donc jusqu'au temps où notre cher Népotien commença de renaître en Jésus-Christ, et envisageons-le comme s'il ne faisait que de sortir des eaux du Jourdain. Si quelque autre que moi faisait ici son éloge, peut-être rappellerait-il que, sacrifiant tout aux intérêts de son salut, vous avez quitté autrefois l'Orient et la solitude où vous vous étiez retiré; que, malgré notre amitié, vous m'avez abandonné cruellement, en me faisant néanmoins toujours espérer votre retour ; qu'enfin vous avez voulu donner vos premiers soins à une sueur demeurée veuve et chargée d'un petit enfant, pour, en cas qu'elle ne voulût pas suivre vos conseils , songer du moins à conserver un neveu qui vous était si cher. (Car c'est de Népotien même que je vous disais autrefois : « Quelques caresses que votre petit neveu vous fasse pour vous retenir. » ) L'on ajouterait encore qu'étant au service des empereurs, il portait un dur cilice sous la cuirasse et sous le lin; qu'il ne paraissait jamais en présence de ces maîtres du monde qu'avec un visage défait et abattu par une continuelle abstinence; que sous les habits du siècle, il combattait pour Dieu : de sorte qu'il semblait n'avoir embrassé cette profession que pour être plus en état de secourir les malheureux, de protéger les veuves et les pupilles, et de défendre ceux qui étaient injustement opprimés. Quoique tous ces retards qui nous empêchent de nous donner entièrement à Dieu ne me plaisent pas, et que l'Écriture sainte, après nous avoir fait le détail des bonnes couvres du centurion Corneille, nous parle aussitôt de son baptême; néanmoins, je compte beaucoup sur ces heureux commencements d'une foi naissante, persuadé qu'un homme qui a servi avec tant de zèle un prince étranger gagnera des couronnes dès qu'il viendra à combattre sous les enseignes de son propre roi. Népotien après avoir changé d'habit et (521) quitté le baudrier, distribua aux pauvres tout ce qu'il avait gagné au service de l'empereur, pratiquant à la lettre ce que Jésus-Christ dit dans l'Évangile : « Si quelqu'un veut être parfait, qu'il vende tout ce qu'il possède, qu'il en donne le prix aux pauvres, et qu'il me suive. » Et ailleurs : « On ne saurait servir deux maîtres; on ne saurait aimer tout à la fois Dieu et l'argent. » De tout ce qu'il possédait, il ne se réserva qu'une méchante tunique et un pauvre manteau pour se garantir du froid ; s'habillant d'ailleurs à la mode du pays, sans affecter de paraître ou plus propre ou plus négligé que les autres. Il souhaitait ardemment de se retirer dans les monastères de l'Égypte, ou de visiter les solitaires de la Mésopotamie, ou de mener une vie cachée dans ces îles de la Dalmatie qui ne sont séparées de la terre ferme que par le détroit d'Altino: cependant, il ne put jamais se résoudre à quitter un oncle et un évêque dont la vie était un modèle accompli de vertu, qu'il avait sans cesse devant les yeux, et sur lequel il pouvait aisément se former sans sortir de chez lui. Dans une même personne il imitait la sainteté d'un solitaire et respectait la dignité d'un évêque. Quoiqu'il fût toujours eu la compagnie de son oncle, néanmoins l'assiduité, comme il arrive ordinairement, ne le rendit jamais plus familier ni la familiarité moins respectueux; il l'honorait comme son propre père, et il l'admirait comme si chaque jour il l'eût vu pour la première fois. Quoi de plus? il s'engage dans l'état ecclésiastique, et, après avoir passé par tous les degrés de la cléricature, il est ordonné prêtre. O Dieu! combien ce rang où il se vit élevé lui arracha-t-il de gémissements et de soupirs ! Combien de fois refusa-t-il de prendre un peu de nourriture ! Combien de temps fut-il sans oser se montrer en public! C'est la première et la seule l'ois qu'il ait montré du chagrin contre son oncle, se plaignant qu'on le faisait prêtre trop jeune, et qu'on lui imposait un fardeau dont il ne pouvait soutenir le poids. Mais toute sa résistance ne servait qu'à redoubler l'empressement que l'on avait de le voir élevé à ces hautes fonctions; il s'en rendait plus digne par ses refus, et le sentiment qu'il avait de son indignité ne faisait qu'augmenter l'idée que l'on avait conçue de son mérite. Nous avons vu de nos jours un second Timothée (1); nous avons vu dans une grande jeunesse cette prudence consommée qui tient lieu de cheveux blancs; nous avons vu Moïse élever au rang des prêtres un jeune homme en qui il trouvait la maturité des vieillards. Népotien donc, ne voyant dans la cléricature qu'un fardeau et non un honneur, songea d'abord à vaincre l'envie par son humilité. Il prit soin ensuite de ne donner par sa conduite aucune occasion aux mauvais bruits, et de s'attirer par sa réserve l'estime de ceux qui ne pouvaient sans jalousie voir un jeune homme au-dessus d'eux. Il soulagea les pauvres, visita les malades, les retira chez lui, adoucit leurs maux par des manières honnêtes, se réjouit avec ceux qui étaient dans la joie, pleura avec ceux qui pleuraient, servit de guide aux aveugles, nourrit ceux qui avaient faim, releva l'espérance des malheureux, consola les affligés. A voir dans quel degré de perfection il pratiquait chaque vertu en particulier, l'on eût dit que toutes les autres vertus lui manquaient. Se trouvait-il avec ses égaux ou avec des prêtres, il était toujours le dernier en rang et le premier au travail. Faisait-il une bonne oeuvre, il en renvoyait aussitôt le mérite et la gloire à son oncle. S'il échouait dans quelque entreprise, il donnait à entendre qu'il s'y était engagé sans sa participation, et se chargeait lui seul du mauvais succès. En public, il le respectait comme son évêque; en particulier, il le regardait comme son hère. Il savait l'art de tempérer, par la sérénité de son visage, cet air grave que donne la vertu; son ris était toujours modéré, mais jamais bruyant. Se trouvait-il avec les veuves et les vierges consacrées à Dieu , il les respectait comme ses mères et les exhortait comme ses surs, sans jamais passer les bornes que prescrivent la modestie et la pudeur. Mais à peine était-il de retour chez lui, il se dépouillait en quelque. façon de sa qualité d'ecclésiastique, et se livrait tout entier aux pénibles exercices de la vie solitaire; s'appliquant souvent à l'oraison, passant toujours une partie de la nuit en prières, offrant à Dieu et non
(1) La comparaison que saint Jérôme fait ici de Népotien avec Timothée est fondée sur ce que celui-ci fut élevé fort jeune à lépiscopat . Cest pourquoi saint Paul lui dit : I, Tim., 4, 12, « Que personne ne vous méprise à cause de votre jeunesse. »
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pas aux hommes le sacrifice de ses larmes; jeûnant autant que ses forces, épuisées par un travail continuel, le lui pouvaient permettre; imitant en cela la prudence d'un cocher, qui ne pousse jamais trop ses chevaux. Était-il à table avec son oncle, il mangeait un peu de tout ce que l'on y servait, de manière que sans être superstitieux il était toujours sobre. Il ne parlait durant le repas que pour y proposer quelque question sur la sainte Ecriture, écoutant les autres avec plaisir, leur répondant avec modestie, s'attachant toujours à l'opinion qu'il croyait la véritable, réfutant sans emportement celle qui lui paraissait fausse, et songeant toujours plus à instruire qu'à vaincre ceux contre qui il disputait. Par une probité qui convenait parfaitement bien à son âge, il avouait de bonne foi de quel auteur il avait tiré ce qu'il disait, montrant ainsi une érudition profonde, alors même qu'il tâchait de s'en dérober la gloire. « Cette pensée, » disait-il, « est de Tertullien; celle-ci de saint Cyprien; c'est l'opinion de Lactance; c'est le sentiment de saint Hilaire; voici ce qu'en dit Minutius Félix; Victorin parle de la sorte; c'est ainsi qu'Arnobe s'explique. » Il me regardait et m'aimait comme l'intime ami de son oncle: aussi voulait-il bien me citer quelquefois. Appliqué sans cesse à la lecture des livres saints, il avait lait de son coeur comme une bibliothèque sacrée. Combien de lois m'a-t-il écrit au-delà des mers, pour me prier de lui envoyer quelqu'un de mes ouvrages! Combien de fois nia-t-il fait violence sur ce point; semblable à cet homme dont parle lEvangile, qui, par sa persévérance, contraignit son ami de se lever au milieu de la nuit pour lui prêter trois pains semblable encore à cette pauvre veuve qui, par ses importunités, força un mauvais juge à lui rendre justice. Mais il vit bien par mon silence plutôt que par mes lettres que je n'étais pas disposé à répondre à ses désirs. C'est pourquoi il me lit prier par sou oncle, qui pouvait plus librement demander cette grâce pour un autre, et qui, par le respect que réclame sa dignité, pouvait aussi l'obtenir plus aisément. Je cédai enfin à ses instantes prières, et lui dédiai un petit ouvrage qui sera un monument éternel de notre amitié. Après l'avoir reçu, il se vantait de posséder un trésor que n'avaient jamais égalé toutes les richesses de Darius et de Crésus. Il ne pouvait s'empêcher de le lire à tout moment, de l'avoir toujours entre les mains, de le porter dans son sein, d'en parler à toute heure; et comme il le lisait fort souvent dans le lit, il s'endormait sur cette lecture et laissait tomber doucement le livre sur son cur. Si quelque étranger ou quelqu'un de ses amis venait le voir, il témoignait en leur présence combien il était sensible à cette marque que je lui avais donnée de mon amitié et de mon estime. Quand il rencontrait dans mon ouvrage quelque endroit un peu faible, il prononçait tous les mots avec tant de mesure, et les faisait si bien valoir par les différentes inflexions de sa voix, que l'approbation ou la censure des auditeurs ne tombait jamais que sur celui qui le lisait. D'où pouvait naître un si grand empressement, sinon d'un grand amour de Dieu? D'où pouvait venir cette application continuelle à méditer la mort du Seigneur, sinon d'un ardent désir de se voir uni à l'auteur de la loi ? Que les autres mettent tous leurs soins à amasser de l'argent, à en remplir leurs coffres à gagner par leurs services les femmes dévotes, et à s'enrichir à leurs dépens; qu'ils deviennent plus riches dans le désert quils ne l'étaient dans le siècle; qu'ils possèdent, au service d'un Dieu pauvre, des biens qui leur manquaient au service du démon qui les donne; et que l'Église ait la douleur de voir dama l'abondance des gens que le monde a vus auparavant dans la mendicité : le caractère de Népotien au contraire fut de regarder toujours les richesses avec dédain, et de n'avoir de l'empressement due pour les livres. Mais comme il se négligea toujours lui-même, et qu'il ne chercha point d'autre ornement que celui que donne la pauvreté, aussi n'épargna-t-il aucuns soins pour bien orner l'église (1). Si l'on regarde ce que je vais dire, par rapport à ce que j'ai déjà dit, peut-être n'y remarquera-t-on rien que de fort commun; mais du moins y découvrira-t-on le même esprit jusque dans les plus petites choses. Car comme Dieu ne se fait pas seulement admirer dans la création du ciel, de la terre, du soleil, de l'océan, des éléphants,
(1) L'édition d'Erasme porte : Totum anima investigat ornatum, cest-à-dire, « il n'épargna aucuns soins pour orner et embellir son âme. » Les manuscrits portent Ecc1esia, au lieu de anima. Nous nous sommes attache à cette version comme.
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des chameaux, des boeufs, des chevaux, des léopards, des lions, mais encore dans la production des plus petits insectes, tels que sont les fourmis, les mouches, les moucherons, les vermisseaux de terre et autres semblables dont les corps nous sont plus connus que les noms et où nous découvrons les nièmes traits de la sagesse du Créateur, qui parait en toutes choses également adorable ; de même une âme qui s'est entièrement consacrée à Jésus-Christ fait les plus petites actions avec autant de soin et de zèle que les plus grandes, persuadée qu'un jour Dieu lui demandera compte de tout, même d'une parole inutile. Népotien donc fut toujours fort soigneux de bien orner l'autel, de nettoyer les murailles, de frotter le pavé de l'église, de tenir le sanctuaire propre, de rendre les vases sacrés clairs et reluisants, de faire garder exactement la porte et de la couvrir toujours d'un voile ; enfin il se montra zélé pour les moindres cérémonies, et ne négligea rien de tout ce qui concernait son ministère. Si l'on voulait le trouver , c'était dans l'église qu'il fallait le chercher. L'antiquité a vu avec admiration Quintus Fabius (1) qui, outre l'Histoire romaine qu'il composa, excella encore dans la peinture, et se rendit même plus recommandable par son pinceau que par sa plume. L'Écriture sainte nous montre aussi un Beseleel et un Hiram, né d'une femme tyrienne, qui furent remplis l'un et l'autre de la sagesse et de l'esprit de Dieu : le premier faisait tous les ornements du tabernacle, et le second tous les meubles du temple. Car il est des pommes d'un esprit si étendu et si heureux
(1) Saint Jérôme confond ici Fabus le peintre avec lhistorien, et de deux personnes il n'en fait qu'une. Le peintre s'appelait Caïus Fabius. Il peignit le temple du Salut l'an de la fondation de Coule 450, comme nous l'apprenons de Pline l. 35. c. 4. La réputation qu'il s'acquit dans cet état lui Mérita le surnom de Pictor, que ses descendants ont toujours conservé depuis. L'historien était petit-fils, de ce Caïus, et s'appelait Quintus Fabius Piclor. Il vivait du temps de la seconde guerre de Carthage dont il écrivit l'histoire, et ce fut lui, au rapport d'Appien, que le sénat envoya à Delphes après la bataille de Cannes pour consulter l'oracle dApollon sur les affaires de la république. Senatus Q. Fabium, qui et ipse annibalicarum rerum historiam conscripsit, Delphos ad oraculum misit, etc. Tite-Live nous assure aussi l. 22, c. 7. que dans son histoire de la guerre dAnnibal, il a particulièrement suivi les mémoires de Fabius, auteur contemporain. Fabium aequalem temporibus hujusce belli, potissimum auctorem habui.
qu'il n'est point d'art où ils ne se distinguent par leur habileté; semblables en quelque sorte à ces terres grasses et à ces moissons abondantes, qui souvent ne sont due troll fertiles en tiges et en épis. C'est sous ce rapport que la Grèce autrefois estima tant un certain philosophie qui se vantait d'avoir fait lui-même tout ce qui servait à ses usages : tout, jusqu'à son anneau et son manteau, était de sa façon. C'est aussi la louange que l'on peut donner à Népotien ; car il avait soin d'orner les chapelles de lEglise et les autels des martyrs de toutes sortes de fleurs, de feuillages, et de branches de vigne; et l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer le travail et le zèle d'un prêtre dans ces divers ornements, qui plaisaient à la vue autant par leur arrangement que par leur beauté naturelle. Fasse le ciel que cette vertu naissante se soutienne toujours! Que ne doit-on point attendre d'un jeune pomme qui commence ainsi? Mais hélas! qui pourrait comprendre l'étendue de notre misère? qui pourrait dire quelle est la fragilité de la vie, et sans le Christ tout n'est-il pas vanité?Pourquoi reculer? pourquoi balancer si longtemps à parler de la mort de Népotien? Je ne saurais y penser sans frémir; et comme si je pouvais ou prolonger sa vie ou différer sa mort, j'appréhende toujours d'aborder ce moment fatal. «Toute chair n'est que de l'herbe, et toute sa gloire passe comme la fleur des champs. » Que sont devenus les traits de ce beau visage et Pair majestueux de ce corps si bien fait, dont cette belle âme semblait être revêtue? Hélas! nous l'avons vu dans l'abattement et dans la langueur, semblable à un lis que le vent du midi dessèche; ou à une violette qui pâlit peu à peu et qui perd insensiblement tout son éclat. Consumé par les ardeurs d'une violente fièvre et pouvant à peine respirer, il consolait son oncle, accablé de tristesse. La joie était répandue sur son visage, et tandis que tout le monde fondait en larmes autour de son lit, il était le seul que fou voyait sourire. Vous l'eussiez vu rejeter lui-même le pallium, donner la main à ceux qui étaient auprès de lui, s'apercevoir de mille choses qui échappaient aux autres, se lever à demi pour saluer ceux qui entraient et comme pour aller au-devant d'eux. A le voir, vous eussiez dit qu'il se préparait, non pas à mourir, mais à partir, et qu'il ne quittait pas ses amis, mais (524) qu'il en changeait. Ici je sens couler mes larmes; et malgré tous mes efforts pour vaincre ma douleur, il m'est impossible de la cacher plus longtemps. Qui croirait que dans ces derniers moments il se souvint encore de notre amitié, et que dans son agonie il parut sensible au plaisir qu'il avait goûté dans nos études? Ayant pris la main de son oncle : « Je vous prie, lui dit-il, d'envoyer cette tunique, que j'avais coutume de porter lorsque je servais à l'autel, à mon citer ami Jérôme, mon père par l'âge, mon frère par la cléricature. Quoiqu'il ne vous soit pas moins citer qu'à moi, je vous conjure néanmoins de lui donner dans votre coeur la place que j'y devais occuper moi-même. » Sa vie finit avec ces paroles, et il expira en tenant la main de son oncle et en lui marquant qu'il se souvenait de moi. Vous auriez bien désiré, j'en suis sûr, qu'un coup si funeste ne vous eût pas fait connaître combien vous étiez aimé de vos compatriotes, et je ne cloute point que les marques d'affection qu'ils vous donnèrent alors ne vous eussent fait plus de plaisir dans une circonstance moins triste. Mais si ces témoignages d'estime ont quelque chose de plus agréable dans la prospérité, ils ont aussi dans l'adversité quelque chose de plus consolant. Toute la ville d'Altino (1), toute l'Italie même pleura la mort de Népotien. L'on mit son corps en terre, et son âme fût rendue au Christ. Alors vous cherchiez un neveu, et lEglise un prêtre. Votre successeur vous a précédé. Car tout le monde le jugeait digne de remplir votre place; en sorte que de deus évêques sortis d'une même famille, l'on a eu la joie d'en voir l'un élevé à cette haute dignité, et la douleur d'en voir l'autre privé par une mort prématurée. C'est une maxime de Platon, estimée et applaudie de tous les autres philosophes, « que la vie du sage doit être une méditation continuelle de la mort. » Mais l'apôtre saint Paul ajoute encore à cette pensée, lorsqu'il dit : « Il n'y a point de jour que je me meure pour votre gloire. » Car autre chose est de tenter, autre chose d'agir; autre chose de vivre pour mourir, autre chose de mourir pour vivre. Celui-là doit en mourant se voir dépouillé de toute sa gloire, au lieu que, celui-ci meurt tous les jours pour
(1) Héliodore, oncle de Népotien, était de cette ville.
acquérir une gloire toujours nouvelle. Nous devons donc avoir sans cesse devant les yeux le moment fatal qui doit décider de notre destinée, et auquel, malgré nous, nous touchons toujours de près. En effet, quand mente nous irions au-delà de neuf cents ans, couine ceux qui existaient avant le déluge, et que nous vivrions autant que Mathusalem; néanmoins, dès que cette longue suite d'années se serait écoulée, il faudrait toujours la compter pour rien. Lorsqu'une fois l'on a fourni sa carrière, et qu'une mort présente et inévitable nous ôte l'espérance d'une plus longue vie, toute la différence qu'il y a entre un homme qui n'a vécu que dix ans et un autre qui en a vécu mille est que celui-ci part chargé d'un plus grand nombre de péchés. La jeunesse passe rapidement ; les infirmités et les soucis de la vieillesse arrivent derrière elle, puis la mort impitoyable. Les anciens ont feint que Niobé, à force de pleurer, avait été changée en pierre et en bête (1). Hésiode disait qu'il fallait pleurer à la naissance des hommes, et se réjouir à leur mort. C'est aussi une belle pensée d'Ennius, qu'un des avantages des masses sur les rois, c'est qu'il est permis à un homme du peuple de pleurer ; mais qu'il sied mal à un roi de répandre des larmes. Un évêque doit en cela imiter les rois. Que dis-je? il est encore moins permis à un évêque de pleurer qu'à un roi. Un roi commande à des hommes qui sont contraints malgré eux de ployer sous son autorité; tandis qu'un évêque conduit des personnes qui se soumettent volontairement à sa direction. Celui-là gouverne ses peuples par la crainte et en fait des esclaves celui-ci au contraire se rend esclave de ceux qu'il gouverne. L'un a soin des corps qui doivent mourir un jour; l'autre veille à la conservation des âmes qui doivent vivre éternellement. Comptez que tout le monde a maintenant les yeux ouverts sur vous; que chacun observe ce qui se passe dans votre maison; que votre conduite, exposée à la vue de votre peuple, va devenir la règle de la sienne, et qu'il se croira
(1) Il faut que cet endroit ait été corrompu, car aucun auteur ne dit que Niobé ait été changée en bête; aussi saint Jérôme, dans sa lettre à Oceanus, parlant encore de cette métamorphose, dit seulement que Niobé fut changée en pierre : niobem putares, quae nimio fletu in lapidem versa est.
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obligé de vous imiter en tout ce qu'il vous verra faire. Soyez donc toujours sur vos gardes, et l'ailes en sorte qu'il ne vous échappe rien qui puisse ou autoriser les calomnies de ceux qui ne cherchent qu'à censurer vos actions, ou engager dans le mal ceux qui prennent votre conduite pour le modèle de la leur. Faites tout ce que vous pourrez, et au-delà même de ce que vous pouvez, pour vaincre la tendresse de votre coeur et pour arrêter le cours de vos larmes , de peur que l'excès de votre affection pour votre neveu ne passe, dans l'esprit des infidèles, pour un véritable désespoir. Vous devez témoigner de l'empressement de le revoir, comme s'il était absent, et non pas le regretter comme un homme mort. Enfin donnez à connaître que vous ne pleurez pas sa perte, mais que vous attendez son retour. Mais que fais-je? et pourquoi m'amuser à panser une plaie que le temps et la raison ont déjà fermée? N'est-il pas plus à propos d'exposer ici à vos yeux les calamités de notre siècle et les disgrâces de nos derniers empereurs, pour vous faire comprendre qu'au lieu de plaindre Népotien de ce qu'il n'est plus au monde, vous devez le féliciter de ce qu'il est affranchi par sa mort de toutes les misères de la vie présente? L'empereur Constance, protecteur de l'hérésie arienne, mourut au petit bourg de Mopsueste, lorsqu'il s'avançait à grandes journées pour livrer bataille aux Perses, et en mourant il eut le chagrin de laisser l'empire à son ennemi (1). Julien, après avoir vendu son âme au démon et laissé l'armée chrétienne en proie aux ennemis, se sentit frappé dans la Médie de la main de Jésus-Christ même, qu'il avait renié dans les Gaules; et en voulant ajouter à l'Empire romain de nouvelles conquêtes, il perdit celles que ses prédécesseurs avaient faites autrefois. A peine Jovien commençait-il à goûter les douceurs de la royauté, qu'il fut étouffé par la vapeur de charbon (2) ; et sa mort funeste et prématurée fut une nouvelle preuve de la fragilité et de l'inconstance des grandeurs humaines. L'empereur Valentinien, après avoir vu ravager le pays qui lui
(1) Il parle, de Julien, qui s'était fait proclamer empereur dans les Gaules et qui s'avançait déjà du côté de Constantinople pour usurper l'empire. (2) ou avait allumé ce charbon dans sa chambre pour la faire sécher. Ce prince ne rogna que huit mois.
avait donné naissance (1), mourut d'un vomissement de sang avant d'avoir eu le temps de venger sa patrie. Son frère, Valens, ayant été défait par les Goth dans la Thrace, trouva en un même lieu et sa mort et son tombeau (2). Gratien, trahi par son armée et abandonné de toutes les villes qui étaient sur son passage, se vit exposé aux outrages et. à la cruauté de ses ennemis; et tes murailles, ville de Lyon, portent encore les marques sanglantes de la main qui l'assassina (3). Le jeune Valentinien, qui n'était presque qu'un enfant, obligé d'abandonner sa cour et de vivre exilé dans un pays étranger, fut enfin tué (4) assez près de la même ville où son frère avait été assassiné (5) ; et pour ajouter l'infamie à la cruauté, l'on pendit à un arbre son corps inanimé. Que dirai-je de Procope (6), de Maxime (7) et d'Eugène (8), qui durant leur règne firent trembler toute la terre? Ils ont paru chargés de fers en présence de leurs vainqueurs, et, par une disgrâce insupportable à des hommes qui se sont vus élevés
(1) Valentinien Ier était né à Cibla en Pannonie. Les Quades ayant ravagée cette province pour venger la mort de leur roi Gabinus que Maximin avait fait assassiner, Valentinien alla lui-même les châtier ; et ces peuples ayant député les premiers, de leur nation pour lui demander pardon, il leur parla avec tant de violence qu'il se rompit une veine et mourut quelques heure; après. (2) Valens fut brûlé tout vif dans une chaumière où les Goths avaient mis le feu, sans savoir qu'il fit dedans. (3) Le comte Andragatius assassina Gratien dans Lyon par l'ordre de maxime qui s'était révolté contre lui. (4) Valentinien le jeune fut assassiné sur les bords du Rhône par Arbogaste, général de ses armées. Quoique saint Jérôme dise que ce prince n'était alors presque qu'on enfant, il avait néanmoins vingt-cinq ans, dont il en avait passé dix-sept sur le trône. (5) C'est-à-dire Gratien. Valentinien Ier , leur père, avait eu Graticn de Severa sa première femme, et Valentinien le jeune de Justine sa seconde femme. (6) Procope prit la pourpre dans Constantinople, en l'absence des deux empereurs Valentinien et Valens. Il tomba un peu après sa révolte entre les mains de Calons, qui lui fit trancher la tête et l'envoya à Valentinien. (7) Maxime était général de l'armée romaine dans la Grande-Bretagne, où il se fit proclamer empereur. De là il passa dans les Gaules, dont il se rendit maître, après avoir fait assassiner Gratien. Théodose l'assiégea et le prit dans Aquilée; et comme ce prince était sur le point de lui pardonner, les soldats l'arrachèrent à sa clémence et lui coupèrent la tête. (8) Eugène était un homme de naissance obscure, à qui Arbogaste donna l'empire, après l'avoir ôté avec la vie au jeune Valentinien. Théodose le délit encore et l'abandonna aux soldats, qui lui tranchèrent la tête.
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au faîte des grandeurs, ils ont éprouvé, avant de périr par l'épée de leurs ennemis, tout ce que la servitude a de plus honteux et de plus humiliant. L'on me dira peut-être que c'est le sort des princes d'être exposés à toutes ces révolutions, et que la foudre tombe ordinairement sur les plus hautes montagnes. Voyons donc quelle a été la destinée des simples citoyens. Je ne parle que de ceux que nous avons vus tomber depuis deux ans, et, laissant à part une infinité de personnes qui ont fini leurs jours dans la misère, je me borne à vous rapporter ici la chute de trois hommes consulaires qui ont été depuis peu le jouet de la fortune. Abundantius (1) est exilé à Pytionte, où il manque de tout. L'on a porté dans les rues de Constantinople la tête de Rufin (2) au bout d'une lance; et, pour se moquer de son insatiable avarice, l'on a été mendier de porte en porte avec sa main droite, que l'on avait coupée. Timase (3) s'est vu précipiter tout à coup du sommet des grandeurs; et, s'imaginant avoir échappé aux coups de sa mauvaise fortune, il s'estime trop heureux de mener à Asse une vie obscure et cachée. Mon dessein n'est pas de vous faire ici l'histoire des disgrâces de quelques malheureux ;j e prétends seulement exposer à vos yeux la fragilité et l'inconstance des choses humaines. Mais je ne puis sans horreur décrire toutes les calamités de notre siècle. Depuis plus de vingt ans, l'on voit tous les jours couler du sang humain entre Constantinople et les Alpes Juliennes. La Scythie, la Thrace, la Macédoine thessalonique, l'Achaïe, l'Epire, la Dalmatie, l'une et l'autre Pannonie, sont en proie aux Goths, aux Sarmates, aux Quades, aux Alains, aux Huns, aux Vandales, aux Marcomans. Combien de femmes illustres, combien de vierges consacrées à Dieu, combien d'autres personnes du sexe, également distinguées et par leur mérite et par leur naissance, ont été exposées aux emportements
(1) Abundantius avait trempé dans la révolte de Rufin. Baronius dit qu'il fut exilé à Sidon dans la Phénicie. Pytionte était un lieu désert du pays de Tzanes sur le bord du Pont-Euxin. (2) Théodose avait élevé Rufin aux premières charges de l'empire. Tandis que ce prince était allé combattre Eugène, cet ingrat trama une conspiration contre son fils Arcadius; mais elle lui coûta la vie. (3) Timase était aussi lun des complices de Rufin. Baronius dit qu'il fut relégué dans l'Oasis en Egypte.
et aux outrages de ces hommes brutaux! L'on a vu les évêques chargés de fers, les prêtres et les clercs égorgés, les églises détruites, les autels de Jésus-Christ changés en écuries, les reliques des martyrs enlevées de leurs tombeaux. Partout ce n'était que deuil et que gémissement, et l'on était frappé en tous lieux et à toute heure de l'image affreuse d'une mort présente et inévitable. Hélas ! nous voyons tomber toute la puissance et toute la voyons de l'empire romain, et néanmoins notre orgueil se soutient toujours au milieu de ses ruines! Dans quelle horrible désolation sont plongés aujourd'hui les Corinthiens, les Athéniens. les Lacédémoniens, les Arcadiens, et tous les autres peuples de la Grèce qui gémissent sous la cruelle domination de ces Barbares ! Je ne parle ici que de quelques villes qui formaient autrefois clés royaumes assez considérables. L'Orient semblait être à couvert de tous ces malheurs, et la seule consternation des peuples, alarmés du bruit qui s'en répandait partout, les lui faisait sentir. Mais enfin l'année dernière, des loups (1) non pas de l'Arabie, mais du Septentrion, sortis des extrémités du mont Caucase, ravagèrent en peu de temps toutes ses provinces. Combien de monastères ces Barbares ne prirent-ils pas! combien de fleuves ne firent-ils pas rougir du sang humain! que de monde ils traînèrent en esclavage! Antioche et toutes les villes qu'arrosent lHalis, le Cidnus , l'Oronte et l'Euphrate furent assiégées; et l'Arabie, la Phénicie, la Palestine et l'Egypte épouvantées, semblaient ne plus attendre que des fers. Quand même j'aurais les cent voix de la renommée, même une voix de fer, je ne pourrais faire l'énumération de tous les maux qu'on a eu à souffrir. Je ne songe qu'à rapporter nos calamités, et je n'entreprends pas ici d'en retracer l'histoire: Salluste même et Thucydide ne pourraient pas trouver des termes assez énergiques, ni des expressions assez vigoureuses pour les raconter. Quel bonheur donc pour Népotien de ne point voir toutes ces misères! quel avantage pour lui de
(1) Saint Jérôme veut parler des Huns que Rufin vivait fait entrer sur les terres de l'empire, pour soutenir les intérêts de sa révolte. Quand il dit qu'ils ne sont pas des loups dArabie il fait allusion à ce passage d'Abac. 1, 9. où ce prophète parlant des Chaldéens, dit selon la version des LXX. Velociores erant lupis Arabiae : ils étaient plus rapides que les loups d'Arabie.
n'en point entendre parler! Nous sommes seuls à plaindre, nous qui les ressentons et qui sommes témoins de tous les maux qu'endurent nos frères. Cependant quelque grands que soient nos malheurs, ils ne sont point capables de nous détacher de la vie présente; et nous nous imaginons toujours que la destinée de ceux que la mort a affranchis de toutes ces misères, est plus digne de compassion que d'envie. Il y a longtemps que Dieu nous l'ait sentir le poids de sa colère, et néanmoins nous ne songeons point à l'apaiser. Ce sont nos péchés qui font triompher les Barbares et succomber les Romains; et comme si nous n'étions pas assez malheureux d'être exposés à tant de revers, nous avons encore la douleur de voir périr presque plus de monde par les guerres civiles que par l'épée des ennemis. Telle fut autrefois la misère des Juifs, qu'au mépris de cette malheureuse nation, Dieu donna à Nabuchodonosor la qualité de son serviteur; et tel est aujourd'hui notre manieur que Dieu, irrité de l'excès de nos crimes, et ne daignant pas nous punir lui-même, se sert pour nous châtier d'un peuple cruel et barbare. La pénitence du roi Ezéchias arma pour sa défense un ange qui extermina durant une nuit quatre-vingt-cinq mille Assyriens. Josaphat chanta les louanges du Seigneur, et le Seigneur triompha pour Josaphat. Moïse eut recours à l'oraison, au lieu de se servir de l'épie pour combattre les Amalécites. Humilions-nous donc aussi, si nous voulons sortir de l'état malheureux oit nous sommes réduits. Je ne saurais le dire qu'à notre honte ; mais à voir les Romains, ces vainqueurs et ces maîtres du monde, craindre, trembler et succomber à la vue d'un ennemi qui ne peut pas seulement marcher, et qui se croit en danger dès qu'il touche (1) à terre , ne dirait-on pas que nous avons perdu tout à la fois et la raison et la foi? ne voyons-nous pas ici l'accomplissement de ce que les prophètes ont prédit, qu'un seul homme en ferait fuir mille? Si nous voulons nous délivrer de tous ces maux, faisons-en tarir la source ; et nous verrons en même temps les flèches de nos ennemis céder à nos javelots, leurs tiares à nos casques, et leurs méchants chevaux à notre cavalerie. J'ai passé ici les bornes d'une lettre de
(1) Jornandès ch. 24. de lhist. des Gètes, dit que les Huns étaient sans cesse à cheval, même durant la nuit. C'est ce qui fait dire à saint Jérôme quils n'osaient toucher à terre.
consolation, et en voulant vous empêcher de pleurer la mort d'une seule personne, je n'ai pu me défendre de pleurer moi-même celle de tous les hommes. L'on dit que Xerxès, ce roi si puissant qui aplanit les [montagnes et combla les mers, considérant d'un lieu élevé cette multitude prodigieuse d'hommes dont son armée était composée, ne put retenir ses larmes, en pensant que de tous ceux qu'il voyait alors il n'y en aurait pas un seul en vie au bout de cent ans. Ali! plût à Dieu que nous fussions aussi, vous et moi, en un lieu d'où lon pût découvrir toute la terre! De là je vous ferais voir le monde enseveli sous ses propres ruines ; tous les hommes acharnés à se détruire les uns les autres, nation contre nation, royaume contre royaume; les uns livrés aux tourments, les autres mis à mort; ceux-ci abîmés dans les flots, ceux-là t rainés en esclavage. Vous y verriez naître les uns et mourir les autres; ici des gens qui se marient, là des malheureux qui gémissent; ceux-là enivrés de délices, ceux-ci accablés de misère. Vous y verriez enfin non-seulement l'armée d'un Xerxès, mais tous les hommes de la terre, qui sont aujourd'hui pleins de vie et qui dans peu de temps ne seront plus au monde. Mais il faut que je succombe ici sous le poids d'un si grand sujet, et je sens bien qu'il m'est impossible de vous en donner une juste idée. Revenons donc à nous-mêmes, et descendant pour ainsi dire de ce ciel où nous nous étions élevés, faisons quelque réflexion sur ce qui nous regarde. Dites-moi, je vous prie, vous êtes-vous jamais aperçu comment vous avez passé par tous les différents degrés de l'enfance, de l'âge de puberté, de la jeunesse, de l'âge viril et de la vieillesse? Nous mourons tous les jours et nous changeons à toute heure, et néanmoins nous nous croyons immortels. Le temps même que j'emploie, ici à dicter, à écrire, à retoucher et à corriger ce que j'ai écrit est un temps qu'il faut retrancher de tua vie. A chaque point que font mes copistes, j'en perds toujours quelque portion. Nous nous écrivons souvent; nos lettres passent les mers ; et à mesure que le vaisseau avarice, nos jours s'écoulent, et chaque flot en emporte quelque moment. L'union étroite que l'amour de Jésus-Christ a formée entre nous, est le seul avantage qui nous reste. « La charité est patiente, elle est douce et bienfaisante; la charité n'est point envieuse, elle n'est point téméraire (528) ni précipitée; elle ne s'enfle point d'orgueil, » elle tolère tout, elle croit tout, elle espère tout, elle souffre lotit. La charité ne finit jamais: « elle est toujours vivante crins le coeur. C'est par elle que Népotien, quoique absent, est toujours avec nous ; c'est par elle qu'il nous embrasse tendrement, malgré ces espaces infinis qui nous séparent. Nous trouvons en lui un gage assuré de notre amitié. Unissons-nous donc étroitement ensemble et d'esprit et d'affection. Supportons la perte d'un fils qui nous était si citer, avec cette fermeté d'âme que le saint évoque Cliromatius a fait paraître à la mort de son frère. Ne parlons que de Népotien dans nos écrits et dans nos lettres : souvenons-nous de lui, puisque nous ne pouvons plus le posséder; et si sa conversation nous manque, raisons du moins en sorte qu'il ne manque jamais à nos conversations.
A DIDIER DE ROME
Sain Jérôme lengage à faire le voyage de la Terre-Sainte; il lui parle de ses ouvrages.
Lettre écrite du monastère de Bethléem 396.
Après avoir lu la lettre que vous m'avez écrite , j'ai ressenti à la vérité une grande joie des témoignages d'estime que m'accorde un homme aussi respectable et aussi éloquent que vous; mais après m'être examiné moi-même, c'est avec une véritable douleur que je me trouve indigne de toutes les louanges que vous me donnez ; et vos éloges m'honorent moins qu'ils ne m'accablent. Car, vous le savez , notre religion veut que nous marchions dans la voie de l'humilité, et c'est par la pratique de cette vertu que les chrétiens arrivent à la gloire. plais enfin, qui suis-je et quelles grandes qualités brillent en moi pour mériter l'approbation d'un savant homme comme vous? et pourquoi celui dont je crains l'éloquence me place-t-il, en me répondant, au premier rang parmi les hommes éloquents du jour? Toutefois ,j'entreprends hardiment de m'acquitter envers vous de tous les devoirs de la charité chrétienne, puisque je ne puis prendre à votre égard la qualité de maître. Je commence donc par féliciter votre sainte et vénérable soeur Sérénilla, qui, après avoir foulé aux pieds les agitations de ce monde, s'est élevée jusqu'à la tranquillité d'âme que son nom indique et que Jésus-Christ procure à ceux qui s'attachent à son service. Il est vrai que le nom qu'on vous a donné à vous-même semblait nous annoncer que vous auriez part aussi à ce même bonheur; car nous lisons que Daniel, ce prophète si saint, fut surnommé l'Homme de désirs et l'ami de Dieu, parce qu'il avait désiré comme vous de connaître les mystères des livres sacrés. Je m'acquitte donc avec plaisir de la mission que la vénérable Paula ln'a donnée, et je vous engage, avec toute l'affection que le Seigneur nous inspire, à visiter les saints lieux, afin que nous ayons la consolation de vous voir ici et de nous entretenir ensemble. S'il arrive que vous ne soyez pas content de nous et de notre société, vous aurez du moins la satisfaction d'avoir donné des marques de votre foi, en visitant les lieux consacrés par la naissance et la Passion du Sauveur, dont il semble qu'on voit encore des vestiges tout récents. Je ne vous envoie aucun de mes ouvrages, parce qu'étant publiés et entre les mains de tout le monde, je craindrais de vous envoler ce que vous avez déjà ; néanmoins, si vous désirez les l'aire copier, vous pourrez emprunter les exemplaires de sainte Marcella qui demeure au mont Aventin, ou du très saint homme Domnion qu'on peut regarder connue le Lotit de notre siècle. Pour moi, attendant votre présence, je vous donnerai tout ce que vous voudrez; ou si quelque affaire vous empêche de venir, je vous enverrai tout ce que vous pourrez me demander. A l'instar du Suétone des Latins et de l'Apollonius des Grecs, j'ai écrit il y a quelques années le Livre des hommes illustres, qui commence aux Apôtres et finit aux auteurs de notre temps. Et après avoir parlé des grands hommes qui ont honoré l'Eglise par leur science, je me suis mis moi-même comme un avorton et le moindre de tous les chrétiens à la fin de cet ouvrage, afin de faire connaître aux lecteurs les livres que j'ai composés jusqu'à la quatorzième année du règne de l'empereur Théodose. Vous pouvez emprunter ce livre des personnes que je vous ai déjà nommées ; et dans le cas où il vous manquerait quelques-uns des ouvrages marqués dans le catalogue, je m'offre de vous les l'aire transcrire, si vous le souhaitez.
529
A VITAL, PRÊTRE.
Question sur Salomon et Achaz qui ont eu des enfants à lâge de onze ans. Réponse à cette question. L'homme monstre de Lydda. Histoire d'une veuve.
Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.
Le pilote Zénon, à qui vous dites avoir donné une lettre pour moi, ne m'en a remis qu'une seule fort courte de l'évêque Amable, qui m'envoie ses présents d'habitude. Je suis fort surpris qu'il ait oublié la vôtre, puisque d'ailleurs il a eu soin de m'apporter les présents de cet évêque et les vôtres. Car je ne puis m'imaginer que vous , qui aimez la vérité , vous ayez pu vous tromper à ce point : je crois plutôt que votre lettre, dont la suscription était en latin, se sera aisément perdue parmi les papiers de cet homme, Grec de nation. Je vais donc répondre à votre seconde lettre que le diacre Héraclius m'a remise. Vous me priez de vous expliquer comment Salomon et Achaz, d'après l'Écriture, ont eu des enfants à l'âge de douze ans ; car s'il est vrai que Salomon soit monté sur le trône à l'âge de douze ans, qu'il en ait régné quarante, et que son fils Roboam avait quarante et un ans lorsqu'il succéda à son père, il résulte que Salomon a été père à l'âge de douze ans, puisqu'ordinairement les femmes n'accouchent qu'au bout de dix mois. Le même Achaz, fils de Joathan, avait vingt ans lorsqu'il fut élu roi des deux tribus de Juda et de Benjamin, et son règne dura seize ans. Après sa mort, son fils Ezéchias lui succéda, alors âgé de vingt-cinq ans; ce qui indique que, lorsqu' Ezéchias vint au monde, son père Achaz ne pouvait avoir que dix ou onze ans. Si le texte hébreu rapportait ces deux histoires autrement que les Septante, nous aurions recours à notre interprète ordinaire, et nous trouverions dans le texte quelque explication de cette question. Mais comme les exemplaires hébreux s'accordent ici avec toutes les autres versions, ce n'est point dans le texte, mais dans le sens de l'Écriture qu'il faut chercher la solution de cette difficulté. En effet qui pourrait croire qu'un enfant pût devenir père à l'âge de onze ans? On trouve dans les saintes Écritures plusieurs autres faits qui paraissent incroyables, et qui néanmoins sont très véritables; car la nature est forcée de plier sous la toute-puissance de Dieu, son auteur, et le vase d'argile ne peut dire au potier: « Pourquoi m'avez-vous fait de telle ou telle manière? » Mais d'ailleurs tout ce qui est miracle et prodige n'est plus dans l'ordre commun, et la nature ne peut en faire une règle. L'on a vu de nos jours à Lydda un homme qui était venu au monde avec deux têtes, quatre mains, un ventre et deux jambes; doit-on conclure de là que tous les hommes doivent naître de même? Nous n'avons qu'à lire les anciennes histoires, et particulièrement les auteurs grecs et latins, et nous verrons que les anciens purifiaient par des aspersions les monstrueuses productions de la nature, tant parmi les hommes que parmi les animaux. J'ai ouï dire (et Dieu m'est témoin de la vérité de mes paroles) qu'une femme prit soin d'un enfant abandonné de ses parents, lui servant elle-même de nourrice, et le faisant toujours coucher avec elle, lors même qu'il avait déjà atteint l'âge de dix ans. Or, un jour cette femme but avec excès, et se sentant brûlée par la volupté, elle engagea cet enfant par des caresses criminelles à satisfaire sa passion. Ce que le vin avait fait la première nuit, l'habitude le fit les nuits suivantes. En moins de deux mois cette femme devint enceinte par la permission du Seigneur, afin de rendre publique sa honte, elle qui, au mépris de Dieu et contre les lois ordinaires de la nature, avait abusé de la simplicité de cet enfant, et afin que ces paroles de lEvangile fussent accomplies : « Il n'y a rien de caché qui ne doive être découvert. » Considérons en même temps que l'Écriture semble accuser Salomon et Achaz d'impiété et de débauche. En effet; quoique l'un et l'autre de la race de David, ils se sont néanmoins éloignés du Seigneur; car Salomon s'est livré aux plaisirs avec tant de fureur, qu'il a entretenu jusqu'à sept cents femmes, trois cents concubines, et un nombre infini de jeunes filles qui servaient à ses plaisirs; et après avoir abandonné le Dieu de ses pères, il éleva des autels aux idoles de plusieurs nations, perdant ainsi le titre d'Ididia, c'est-à-dire de bien-aimé du Seigneur, pour celui d'amateur de femmes. Achaz envoya demander des secours au roi des Assyriens; et dans le temps même de sa plus grande affliction, il fit paraître encore un plus grand mépris du Seigneur; immolant des victimes aux (530) dieux de Damas, qu'il regardait comme les auteurs de son malheur; élevant des autels dans toutes les villes de Juda pour y offrir de l'encens, et provoquant ainsi la colère du Dieu de ses ancêtres. Il porta encore son impiété plus loin; car ayant pris et brisé tous les vases dans le temple du Seigneur, il en fit fermer les portes et dresser des autels dans toutes les places de Jérusalem. Il marcha dans les voies des rois d'Israël, élevant des statues à Baal, offrant de l'encens dans la vallée des fils d'Ennon, et faisant passer ses enfants par le feu, suivant l'idolâtrie que le Seigneur avait détruite à l'arrivée des enfants d'Israël. Il résulte de là que ces deux princes ont vécu dans le dérèglement dès leurs plus tendres années, et que la naissance prématurée de leurs enfants est une preuve qu'ils s'étaient déjà abandonnés au péché avant le temps fixé par la nature. Enfin l'on peut dire que Salomon monta sur le trône de David, son père, à l'âge de douze ans ; qu'ensuit (car l'Ecriture ne s'explique point là-dessus) David vécut encore sous le règne de son fils quelques années qu'on lui attribue, et non point à Salomon ; qu'après sa mort son fils régna seul durant quarante ans; et qu'ainsi l'histoire sainte marque et le commencement du règne de Salomon, et le temps qu'il a régné seul , c'est-à-dire qu'il n'a vécu en tout que cinquante-deux ans. Si vous doutez que, lorsque les enfants règnent du vivant de leurs pères, on compte la durée de leur règne par les années des pères et non pas des enfants, vous n'avez qu'à lire le livre des Bois, et vous verrez qu'Ozias ayant été frappé de lèpre et vivant à part dans une maison isolée, son fils Joathan gouverna le royaume et jugea le peuple jusqu'au jour de la mort de son père; et que cependant l'Ecriture dit qu'ayant succédé à son père à l'âge de vingt-cinq ans, il en régna seize, c'est-à-dire qu'il régna seul ce temps-là. Ce que nous disons de Salomon, nous devons le dire aussi d'Achaz, fils de Joathan et père d'Ezéchias. Voici une autre explication qu'on m'a donnée, ou plutôt un conte que m'a fait un certain Juif, fondé sur cette prophétie que j'ai expliquée depuis peu dans mes commentaires sur les dix divisions d'Isaïe, où ce prophète, pour réprimer la joie des Philistins qui semblaient triompher de la mort d'Achaz, leur dit : « Ne te réjouis point, terre de Palestine, de ce que la verge de celui qui te frappait a été brisée; car de la race du serpent il sortira un basilic, et ce qui en naîtra dévorera les oiseaux. » Par là lEcriture nous indique qu'Ézéchias devait succéder à Achaz. Fondé sur ce passage, ce Juif prétendait qu'Ezéchias n'était pas monté sur le trône de Juda aussitôt après la mort de son père, parce que les séditions populaires, les interrègnes, les malheurs dont toute la nation était accablée, et les différentes guerres qui s'élevèrent alors de tous côtés, avaient obligé les Juifs de différer le couronnement de ce prince. Comme ces endroits sont très difficiles à expliquer, je rapporte les différents sentiments des auteurs, plus par manière de conversation que dans le dessein de traiter la matière à fond. Au reste, il me semble que l'on doit mettre ces sortes de questions au nombre de ces fables judaïques et de ces généalogies sans fin sur lesquelles l'Apôtre défend aux fidèles de disputer. Car à quoi sert de s'attacher à la lettre, et de. s'amuser ou à critiquer un auteur, ou à démêler un point de chronologie, puisque saint Paul nous dit en termes formels : « La lettre tue et l'esprit vivifie. » Prenez la peine de relire tous les livres tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, et vous trouverez une variation si grande dans la chronologie, et tant de confusion dans les années des rois de Juda et d'Israël, que pour s'arrêter à ces sortes de questions il faut non pas aimer l'étude, mais avoir du temps à perdre. J'ai volontiers accepté les petits présents que vous m'avez envoyés, et je vous demande très instamment la continuation de l'amitié que vous m'accordez; car la vertu tic consiste pas à bien commencer, mais à persévérer. Acceptez aussi ce que j'ai chargé Didier de vous remettre.
A MARCELLA. RÉPONSE A DIVERSES QUESTIONS SUR L'ÉCRITURE SAINTE.
Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.
Vous me proposez de grandes questions, et en me les proposant vous m'instruisez moi; même et me retirez de mon apathie actuelle. Vous me demandez d'abord quelles sont ces (531) choses dont parle saint Paul, « que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, que le coeur de l'homme n'a jamais connues, et que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment? » Et comment cet apôtre a pu dire « Mais pour nous, Dieu nous les a révélées par son Esprit ? » Car si Dieu les a révélées à saint Paul, pourquoi ne pourrions-nous pas comprendre ce que cet apôtre a depuis révélé lui-même aux autres? Je vous réponds en peu de mots que nous ne devons point porter notre curiosité jusqu'à vouloir connaître ce que loeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu et ce que le coeur de l'homme n'a jamais conçu. Car si l'on ignore ce que c'est, comment peut-on le comprendre? Nous ne saurions voir durant la vie présente ce que Dieu nous promet dans la vie future. « Quand on voit ce qu'on a espéré, » dit le même apôtre, « ce n'est plus espérance, » c'est une possession paisible et assurée de ce que l'on a espéré. Ainsi, vouloir comprendre des choses qui surpassent l'intelligence humaine, c'est colonie si quelqu'un disait : « Faites-moi voir ce qui est invisible, dites-moi ce qu'on ne peut entendre, expliquez-moi ce qu'aucun ne peut concevoir. » Saint Paul veut donc dire que les choses spirituelles sont entièrement au-dessus des sens et des pensées d'un homme mortel. « Si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, » dit cet apôtre, « maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière. » Saint Jean dit aussi dans une de ses épîtres : « Mes bien-aimés, nous sommes déjà enfants de Dieu, mais notre situation future n'est pas encore évidente. Nous savons que Jésus-Christ se montrera dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est. » Parce que saint Paul dit que lui et les saints ont connu ces choses par la révélation du Saint-Esprit, il ne résulte pas qu'il les a lui-même révélées aux autres; car lorsqu'il fut ravi dans le paradis, « il y entendit des paroles ineffables qu'il n'a pu raconter aux autres, » autrement elles n'auraient pas été ineffables. Vous dites, en second lieu, que vous avez lu en passant dans mes ouvrages, que par les agneaux qui au jour du jugement seront à la droite de Jésus-Christ et par les boucs qui seront à sa gauche, on doit entendre les chrétiens et les païens, et non pas les bons et les méchants. Je ne me rappelle pas avoir jamais avancé celte proposition, mais si elle m'avait échappé, je ne serais pas assez opiniâtre pour la soutenir. Je crois pourtant, si ma mémoire est fidèle, avoir traité cette question dans mon second livre contre Jovinien, et y avoir parlé aussi (ce qui est à peu près la même chose) de la séparation des bons chrétiens d'avec les mauvais. Nous pouvons donc passer cette difficulté, puisque je rai expliquée fort au long dans cet ouvrage. Vous me demandez, en troisième lieu, comment on doit entendre saint Paul, quand il dit qu'à l'avènement du Sauveur quelques-uns « étant encore en vie seront emportés dans les nuées pour aller au-devant de lui, » et qu'ils ne seront point « prévenus par ceux qui seront morts en Jésus-Christ. » Vous voulez savoir s'ils iront au-devant de lui avec leurs corps, et s'ils ne mourront point auparavant, vu que Jésus-Christ lui-même est mort, et qu'Enoch et Elie, comme saint Jean le dit dans son Apocalypse, doivent aussi mourir, afin que personne n'échappe à l'inévitable mort. Pour peu qu'on veuille examiner toute la suite de ce passage, l'on verra que les saints qui vivront encore à l'avènement du Sauveur iront au-devant de lui avec leurs corps; en sorte néanmoins que ces corps mortels, terrestres et corruptibles seront changés en des corps glorieux, incorruptibles et immortels, et revêtus, tout vivants qu'ils seront alors, de toute la gloire qu'auront ceux qui ressusciteront. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul dit en un autre endroit : « Nous ne désirons pas d'être dépouillés de ce corps, mais d'être revêtus par-dessus, eu sorte que ce qu'il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie; » c'est-à-dire que nous ne souhaitons pas que notre âme abandonne notre corps, mais que ce corps étant toujours uni à l'âme, soit revêtu d'une gloire qu'il ne possédait pas auparavant. Ce n'est point ici l'occasion de parler d'Enoch et d'Elie qui, selon l'Apocalypse, doivent prévenir l'avènement du Sauveur; car on ne peut expliquer ce livre de saint Jean que dans un sens spirituel; ou si l'on veut s'attacher à la lettre, on se trouve réduit à donner dans les visions et les fables des Juifs, qui prétendent qu'un jour on rebâtira leur ville de Jérusalem, qu'on (532) immolera des victimes dans le temple, et que le culte spirituel que nous rendons aujourd'hui à Dieu doit faire place à leurs anciennes cérémonies, qui n'ont rien que d'extérieur et de matériel. La troisième difficulté que vous me proposez est sur ce passage de l'Evangile de saint Jean où Jésus-Christ ressuscité dit à Marie-Madeleine : « Ne me touchez pas, parce que je ne suis pas encore monté vers mon Père. » Vous êtes en peine de concilier ces paroles avec saint Matthieu qui rapporte que le Sauveur s'étant présenté devant les femmes qui le cherchaient dans le sépulcre, elles lui embrassèrent les pieds. Car enfin, dites-vous, toucher et ne point toucher sont deux choses entièrement opposées. Marie-Madeleine dont parle saint Jean est celle que Jésus-Christ avait délivrée de sept démons, afin que « là où il y avait eu une abondance de péchés, il y eût une surabondance de grâces. »Or, comme elle prenait le Sauveur pour un jardinier, qu'elle lui parlait comme à un homme ordinaire, et qu'elle cherchait parmi les morts celui qui était vivant, ce ne fut pas sans raison que Jésus-Christ lui dit : « Ne me touchez pas; » car c'est comme s'il lui eût dit Vous ne croyez pas que je suis ressuscité, vous ne méritez pas de m'approcher, ni d'embrasser mes pieds, ni de m'adorer comme votre Seigneur, parce que d'après l'idée que vous avez de moi je ne suis pas encore monté vers mon Père. Quant aux autres femmes, comme elles le reconnaissaient pour le Seigneur, et qu'elles étaient persuadées qu'il était monté vers son Père, elles méritèrent de le toucher et de lui embrasser les pieds. Mais quand bien même ce serait la même femme qui, selon un évangéliste, aurait embrassé les pieds du Sauveur, et selon un autre ne les aurait point embrassés, il serait toujours fort aisé d'expliquer et de détruire cette contradiction apparente en disant que d'abord Jésus-Christ lui défendit de le toucher, parce qu'elle était incrédule, et qu'ensuite il lui permit parce qu'elle avait reconnu son erreur. C'est aussi de la sorte qu'on explique ce que l'Evangile dit des deux larrons qui furent crucifiés avec Jésus-Christ ; car selon saint Luc l'un d'eux se confessa, mais selon saint Matthieu et saint Marc, ils le blasphémèrent tous les deux. Vous me demandez à la fin de votre lettre si notre Sauveur après sa résurrection conversa pendant quarante jours avec ses disciples, et si pendant tout ce temps il n'était point ailleurs, s'il montait au ciel ou s'il en descendait, sans priver ses apôtres de sa présence. Pour peu que vous pensiez que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, que c'est de lui qu'un prophète a dit, ou plutôt que c'est lui-même qui a dit par la bouche de ce prophète : « N'est-ce pas moi qui remplis le ciel et la terre, dit le Seigneur? » et ailleurs : « Le ciel est mon trône et la terre mon marche-pied; » et dans un autre endroit: « C'est lui qui tient le ciel et la terre dans le creux de sa main ; » et David dit aussi dans ses psaumes : « Où irai-je pour me dérober à votre Esprit, et où fuirai-je pour éviter votre face? Si je monte dans le ciel vous y êtes; si je descends dans l'enfer, vous y êtes encore; si je vais demeurer au-delà des mers; votre main même m'y conduira et ce sera votre droite qui me soutiendra ; » pour peu, dis-je, que vous réfléchissiez sur tous ces passages de lEcriture, vous n'aurez pas de peine à vous persuader due le Fils de Dieu, même avant sa ré. surrection, était tellement dans le corps dont il s'était revêtu qu'il ne cessait point d'être aussi dans son Père, renfermant tout le ciel par son immensité, pénétrant tout, contenant tout. Il est donc ridicule de croire que la puissance d'un Dieu, que le ciel ne saurait contenir, puisse être renfermée dans les bornes étroites d'un corps humain. Néanmoins ce Verbe divin qui remplissait tout, était en même temps tout entier dans le Fils de l'Homme, parce que le Verbe de Dieu, selon sa nature divine, ne peut ni être coupé par parties, ni séparé par la distance des lieux. Comme il est partout, il y est aussi tout entier. Ainsi durant. les quarante jours d'après sa résurrection, il était en même temps avec ses apôtres, et avec les anges, et avec son Père. Il occupait les extrémités de la mer et tous les lieux de la terre. Il était dans les Indes avec saint Thomas, à Home avec saint Pierre, dans l'Illyrie avec saint Paul, dans lîle de Crète avec Tite, dans l'Achaïe avec saint André, dans chaque pays avec les apôtres et les hommes apostoliques. Or, quand on dit qu'il abandonne les uns et qu'il n'abandonne pas les autres, ce n'est pas que sa nature soit bornée; mais c'est qu'il demeure avec nous et qu'il s'en éloigne selon nos mérites divers.
533
A SAINT PAULIN.
Conseils à Paulin sur la vie monastique. Qu'il n'est pas nécessaire d'aller à Jérusalem pour bien vivre. Que le ciel est ouvert pour tous les peuples . panégyrique de lempereur Théodose, par Paulin. Jérôme lengage fortement à joindre à létude des belles-lettres celle des lettres sacrées.
Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.
« L'homme de bien tire de bonnes choses du trésor de son coeur, et l'arbre se reconnaît à son fruit. » Vous nous jugez d'après vos vertus, et grand vous élevez les petits et prenez la dernière place parmi les conviés, afin que le père de famille vous fasse monter plus haut. Comment ai-je pu mériter des éloges de cette bouche éloquente (1) qui a si bien défendu les intérêts et la gloire d'un prince très religieux, moi qui n'ai rien de distingué et en qui tout est médiocre? Ne jugez donc point de mon mérite, mon très cher frère, par le nombre de mes années; ne pensez pas qu'on soit sage dès qu'on a les cheveux blancs; croyez au contraire qu'on a les cheveux blancs dès qu'on est sage, comme dit Salomon « La prudence de l'homme lui tient lieu de cheveux blancs. » Aussi Dieu commanda-t-il à Moïse de choisir soixante-dix vieillards, qu'il connût pour être de véritables vieillards, c'est-à-dire pour des hommes plus recommandables par leur sagesse que par leur âge. Daniel, jeune homme, juge des vieillards, et dans un âge où l'on n'a du penchant et du goût que pour le plaisir , il condamna les dérèglements d'une vieillesse impudique. Je le répète encore , ne jugez point de ma foi par les années, et ne pensez pas que, pour m'être engagé plus tôt que vous au service de Jésus-Christ, je sois meilleur et plus vertueux que vous. Saint Paul, ce vaisseau d'élection, cet homme qui de persécuteur est devenu apôtre de Jésus-Christ quoique appelé le dernier à l'apostolat, est néanmoins supérieur en mérite aux autres (1) saint Jérôme veut parler d'un ouvrage que saint Paulin avait composé pour l'empereur Théodose-le-Grand. Nous navons plus aujourd'hui cet ouvrage. Il semble parce qu'en dit ici saint Jérôme, que c'était une espèce d'apologie de Théodose, peut-être parce que l'auteur y justifiait la conduite de ce grand prince contre Zozime qui na rien épargné pour noircir sa réputation. Cependant Gennade, dans son catalogue des hommes illustres, dit que c'était un panégyrique de ce prince. Et saint Paulin écrivant à Sévère Sulpice, dit aussi qu'il lui envoie par Victor le panégyrique de l'empereur Théodose qu'il avait composé.
apôtres , parce qu'il a plus travaillé qu'eux tous. Judas, de qui il avait été dit : « Vous qui trouviez tant de douceur à vous nourrir des mêmes viandes que moi, qui étiez mon conseil et mon confident, avec qui je marchais avec tant d'union dans la maison de Dieu, » Judas, dis-je, trahit son ami et son maître, et convaincu de cette perfidie par les justes reproches que lui fait le Sauveur, il se pend lui-même. Le larron, au contraire, change la croix contre la couronne du martyre dans le supplice qu'il souffre pour ses crimes. Combien en voit-on aujourd'hui dont la longue vie n'est qu'une longue mort, et qui, semblables à des sépulcres blanchis, ne sont pleins au dedans due d'ossements de morts! Une ferveur naissante surmonte quelquefois une longue tiédeur; aussi vous a-t-on vu vous-même, touché de ces paroles du Sauveur : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez , » on vous a vu, dis-je, mettre ce conseil en pratique, vous dépouillant de tout pour suivre la croix toute nue, et vous déchargeant du poids accablant des richesses pour monter plus aisément au ciel par l'échelle mystérieuse de Jacob. Vous avez changé tout à la fois et de coeur et d'habit. On ne vous voit; point conserver votre argent par une sordide avarice , et porter en meule. temps, par une vanité secrète, des habits malpropres; mais prenant soin d'avoir toujours les mains pures et le coeur exempt de souillures, vous faites gloire d'être pauvre et d'esprit et d'effet. Il est fort aisé de cacher sous un visage pâle et abattu une abstinence feinte ou affectée, et de porter par orgueil un pallium déchiré, tandis qu'on vit dans l'opulence et qu'on a des revenus considérables. Cratès de Thèbes, qui était très riche, allant à Athènes pour se donner tout entier à l'étude de la philosophie, jeta une grande somme d'or qu'il portait, persuadé qu'il ne pouvait être riche et vertueux en même temps. Cependant nous marchons chargés d'or et d'argent à la suite de Jésus-Christ pauvre; et, sous un prétexte apparent de charité, nous nous appliquons entièrement à augmenter et à conserver nos richesses. Continent pouvons-nous distribuer fidèlement aux pauvres le bien d'autrui, nous qui prenons tant de soin à ménager le nôtre? (534) Quand on a bien mangé, il est fort aisé de faire l'éloge du jeûne. On ne mérite, pas de louanges pour avoir été à Jérusalem, mais pour y avoir bien vécu. La Jérusalem où l'on doit souhaiter de demeurer, n'est pas celle qui a tué les prophètes et répandu le sang de Jésus-Christ, mais celle « qu'un fleuve réjouit par l'abondance de ses eaux; » qui, située sur la montagne, ne peut être cachée; que saint Paul appelle la mère des saints, et où cet apôtre se réjouit d'avoir droit de cité avec les justes (1). Quand je parle de la sorte, ce n'est pas que je prétende m'accuser moi-même de légèreté et d'inconstance, ni condamner la démarche que ,j'ai faite en abandonnant , à l'exemple d'Abraham , mes parents et ma patrie ; mais c'est que je n'ose donner des bornes si étroites à la toute-puissance de Dieu, ni renfermer dans un petit coin de la terre celui due le ciel ne saurait contenir. On doit juger de chaque fidèle en particulier, non point par le lieu où il fait sa résidence, mais par le mérite de sa foi. Ce n'est ni dans Jérusalem ni sur la montagne de Garizim, que les véritables adorateurs adorent le Père céleste. « Dieu est esprit; il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité. L'esprit souille où il veut. La terre et tout ce qu'elle renferme est au Seigneur. » Depuis que la Judée, semblable à la toison de Gédéon, est demeurée dans la sécheresse , et que la rosée du ciel s'est répandue par toute la terre ; depuis que plusieurs sont venus d'Orient et d'Occident se reposer dans le sein d'Abraham, Dieu n'a pas seulement été connu dans la Judée, et son grand none n'a pas été renfermé dans Israël ; niais la voix des Apôtres a retenti par toute la terre, et leurs paroles se sont fait entendre jusqu'aux extrémités du monde. Le Sauveur, parlant à ses disciples dans le Temple : « Levez-vous, » leur dit-il, « sortons d'ici. » Et aux Juifs : « Vos maisons demeureront
(1) Le texte porte : In qua se municipatum cum justis laetatur habere. Saint Jérôme fait ici allusion, non pas comme l'a prétendu Erasme, à ce que dit saint Paul dans les Actes des Apôtres : Ego homo sum, non ignotae civitatis municeps ; mais à ce qu'il dit dans l'épître aux Philippiens 3, 20, selon notre vulgate: Nostra autemem conversatio in coelis est, et selon le grec: emeron gar politeuma anouranois uparxei. Noster enim municipatus in coelis est. Saint Jérôme et les anciens pères suivent ordinairement cette version.
désertes. » Si le ciel et la terre doivent passer, toutes les choses de la terre passeront aussi. Si donc il y a quelque avantage à demeurer dans les lieux où le Sauveur du monde a accompli les mystères de sa croix et de sa résurrection, c'est pour ceux qui, portant leur croix, et qui, ressuscitant tous les jours avec Jésus-Christ, se rendent dignes d'une demeure si sainte. Mais que ceux qui disent : « Ce temple est au Seigneur, ce temple est au Seigneur, » écoutent ce que leur dit l'apôtre saint Paul: « Vous êtes le temple du Seigneur, et le Saint-Esprit habite en vous. » Le ciel est également ouvert et aux citoyens de Jérusalem et aux habitants de la Bretagne, parce que « le royaume de Dieu, » dit Jésus-Christ, « est au-dedans de vous. » Saint Antoine et une infinité de solitaires de lEgypte, de la Mésopotamie, du Pont, de la Cappadoce, de l'Arménie sont allés au ciel, quoiqu'ils n'aient jamais vu Jérusalem. Saint Hilarion, qui était né et qui vivait dans la Palestine, ne visita qu'une seule fois Jérusalem et n'y demeura qu'un seul jour, pour ne pas paraître mépriser les lieux saints dont il était voisin et renfermer Dieu dans cette seule ville. Depuis l'empereur Adrien jusqu'à Constantin, c'est-à-dire pendant près de cent quatre-vingts ans, les païens ont adoré l'idole de Jupiter au lieu même où Jésus-Christ est ressuscité; ils ont rendu le même culte à une statue de marbre qu'ils avaient consacrée à Vénus sur la montagne où le Fils de Dieu fut crucifié. Ces ennemis déclarés du nom de chrétien s'imaginaient qu'en profanant les lieux saints par un culte idolâtre ils pourraient abolir la croyance à la mort et à la résurrection du Sauveur. Il y avait aussi un bois consacré à Thamus (1), c'est-à-dire à Adonis près de la ville de Bethléem, ce lieu le plus auguste de l'univers, dont le prophète-roi a dit : « La vérité est sortie de la terre ; » et l'on pleurait le favori de Vénus dans l'étable
(1) Thamus est un mot hébreu et syriaque qui se trouve dans Ezéchiel, 8. 11. et que les LXX ont conservé dans leur version. Et ecce ibi mulieres sedebant plangentes Thamus. Notre fulgale porte : plangentes Adonidem. Saint Jérôm expliquant cet endroit dÉzéchiel, dit que les femmes célébraient tous les ans au mois de juin une fête solennelle, et pleuraient la mort d'Adonis qui avait été tué dans ce mois-là, et que c'est pour cela que les hébreux donnaient le nom de Thamus à leur quatrième mois, qui répond à notre moi, de juin.
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où l'on avait entendu les premiers cris de Jésus-Christ enfant. Mais à quoi bon, me direz-vous, un si long préambule ? C'est pour vous apprendre que vous pouvez, sans préjudice de votre foi, vous passer de voir la ville de Jérusalem ; que, quoique je demeure dans un lieu si saint, je n'en suis pas meilleur pour cela; et que, soit ici, soit ailleurs, vos bonnes uvres sont toujours d'un égal mérite aux yeux de Dieu. Au reste, pour ne point vous déguiser ici mon opinion, quand je pense et au parti que vous avez embrassé et à la ferveur avec laquelle vous avez renoncé au monde, il me semble que vous ne devez plus être indifférent aux lieux de votre demeure. Après vous être éloigné de la foule et du tumulte des villes, vivez à la campagne, cherchez le Christ dans la retraite, priez seul avec; lui sur la montagne, n'ayez d'autre voisinage que celui des lieux saints, afin de renoncer entièrement aux villes et de demeurer constamment attaché à votre état. Je ne parle ici ni aux évêques, ni aux prêtres, ni aux clercs; leur condition est différente de la vôtre ; je parle à un moine, mais un moine autrefois distingué dans le monde par sa naissance; qui, pour mener une vie humble et cachée, et pour mépriser toujours ce qu'il a une fois méprisé, a mis aux pieds des Apôtres tout. ce qu'il possédait, et montré par là que toutes les richesses de la terre ne méritent que d'être foulées aux pieds. Si les lieux que Jésus-Christ a sanctifiés par sa mort et par sa résurrection n'étaient pas dans une ville très célèbre, où il y a avocats, et soldats, et femmes débauchées, et comédiens, et baladins, et tout ce qu'on a coutume de. voir dans les autres villes; ou si cette ville n'était fréquentée que par les moines, tous les moines devraient y établir leur demeure. Mais quelle folie serait-ce de renoncer au siècle , d'abandonner son pays, de s'éloigner des villes, de faire profession de la vie monastique, si l'on venait à s'engager dans le commerce du grand monde avec moins de ménagement et beaucoup plus de péril que dans le lieu même de sa naissance! On vient à Jérusalem de toutes les parties du monde; cette ville est remplie de toutes sortes de gens , et l'on y voit une si grande foule d'hommes et de femmes, qu'on est contraint d'y souffrir tout à la fois la vue de mille objets qu'on avait voulu éviter et qu'on ne rencontre ailleurs qu'en partie. Mais puisque vous me priez en frère de vous marquer la route que vous devez tenir, je vous parlerai sans déguisement et à coeur ouvert. Si vous avez dessein de vous engager dans les fonctions du sacerdoce, ou si le ministère et peut-être même la dignité de l'épiscopat a de l'attrait pour vous, demeurez dans les bourgs et dans les villages , et tâchez de vous sauver en travaillant au salut des autres. Mais si vous voulez mener une vie qui réponde au nom de moine que vous portez, c'est-à-dire dun homme qui est séparé du reste des hommes , abandonnez les villes qui sont la demeure de plusieurs personnes et non point de ceux qui l'ont profession de vivre seuls et à l'écart. Il n'y a point de condition dans la vie humaine qui n'ait ses héros et ses maîtres. Que les généraux de l'armée romaine imitent les Camilles, les Fabricius, les Régulus, les Scipions; que les philosophes suivent Pythagore, Socrate, Platon, Aristote; que les poètes étudient Ménandre, Homère, Virgile , Térence ; les historiens Thucydide, Salluste, Hérodote, Tite-Live ; les orateurs les Gracques, Lysias, Cicéron, Démosthène ; et pour venir à notre religion, que les évêques et les prêtres imitent les Apôtres et les hommes apostoliques ; héritiers de leurs charges et de leurs dignités, qu'ils tâchent de l'être encore de leur mérite et de leurs vertus. Mais nous, nous avons aussi les maîtres de notre profession , c'est-à-dire les Pauls, les Antoines, les Juliens, les Macaires et les Hilarions; et pour revenir à l'autorité des saintes Ecritures, reconnaissons pour nos maîtres Élie, Élisée et les enfants des prophètes qui, toujours retirés à la campagne et vivant dans la solitude, se bâtissaient des cabanes sur les bords du Jourdain. On doit mettre aussi au nombre de ces illustres solitaires les enfants de Rechab, dont Dieu même a lait l'éloge par la bouche de Jérémie : ils ne buvaient ni vin ni aucune autre liqueur capable d'enivrer; ils logeaient sous des tentes, et le Seigneur leur promit que leur race ne cesserait point de produire des hommes qui se tiendraient toujours en sa présence. Je crois que c'est en ce sens qu'on doit entendre le titre du psaume soixante-dixième, qui porte : « Des enfants de Jonadab et de ceux qui ont été les premiers conduits en (536) captivité (1). » C'est de ce Jonadab, fils de Rechab, qu'il 4-st dit dans le livre des Rois, que Jéhu le fil monter avec lui dans son chariot; et c'étaient ses enfants qui demeuraient toujours sous des tentes et qui furent contraints de se réfugier dans la ville de Jérusalem pour se mettre à couvert des irruptions de l'armée des Chaldéens. C'est pour cela qu'on dit qu'ils souffrirent les premiers les malheurs de la captivité, parce que, ayant toujours joui dans la solitude d'une heureuse liberté, ils se virent alors renfermés dans la ville de Jérusalem comme dans une espèce de prison. Puis donc que vous êtes encore attaché à une femme vertueuse (2) qui est votre soeur en Jésus-Christ, et que vos engagements ne vous permettent pas de marcher avec liberté dans les voies de la perfection, je vous conjure de fuir les compagnies, les festins, les vains compliments et les complaisances affectées des hommes du monde, comme autant de chaînes qui ne sont propres qu'à vous rendre esclave de la volupté. Mangez sur le soir un peu d'herbes et de légumes; que ce soit pour vous des délices exquises que de manger quelquefois quelques petits poissons. Quand on se nourrit de Jésus-Christ, et qu'on tourne vers lui tous les désirs de son coeur, on se met fort peu en peine de la qualité des viandes dont on nourrit le corps. Estimez autant le pain et les légumes que les viandes les plus délicates qui ne flattent le goût qu'en passant, et qu'on ne sent plus quand une fois on en est rassasié. J'ai traité ce sujet plus à fond et avec plus d'étendue dans les livres contre Jovinien ; vous pouvez les consulter. Soyez toujours appliqué à la lecture de l'Ecriture sainte, vaquez souvent à la prière; prosterné devant Dieu, élevez vers lui toutes vos pensées, veillez souvent et mettez-vous quelquefois au lit sans avoir mangé. Fuyez les vains applaudissements des hommes, et regardez comme de véritables ennemis ceux qui vous donnent des louanges affectées. Distribuez vous-même votre argent à vos frères et aux pauvres; car il est rare de trouver de la bonne foi parmi
(1) Ce titre ne se trouve point dans le texte hébreu ; et il a été ajouté depuis pour nous marquer que David était lauteur de ce psaume, et que les enfants de Jonadab sen servirent lors de la première captivité de Babylone, qui arriva sous le règne de Joachim. (2) Elle sappelait Thérasia.
les hommes. Si vous ne voulez pas me croire, souvenez-vous de l'avarice et de la perfidie de Judas. Ne faites point vanité d'être vêtu pauvrement. N'ayez aucun commerce avec les gens du siècle et particulièrement avec les grands. Qu'est-il nécessaire de voir souvent ce que vous avez méprisé pour embrasser la vie monastique? Que votre femme surtout ait soin d'éviter la compagnie des femmes du monde; et si quelquefois elle est obligée de se trouver avec elles, qu'elle ne rougisse point de se voir avec un habit pauvre et négligé parmi des personnes couvertes de soie et de pierreries; puisqu'un habit simple et modeste est en elle la marque de la vie pénitente dont elle fait profession, et qu'au contraire la richesse et la magnificence des habits est dans les autres un motif d'orgueil et de vanité. Après avoir distribué votre bien aux pauvres avec une fidélité et un désintéressement qui a fait tant d'éclat dans le monde et qui a été si universellement applaudi, prenez garde de vous charger du soin de distribuer celui des autres. Vous comprenez bien ce que je veux dire, car le Seigneur vous a donné l'intelligence en toutes choses. Ayez la simplicité de la colombe pour ne tendre des piéges à personne, et la prudence du serpent pour éviter ceux qu'on pourrait vous tendre. Un chrétien qui se laisse tromper est presque aussi blâmable que s'il trompait les autres. Quand un solitaire ne vous entretiendra due d'argent (excepté lorsqu'il s'agira de faire l'aumône, car il est permis à tout le monde de la faire), regardez-le plutôt comme un marchand que comme un véritable solitaire. Ne donnez rien à qui que ce soit, sinon à ceux qui sont véritablement dans le besoin et qui n'ont pas de quoi se nourrir et se vêtir; de peur que les chiens ne mangent le pain des enfants. Une âme chrétienne est le véritable temple de Jésus-Christ, c'est elle que vous devez orner et revêtir; c'est à elle que vous devez faire des présents, c'est en elle que vous devez recevoir Jésus-Christ. A quoi sert de faire briller les pierreries sur les murailles, tandis due Jésus-Christ meurt de faim en la personne du pauvret Vous n'êtes plus le maître de vos biens; vous n'en êtes que le dispensateur. Souvenez-vous d'Ananie et de Saphire. Ils se réservèrent par une timide précaution une partie de leur héritage ; mais pour vous, prenez garde de dissiper, par une (537) profusion indiscrète, le bien qui appartient à Jésus-Christ , c'est-à-dire de donner, par une charité mal réglée, le bien des pauvres à ceux qui ne sont point véritablement pauvres, et de perdre ainsi, selon la pensée d'un homme très sage, le fruit de vos libéralités par une libéralité mal entendue. Prenez garde de vous laisser surprendre par ces gens qui, sous les apparences trompeuses d'une fausse sagesse, veulent passer pour des Catons, et à qui on peut appliquer ce que dit un poète : « Malgré l'apparence de la sagesse, je vous connais à fond et je lis dans votre coeur. » C'est quelque chose de grand, non pas de paraître chrétien, mais clé l'être véritablement. Il arrive même, par je ne sais quel renversement de raison, que le monde donne ordinairement son approbation à ceux qui n'ont point celle de Dieu. Ne m'appliquez pas ici ce qu'on dit vulgairement . que la truie veut instruire Minerve. Comme vous êtes prêt à vous embarquer sur une mer dangereuse, j'ai cru devoir vous donner en ami ces salutaires conseils, afin que vous puissiez éviter les écueils où j'ai fait moi-même naufrage. J'aime mieux que vous ayez à me reprocher mon peu d'expérience que mon peu d'amitié. J'ai lu avec bien du plaisir le livre que vous avez composé pour la défense de l'empereur Théodose et que vous m'avez l'ait la grâce de m'envoyer. Il y a dans cet ouvrage beaucoup d'éloquence et de logique; le dessein surtout m'en plait extrêmement. Comme vous surpassez les autres dans la première partie de votre ouvrage, aussi vous surpassez-vous vous-même dans la dernière. Le style en est concis et les expressions nettes; on y trouve une pureté égale à celle de Cicéron, jointe à des pensées solides et, judicieuses. Car, comme dit an certain auteur, un discours dont toute la beauté consiste dans les mots est toujours faible et pauvre. Il y a d'ailleurs beaucoup d'ordre dans votre livre; tout y est soutenu, tout y est lié naturellement, ou avec ce qui précède, ou avec ce qui suit. Heureux l'empereur Théodose d'avoir eu pour avocat un orateur chrétien si éloquent et si habile! Vous avez relevé par cet ouvrage l'éclat de la pourpre de ce prince; vous avez démontré aux siècles futurs l'utilité de ses lois. Courage donc! après un si beau coup d'essai, que ne doit-on pas attendre de vous? Oh ! si je pouvais conduire un esprit de ce caractère, non point, comme disent les poètes, sur les monts ioniens et sur le haut de l'Hélicon, mais sur les montagnes de Sion, de Thabor, et de Sinaï! Si je pouvais l'instruire de ce que j'ai appris, et lui donner, comme de la main à la main, l'intelligence des mystères qui sont renfermés dans les livres des prophètes! nous verrions naître parmi nous quelque chose de plus beau et de plus grand que tout ce que la savante Grèce a jamais produit. Ecoutez donc, mon cher ami, mon cher frère, vous qui servez avec moi le même maître, écoutez et apprenez par quelle route vous devez marcher pour arriver à l'intelligence des Ecritures saintes. Il n'y a aucun endroit dans les livres divins qui n'ait de grandes beautés ; et jusque dans le sens littéral, tout y brille; mais ce qu'ils ont de plus agréable et de plus doux est caché sous la lettre. Si l'on veut manger lamande, il faut casser le noyau.« Otez le voile qui est sur mes yeux, » disait David, « et je considèrerai les merveilles qui sont renfermées dans votre loi. » Si ce grand prophète avoue qu'il est dans les ténèbres de l'ignorance, de quelle profonde nuit devons-nous être environnés, nous qui lie, sommes que des enfants presque encore à la mamelle ! Dieu a mis ce voile, non-seulement sur les yeux de Moïse, mais encore sur les livres des Evangélistes et des Apôtres. Le Sauveur ne parlait au peuple qu'en paraboles; et, pour leur faire voir que ce qu'il leur enseignait était mystérieux, il disait: « que celui-là entende, quia des oreilles pour entendre. » Il faut que tout ce qui est écrit nous soit ouvert par celui « qui a la clef de David ; qui ouvre, et personne ne ferme ; qui ferme, et personne n'ouvre. » Tout autre que lui ne saurait nous ouvrir ces livres sacrés. Si vous bâtissiez sur ce solide fondement, ou plutôt si vous mettiez par là la dernière main à vos ouvrages, nous n'aurions rien de plus ])eau, de plus savant ni de mieux écrit en notre langue. Tertullien est fort sentencieux, mais son style est dur et obscur. Celui de saint Cyprien,
(1) La texte porte Itabyrium, conformément aux Septante, qui ont coutume, comme saint Jérôme le remarque dans son commentaire sur le chap. 5 dOsée, de donner aux noms hébreux une terminaison grecque. Cest ainsi que dEdom, ils ont fait Idumaea , et de Tabor , Itabyrium.
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semblable à une source très pure, est doux et coulant, et toujours égal; mais ce Père n'a fait aucun traité sur les saintes Ecritures, parce qu'il s'est uniquement appliqué à inspirer l'amour et la pratique des vertus chrétiennes, et que d'ailleurs il s'est vu continuellement exposé à une cruelle persécution qui ne lui laissait ni le temps ni la liberté décrire. Victorin, qui a revu la couronne d'un illustre martyre, ne saurait exprimer ses pensées. On trouve dans Lactance un fond d'éloquence qui égale presque celle de Cicéron ; mais plût à Dieu qu'il eût établi aussi solidement la vérité de notre foi, qu'il a facilement ruiné les fondements des religions étrangères! Arnobe est inégal et confus, et il n'y a ni ordre ni justesse dans ses ouvrages. Le style de saint Hilaire se ressent de cette élévation et de cette majesté propres à l'éloquence gauloise. Mais comme ce Père y joint aussi les beautés et les ornements de la langue grecque , il s'embarrasse quelquefois dans des périodes si longues que les simples n'y sauraient rien comprendre. Je ne dis rien de nos autres écrivains, soit morts, soit vivants, et je laisse à d'autres à faire après moi la critique de leurs ouvrages. Je reviens à vous, mon cher camarade , mon ami , mais un ami que j'ai aimé avant de le connaître. Je vous prie d'être persuadé que l'adulation n'a aucune part aux sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous, et que je suis plus capable de me laisser ou aveugler par l'erreur, ou prévenir par l'amour, que de séduire un ami par d'indignes flatteries. Vous faites paraître dans vos ouvrages beaucoup d'esprit et beaucoup d'éloquence ; votre style est pur et facile ; cette facilité et cette pureté avec laquelle vous vous exprimez est accompagnée de beaucoup de justesse ; car quand la tête est saine, tous les sens sont vifs et animés. Si à cette justesse et à cette éloquence qui parait dans vos écrits vous joigniez ou l'étude ou l'intelligence des saintes Ecritures, je vous verrais bientôt tenir le premier rang parmi nos écrivains, monter avec Joab (1) sur les toits de Sion,
(1) Les éditions d'Erasme et de Marianus portent : ascendentem cum Jacob ; nous avons suivi les manuscrits qui portent rare Joab; car saint Jérôme fait ici allusion à ce qui est écrit au livre 1, des Paral. c. 11. v. 6, que Joab monta le premier à l'assaut , lorsque David assiégea la citadelle de Sion.
et prêcher sur le haut des maisons ce que vous auriez appris en secret. Hâtez-vous donc, je vous prie, de vous appliquer sérieusement à cette étude. « On n'a rien en ce monde sans soucis et sans travail. » Distinguez-vous dans l'Eglise comme vous vous êtes distingué dans le sénat. Tandis que vous êtes jeune et à la fleur de votre âge, avant d'être surpris par les infirmités de la vieillesse ou une mort imprévue; amassez des richesses que vous puissiez répandre tous les jours, sans que la source en tarisse jamais. Je ne saurais rien souffrir en vous de médiocre, je désire que tout y soit dans un souverain degré de perfection. Je ne vous dis point avec quelle affection et quel empressement j'ai reçu ici le respectable prêtre Vigilantius; j'aime mieux que vous lappreniez de lui-même. Il est parti bien vite et il n'a pas fait ici un long séjour. Je ne vous dirai point quelle a été la cause d'un départ si précipité; car je ne veux offenser personne. Cependant je l'ai retenu quelque temps, comme un homme qui ne faisait que passer et qui avait hâte de partir. Je n'ai cessé de lui faire connaître les sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous; vous jugerez, par ce qu'il vous en dira, si je mérite d'être de vos amis. Saluez, je vous brie, de ma part, votre sainte femme qui sert avec vous le Seigneur.
A RUFIN
Sur le jugement de Salomon. Longue maladie de Jérôme. Plaie qu'il a à la main droite.
Lettre écrite du monastère de Bethleem. Date incertaine.
La renommée souvent nous trompe sous un double rapport, en publiant faussement des choses mauvaises sur les bons et des choses favorables sur les méchants. Aussi je me réjouis de votre bienveillance à mon égard et de l'amitié du saint prêtre Eusèbe, et ;je ne doute pas que cette bienveillance et cette amitié ne soient les mêmes en public ; mais je redoute le jugement secret de votre conscience. C'est pourquoi je vous prie, au contraire, de vous souvenir de moi et d'obtenir que je sois digne en effet de vos louanges.
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Si vous avez fait la première démarche vis-à-vis de moi, et si je ne vous réponds qu'après, ce n'est point négligence de ma part, mais ignorance de vos sentiments; car si je les avais connus, je vous aurais prévenu. L'explication du jugement de Salomon, dans le différend des deux courtisanes, est clair sous le rapport littéral. Il s'agit d'un enfant de douze ans qui, contrairement à son âge, juge des affections les plus intimes de la nature humaine. Aussi a-t-il été admiré, et tout Israël le respecta parce qu'il ne se tromperait point sur les choses les plus évidentes, lui qui avait saisi si habilement les choses cachées. Quant au sens figuré ( l'apôtre saint Paul disant que tout arrivait aux Juifs figurément, et qu'on l'écrivait pour nous qui vivons à la fin des siècles ), quelques auteurs grecs pensent qu'il s'applique à la Synagogue et à l'Église, et que l'histoire juive doit être rapportée à ce temps où, après la Passion et la Résurrection, le véritable Salomon, c'est-à-dire le roi pacifique, a commencé à régner tant sur Israël que sur toutes les nations. Que la Synagogue et l'Église soient représentées sous la ligure de deux courtisanes, il n'y a aucun doute, et cela parait au premier abord un blasphème. -liais si nous recourons aux prophètes , Osée ne prend-il pas pour femme une courtisane, qui lui donne des enfants de prostitution, puis une femme adultère? Ezéchiel n'accuse-t-il pas Jérusalem d'avoir, comme une courtisane , suivi ses amants , de s'être abandonnée aux premiers venus, et de l'avoir fait dans les endroits les plus fréquentés. C'est pourquoi nous remarquons que le Christ n'est venu au monde que pour marier les courtisanes , ne faire qu'un seul bercail des deux troupeaux après avoir détruit le mur de séparation, réunir dans la même bergerie les brebis auparavant malades. L'Église et la Synagogue sont dans ces deux baguettes, qui, selon le prophète Ezéchiel, se joignent ensemble, et desquelles le Seigneur dit dans Zacharie : « Je pris alors deux baguettes ; j'appelai l'une la beauté, et l'autre le faisceau, et je menai paître le troupeau. » Cette femme débauchée dont parle l'Évangile, qui arrosa de ses larmes les pieds du Sauveur, qui les essuya avec ses cheveux, et qui obtint le pardon de tous ses crimes, ne nous représente-t-elle pas bien encore l'Église formée des Gentils? Je n'ai rapporté cet exemple que pour prévenir d'abord ceux qui pouvaient trouver mauvais que l'on comparât la Synagogue et lEglise à deux femmes de mauvaise vie, et à l'une desquelles Salomon adjugea l'enfant dont elles se disputaient la possession. On me demandera peut-être comment l'idée d'une femme prostituée peut convenir à l'Église, qui n'a ni tache ni ride? Je ne dis pas qu'elle ait toujours persévéré dans ce malheureux état; je dis seulement qu'elle y a été. quand l'Évangile dit que Jésus-Christ alla manger chez Simon le lépreux, ce n'est pas que ce pharisien fût couvert de lèpres lorsqu'il reçut le Sauveur en sa maison , mais parce qu'il avait eu autrefois cette maladie. Le même Evangile, nommant les Apôtres , appelle saint Matthieu publicain, pour nous apprendre, non pas que cet apôtre ait tenu le bureau des impôts depuis son élection à l'apostolat, mais parce qu'il avait auparavant exercé cet emploi , et que là où il y avait eu abondance de péchés, il y avait eu aussi surabondance de grâces. Considérez donc ce que l'Église répond aux calomnies de la Synagogue . « Nous demeurions, dit-elle, cette femme et moi, dans une maison. » Car, après la résurrection du Sauveur, lÉglise a été formée des Juifs et des Gentils. « Et je suis accouchée dans la même chambre où elle était ; » parce que l'Eglise des Gentils , qui auparavant n'avait ni loi ni prophètes, a accouché dans la maison de la Synagogue. Elle n'est pas sortie de sa chambre, au contraire elle y est entrée, comme il est dit dans le Cantique des cantiques : « Le roi m'a fait entrer dans son appartement , » et de suite : « Je ne vous mépriserai point, mais je vous ferai entrer dans la maison de ma mère , et dans la chambre de celle qui m'a donné la vie. » « Cette femme est aussi accouchée trois mois après moi. » Si vous considérez Pilate, qui dit en se lavant les mains : « Je suis innocent du sang de ce juste; » le centenier qui fait cet aveu au pied de la croix : « Cet homme était véritablement le Fils de Dieu; » ces Gentils, qui prient saint Philippe de leur procurer l'avantage de voir le Sauveur, vous admettrez aisément que l'Église a enfanté avant la Synagogue , et qu'ensuite est né le peuple juif (540) pour qui Jésus-Christ avait fait cette prière à son Père: « Pardonnez-leur, mon Père, car ils ne savent ce qu'ils font. » Trois mille crurent en un seul jour, et cinq mille en un autre. « Nous étions ensemble. » Car la multitude des croyants n'avait qu'un cur et qu'une âme; « et il n'y avait que nous deux dans la « maison ; » nous n'avions en notre société ni ces Juifs qui blasphèment contre le Sauveur, ni ces Gentils qui adorent les idoles. Or « le fils de cette femme est mort pendant la nuit ; » car c'est être dans les ténèbres que de vouloir s'attacher à l'observance des anciennes cérémonies, et allier le joug accablant de la loi de Moïse à l'heureuse liberté que, nous donne l'Évangile. Et « sa mère l'a étouffé en dormant, » parce qu'elle ne pouvait pas dire comme l'épouse des Cantiques : « Je dors et mon coeur veille. » « Et se levant au milieu de la nuit, et pendant que je dormais, elle a pris mon fils, qui était à mon côté , et l'a mis auprès d'elle. » Relisez toute l'Epître de saint Paul aux Galates, et vous verrez avec quelle application et quel empressement la Synagogue tâche d'attirer à son parti les enfants de l'Eglise: ce qui fait dire à cet apôtre : « Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l'enfantement jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. » Mlle enleva l'enfant, qui était en vie, non pas pour le posséder , mais pour le faire mourir; car ce n'était point par le désir d'avoir un enfant qu'elle l'avait pris, nais par envie; et elle mit malicieusement dans le sein de lEglise l'enfant à qui l'observance des cérémonies de l'ancienne loi avait donné la mort. Je serais trop long si je voulais expliquer ici en détail comment l'apôtre saint Paul et les écrivains ecclésiastiques ont fait voir que l'enfant qui vivait sous le joug de la loi n'était point l'enfant de l'Église , et comment cette véritable mère reconnut au grand jour celui qu'elle n'avait, pu distinguer dans la nuit. Voilà quel fut le sujet de la dispute qu'eurent ces deux femmes eu présence du roi ; l'une disant : « C'est votre fils qui est mort , et le mien est vivant. » Et l'autre lui répliqua : « Vous ne dites pas vrai ; c'est mon fils qui est vivant, et le vôtre est mort. Ainsi disputaient ces deux mères en présence de Salomon. Alors ce prince ( ou plutôt le Sauveur, dont il était la figure, comme il paraît par le psaume soixante-onzième, qui porte le titre de Salomon, et où le prophète nous décrit d'une manière évidente la gloire du règne de Jésus-Christ, et non pas celui de Salomon, qui a fini avec sa vie), alors, dis-je, ce véritable Salomon fait semblant d'ignorer la vérité du fait dont il s'agit, et de n'être pas plus éclairé sur cela que le reste des hommes, comme quand il dit en parlant de Lazare : « Où l'avez-vous mis? » et de cette femme malade d'une perte de sang : « Qui estce qui m'a touché? » Il commande qu'on lui apporte cette épée, dont il dit : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu y apporter la paix , mais l'épée ; car je suis venu séparer l'homme d'avec son père , la fille d'avec sa mère, et la belle-fille d'avec sa belle-mère; et l'homme aura pour ennemis ceux de sa maison. » Il consulte les sentiments de la nature dont il est lui-même l'auteur; et, pour satisfaire ces deux femmes, il veut partager entre la loi et la grâce l'enfant qui est encore en vie. Ce n'est pas qu'il veuille effectivement faire ce partage, mais il fait semblant de le vouloir, afin de confondre les importuns de la Synagogue. Celle-ci, qui ne pouvait souffrir que le fils de l'Église vécût sous la loi de la grâce et fût sauvé par le baptême , consent qu'on le partage, souhaitant plus sa mort que sa possession. Mais l'Église, qui le reconnaît pour son véritable enfant, le cède volontiers à sa compagne, aimant mieux le voir vivre en sa puissance que de le voir partager entre la loi et la grâce, et périr ainsi par l'épée du Sauveur, selon cette parole de l'Apôtre : « Je vous dis moi, Paul, que si vous observez la loi, Jésus-Christ ne vous servira de rien. » Tout ceci n'est qu'une explication purement allégorique; et vous savez bien que l'allégorie, toujours obscure, a des règles toujours différentes de l'histoire, qui n'est fondée que sur la vérité des faits. Que si vous trouvez peu de justesse et de solidité dans cette explication , c'est à moi seul que vous devez vous en prendre; car je l'ai dictée avec peine et fort à la hâte, étant, actuellement au lit , accablé d'une longue et fâcheuse maladie. Je l'ai faite, non pour traiter cette matière à fond, mais pour ne pas paraître refuser ce que vous souhaitiez de moi , surtout dans le commencement d'une amitié naissante. Priez le Seigneur qu'il me (541) rende la santé, afin qu'après une maladie d'un an, et des douleurs continuelles qui m'ont entièrement épuisé, je puisse écrire quelque ouvrage digne de vous. Pardonnez-moi si vous trouvez mon style rude et incorrect : ce que l'on dicte à un autre ne peut avoir la même élégance et la même correction que ce que l'on écrit soi-même ; ici l'on efface souvent afin d'écrire des choses dignes d'arc lues deux fois avec plaisir; là, on dicte à la hâte et sans ordre tout ce qui vient à l'esprit. J'ai eu bien de la joie de voir ici Caninius. Il pourra vous dire que j'ai à la main droite une plaie très dangereuse et très difficile à guérir.
A VIGILANTIUS.
En quittant Bethléem, le prêtre Vigilantius, partisan secret des erreurs dOrigène, se mit à mal parler de saint Jérôme et à laccuser publiquement dhérésie. Layant appris, Jérôme lui écrivit cette lettre de son monastère, en 396.
Il n'était pas nécessaire de vous écrire, puisque vous ne vous en êtes point rapporté à ce que vous avez entendu. Si vous n'avez pas ajouté foi à mes paroles, vous n'en ajouterez pas à ma lettre. Néanmoins, comme Jésus-Christ nous a laissé l'exemple d'une humilité parfaite en donnant un baiser à un traître et en acceptant la pénitence du larron attaché à la croix, je veux donc bien encore vous témoigner par écrit ce que je vous ai déjà dit de vive voix, que j'ai lu et que je lis encore Origène, de même que je lis Apollinaire et les autres écrivains qui ont avancé dans leurs livres des opinions que l'Eglise n'approuve point. Je ne condamne pas absolument tout ce qui est dans leurs ouvrages; mais aussi ne puis-je dissimuler qu'on y trouve quelques endroits dignes de censure. Comme il entre dans mes travaux et mes études de lire plusieurs ouvrages, et d'y cueillir des fleurs de différente espèce, moins pour approuver tout ce qu'on y trouve, que pour choisir ce qu'ils ont de bon, je prends plusieurs auteurs à la fois, afin de m'instruire plus à fond, comme il est écrit (1). « Lisez tout et retenez ce qui est bon » Je m'étonne donc que vous m'accusiez d'être du parti d'Origène, vous qui jusqu'à présent
(1) Il y a dans saint Paul : « Eprouvez tout, et approuvez ce qui est bon. »
n'avez jamais su en quoi consistent la plupart de ses erreurs. Comment pouvez-vous dire que je suis hérétique, moi que les hérétiques ne sauraient aimer? Comment pouvez-vous vous flatter d'être orthodoxe, vous qui, contre vos propres sentiments , avez souscrit aux erreurs d'Origène? Si vous y avez souscrit malgré vous, vous êtes un prévaricateur; si vous l'avez fait de bon gré, vous êtes hérétique. Vous avez abandonné l'Egypte et les provinces, où plusieurs soutiennent ouvertement votre parti , et vous vous êtes déclaré contre moi, qui censure et condamne hautement tout ce qui n'est point conforme à la doctrine de l'Eglise. Origène est hérétique ; que m'importe, puisque j'avoue qu'il a occasionné plusieurs hérésies? Il a erré sur la résurrection des morts, sur l'état des âmes, sur la pénitence du démon, et de plus, il a avancé dans ses Commentaires sur Isaïe, que les Séraphins dont parle ce prophète, étaient le Fils de Dieu et le Saint-Esprit. Si je ne disais pas qu'il a erré, et si je n'anathématisais pas tous les jours ses erreurs, ou aurait sujet de croire que je les adopte moi-même ; car en approuvant ce qu'il a. de bon, on n'est point obligé d'approuver aussi ce qu'il a de mauvais. Or, il est certain qu'en plusieurs endroits il a fort bien expliqué l'Ecriture sainte, démêlé ce que les prophètes ont de plus obscur, pénétré les plus profonds mystères tant de l'Ancien que du Nouveau Testament. Si donc , j'ai traduit ce qu'il a de bon, et retranché, ou corrige, ou passé entièrement ce qu'il a de mauvais, doit-on me blâmer d'avoir fait part aux Latins des bonnes choses que j'ai trouvées dans cet auteur et de leur avoir caché les mauvaises? Si ici il y a crime, condamnez donc aussi le saint confesseur Hilaire, qui a traduit de grec en latin les Commentaires d'Origène sur les psaumes et ses Homélies sur Job. Condamnez encore Eusèbe de Verceil, qui a souffert avec saint Hilaire pour la foi ; puisqu'il a traduit en notre langue les Commentaires d'un hérétique sur tous les psaumes , prenant ce qui était bon et laissant ce qui était mauvais. Je ne dis rien de Victorin de Petaw (1), ni des autres, qui, en expliquant
(1) Il était évêque de Petaw, dans la Pannonie supérieure, et non pas de Poitiers, comme disent quelques auteurs et portent quelques éditions. Il a fait plusieurs commentaires sur l'Écriture, que saint Jérôme énumère dans son livre des Ecrivains ecclésiastiques. Il fut martyrisé vers l'an 503, tous l'empire de Dioclétien.
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les saintes Ecritures, ont suivi et même copié Origène, pour ne pas tant paraîre me défendre, que chercher des complices du même crime dont vous m'accusez. Venons à vous-même. Pourquoi avez-vous transcrit les traités d'Origène sur Job, où cet auteur, parlant du démon, des étoiles et du ciel, dit des choses que l'Eglise n'approuve point? N'appartient-il donc qu'à vous, comme au plus sage de tous les hommes, de juger les auteurs, tant grecs que latins, d'admettre les uns au nombre des savants, d'en bannir les autres quand bon vous semble, et de me faire passer, lorsqu'il vous plaira, ou pour catholique ou pour hérétique? et ne me sera-t-il pas permis il moi de rejeter et de condamner des erreurs que j'ai toujours condamnées? Lisez mes Commentaires sur l'Epîre aux Ephésiens, lisez tous lues autres ouvrages et particulièrement mon Commentaire sur l'Ecclésiaste; et vous verrez clairement que dès ma jeunesse je n'ai jamais donné dans les hérésies d'aucun auteur, quelque autorité qu'il eût d'ailleurs. Ce n'est pas peu de savoir qu'on ne sait rien. Il est d'un homme sage de bien connaître de quoi il est capable, et de ne pas rendre tout l'univers témoin de son ignorance, en suivant aveuglément ce faux zèle que le démon a coutume d'inspirer. Vous voudriez bien vous glorifier et vous vanter même dans votre pays de m'avoir confondu; vous dies hautement que je n'ai pu répondre à votre éloquence, et que, trouvant en vous l'esprit et la pénétration d'un Chrysippe, je n'ai osé me commettre avec vous. Si je ne craignais pas de blesser la modestie chrétienne et de laisser échapper quelque parole troll vive, je raconterais ici vos beaux faits, et publierais vos victoires. Mais comme je suis chrétien et que je parle en chrétien, je vous prie, mole frère, de ne pas être plus sage qu'il ne convient, de ne point donner la comédie au public par vos impertinences, de ne point faire connaître par vos écrits votre ignorance et votre grossièreté, et même certaines choses que je passe ici sous silence et qui sont connues de tout le monde, quoique vous ne vous en aperceviez pas vous-même. Ce n'est point là votre métier; vous avez appris toute autre chose dès vos plus tendres années. Il y a bien de la différence entre connaître le véritable sens des saintes Ecritures et juger de la bonté d'un écu d'or, entre goûter le vin et entendre les prophètes et les Apôtres (1). Vous déchirez ma réputation par d'affreuses calomnies ; vous accusez notre saint frère Océanus d'être hérétique ; vous appeler du jugement des prêtres Vincent et Paulinien, et de notre frère Eusèbe. Vous vous regardez seul comme un autre Caton, le plus habile homme qu'aient jamais eu les Romains, et vous voulez que tout le monde se soumette à vos décisions. Souvenez-vous, je vous prie, du discours que; je fis un jour sur la résurrection des morts, et des applaudissements que vous m'avez donnés. Vous tressailliez alors de joie à mes côtés, vous frappiez et des mains et des pieds, et vous disiez hautement que ma doctrine était très orthodoxe. Mais après vous être embarqué, et après avoir imbu votre esprit du poison de l'erreur, vous vous êtes souvenu alors que j'étais hérétique. Que vous ferai-je? J'ai cru à la lettre du saint prêtre Paulin ; j'ai cru qu'il vous connaissait à fond; et quoique je m'aperçusse bien d'abord que vos discours ne répondaient pas à l'idée qu'il me donnait de vous dans sa lettre, cependant je vous regardai plutôt comme un homme simple et grossier que comme un fou et un extravagant. Je. ne prétends point condamner ici ce saint homme; je crois qu'il a mieux aimé me cacher vos défauts, qui ne lui étaient pas inconnus, que de me les révéler dans une lettre dont vous étiez vous-même le porteur. Mais je me condamne moi-même de m'être rendu à son témoignage plutôt qu'à mon propre sentiment, et d'avoir mieux aimé m'en rapporter à sa lettre qu'à mes yeux. Cessez donc de me décrier comme vous faites, et de m'accabler par la multitude de vos livres. Epargnez du moins l'argent que vous employez
(1) saint Jérôme parle de la sorte, parce que Vigilantius était le fils d'un cabaretier de Calahorra en Espagne, comme il lui reproche dans le Traité qu'il a fait contre lui. Iste caupa Cattagurritanus, dit-il, miscet aquam vivo, et de artificio pristino sua venena perfidiae calholicae fidei sociare conatur. Ce qui fait voir que ce Vigilantius, auquel saint Jérôme adresse cette lettre, est le mémo que celui dont il a combattu les erreurs, quoique Marianus soit d'un avis différent.
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à payer des copistes dont vous vous servez tout à la fois et pour écrire et pour appuyer vos calomnies, et qui peut-être ne vous applaudissent que dans leur intérêt. Si vous voulez exercer votre éloquence, allez à l'école des grammairiens et des rhéteurs; apprenez la dialectique, étudiez les philosophes et leurs différents systèmes, afin qu'après avoir acquis la connaissance de toutes choses, vous commenciez du moins à vous taire. Mais à quoi pensé-je de donner des maîtres à un homme qui se regarde comme le maître de tous les autres, et de vouloir prescrire des bornes à un écrivain qui ne saurait ni parler ni se taire, et auquel on pourrait justement appliquer ce proverbe grec : « L'âne tient la harpe? » Pour moi, je crois qu'il faut prendre dans un contre-sens le nom que vous portez , car vous êtes dans un assoupissement profond qui tient plutôt de la léthargie que du sommeil. En effet, entre autres blasphèmes qu'a proférés votre bouche sacrilège, vous avez osé dire que cette montagne dont parle Daniel est le démon, et que la pierre qui s'en détacha d'elle-même est Jésus-Christ; que ce divin Sauveur ayant pris un corps formé du sang d'Adam et uni au démon par le péché, est né d'une Vierge, afin de détacher l'homme de la montagne , c'est-à-dire du démon. O langue digne d'être coupée et hachée par morceaux ! Est-il un chrétien qui ait jamais appliqué au démon ce qui doit s'entendre de Dieu le Père, et qui ait débité dans le monde une doctrine si impure et si abominable? Si jamais, je ne dis pas aucun catholique, mais aucun hérétique et même aucun païen, a approuvé l'explication que vous donnez au passage de Daniel , je consens que votre opinion soit reçue de, tout le monde comme une doctrine pieuse. Mais si jamais l'Église de Jésus- Christ n'a entendu parler d'une opinion si monstrueuse, et si celui qui a dit : « Je serai semblable au Très-Haut, » est le premier qui s'est expliqué par votre bouche pour se flatter d'être cette montagne dont parle le prophète; faites pénitence d'un si grand crime, expiez-le par des larmes continuelles, roulez-vous dans le sac et dans la cendre, et chez d'obtenir le pardon de cette impiété, du moins lorsque Dieu, selon l'erreur d'Origène, l'accordera au démon, qui n'a jamais proféré de plus grands blasphèmes que par votre bouche. J'ai souffert patiemment vos outrages; mais, pour votre impiété envers Dieu, je n'ai pu la supporter. C'est pour cela que, malgré la modération que je vous avais promis de garder dans cette lettre, je n'ai pu m'empêcher sur la fin de me servir de quelques termes un peu durs. Au reste, après vous être repenti de vos fautes et m'en avoir demandé pardon, il vous sied bien mal d'y être retombé et de vous être mis dans la nécessité d'en faire une nouvelle pénitence. Je prie le Christ de vous accorder la grâce d'écouter les autres, de vous taire et de comprendre les choses avant de parler.
AU DIACRE SABINIEN.
Jérôme lui représente l'énormité de son crime, la séduction dune vierge, et l'engage à faire pénitence.
Date incertaine.
Samuël pleurait autrefois le malheur de Saül, que Dieu s'était repenti d'avoir fait roi d'Israël. Saint Paul plaignant les Corinthiens, dont les péchés étaient plus grands que ceux des idolâtres, leur parlait en ces termes : « Je crains que Dieu ne m'humilie en retournant à Corinthe, et que je ne sois obligé de pleurer la perte de plusieurs qui sont tombés dans le péché sans faire pénitence de leurs crimes et de leur impureté. » Si un prophète et un apôtre dont la sainteté est connue parlaient ainsi, que dirai-je, moi, à un criminel qui, bien loin de vouloir être relevé de sa chute et de regarder le ciel, mange avec plaisir à l'auge des porcs, après avoir dissipé ce que son père lui avait donné, et qui tombe dans l'abîme du faite de l'orgueil? « Vous faites un dieu de votre ventre, écrivait saint Paul, vous mettez votre gloire dans votre propre honte, vous n'avez de pensées et d'affections que pour la terre, et il semble que vous vous engraissiez vous-même pour être tué. Vous vivez comme ceux qui ont été punis sans craindre un châtiment pareil au leur, et sans considérer que la bonté de Dieu vous invite à la pénitence. Et, par la dureté et l'impénitence de votre coeur, vous vous amassez un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu. » Votre coeur, à l'exemple de celui de Pharaon, ne (544) s'endurcit-il que parce que votre faute n'est pas suivie de la peine et que votre châtiment est longtemps différé? Celui de ce prince le fut aussi ; néanmoins il sentit à la fin des coups qui étaient plutôt les avertissements salutaires d'un bon père qu'une punition véritable ; mais sa conversion étant désespérée, et ayant poursuivi dans le désert un peuple fidèle, il apprit de la mer à respecter celui à qui les éléments obéissent. Il disait comme vous, « et qu'il ne connaissait point de Dieu, et qu'il ne donnerait point la liberté aux Israélites. » Vous tenez à mon sujet le même langage que lui : « Les visions de ce bon homme sont encore fort éloignées, et ses prophéties ne s'accompliront pas de sitôt. » Mais écoutez ce que dit ailleurs un prophète : « L'effet de mes paroles ne sera plus différé, je parlerai et agirai en même temps. » David chancela et fut tout près de tomber en voyant les pécheurs (et vous êtes de leur nombre) jouir des délices du monde, et dire hautement : « Comment Dieu peut-il savoir cela, et le très-haut a-t-il connaissance de ces choses? » Ses pieds furent presque détournés du droit chemin, en considérant les méchants et les heureux du siècle qui multipliaient leurs richesses de plus en plus ; de sorte qu'il s'écria : « C'est donc en vain que je conserve mon coeur pur et que je tiens mes mains pures par l'innocence de mes actions. J'ai regardé les insensés avec un il jaloux en voyant la paix et le bonheur des méchants ; car ils meurent sans peine et sans douleur, et ils jouissent pendant leur vie d'une santé vigoureuse. Ils ne sentent point les misères communes comme les autres, et ils ne souffrent point les plaies et les maux due souffre le reste des hommes; c'est pourquoi l'orgueil est comme un carcan d'or dont ils se parent, et la violence comme un habit magnifique dont ils se revêtent. Leur figure est tellement épanouie et rebondie qu'on n'y voit presque plus d'yeux. Les pensées de leur coeur vont au-delà de toute modération ; ils se répandent en paroles audacieuses, ils se vantent de leurs actions injustes, ils parlent avec faste comme étant au-dessus de tout. Leur bouche blasphème contre le ciel, et leur langue n'épargne personne sur la terre. » Ce psaume ne semble-t-il pas avoir été fait pour vous? En effet vous jouissez d'une parfaite santé, et comme un apôtre de Satan, quand vous vous êtes fait connaître dans une ville, vous aller. dans une autre; vous pouvez faire de la dépense, et vous n'essuyez point de rude disgrâce, car vous ne méritez pas d'être repris comme le reste des hommes, qui n'ont pas comme vous une dureté de brute. De là vient cet orgueil, ces habits en harmonie avec votre impureté, et ces entretiens dont les paroles sont autant de coups mortels. Vous ne vous souvenez point que vous mourrez un jour, et jamais vos crimes n'ont été suivis de pénitence. Vous vous laissez aller au torrent de vos passions déréglées; et afin qu'il ne semble pas que vous soyez sans compagnon dans vos désordres, vous imposez des crimes atroces aux serviteurs de Dieu; sans songer que c'est attaquer le ciel et blasphémer contre lui. Mais pourquoi s'étonner que des gens qui n'ont pas encore atteint un souverain degré de perfection soient exposés à vos calomnies, parce que vos semblables appelaient le Fils de Dieu Belzébut? Il n'y a pas de disciples au-dessus du professeur, et d'esclave au-dessus du maître. Si l'on a traité avec tant d'outrage le bois vert, que dois-je attendre de vous, moi qui suis un tronc sec et aride? Une populace mutinée est de votre sentiment et parle comme vous dans Malachie : « Celui qui obéit à Dieu est malheureux, » disait-elle, et pourquoi? « parce que nous avons gardé ses commandements, » continue-t-elle, « que nous nous sommes abaissés devant lui pour le prier, et cependant la félicité est le partage des autres; ils sont rétablis, et ils trouvent leur salut dans leur désobéissance. » Mais Dieu, par la bouche du même prophète, les menace ensuite du jour du jugement, et leur marque quelle différence il y aura alors entre l'innocent et le coupable. « Convertissez-vous », leur dit-il, « et vous verrez quelle différence il y a entre linnocent et le coupable, entre celui qui obéit à Dieu et celui qui ne lui obéit point. » Vous vous riez sans doute de ces paroles, vous qui vous repaissez de comédies et de chansons, quoique vous soyez si stupide une je doute que vous en connaissiez la beauté ; mais quelque peu de cap que vous fassiez de ce que disent les prophètes, je vous citerai encore ces paroles d'Amos : « Après trois ou quatre péchés, » dit le Seigneur, « n'aurai-je pas sujet d'être irrité contre eux? » Les habitants de Damas , de Tyr, les Juifs même et plusieurs autres, ayant (545) méprisé les avis qu'on leur donnait de faire pénitence, Dieu leur apprend le surjet qu'il aura de se mettre en colère et leur dit : « Après trois ou quatre crimes, n'aurai-je pas sujet d'être irrité contre eux? C'est un crime d'avoir une méchante pensée , » dit Dieu par la bouche d'un autre prophète, « cependant je l'ai pardonné ; vouloir exécuter ce qu'on a pensé, c'est un crime plus grand , je l'ai encore souffert; mais a-t-il fallu pour cela en venir à l'exécution et abuser jusque-là de mon indulgence ? Néanmoins, comme je demande plutôt la conversion du pécheur que sa mort, et que celui qui se porte bien n'a point besoin de médecin, je tends les mains à celui qui est tombé, l'exhortant à effacer ses crimes par ses larmes; mais s'il ne veut point faire pénitence ni prendre une planche dans le débris pour se sauver du naufrage, je suis contraint de dire : après trois ou quatre crimes, n'aurai-je pas sujet d'être irrité contre lui ? » De là vient qu'il punit quelquefois les enfants de la troisième et de la quatrième génération des crimes de leurs ancêtres, éloignant des auteurs du péché le châtiment qu'il fait ensuite tomber sur leur postérité. Si la peine suivait immédiatement le péché, l'Église serait privée d'une infinité d'illustres convertis, et entre autres de saint Paul. Ezéchiel, dont nous avons déjà parlé, apprit la volonté de Dieu par ces paroles : « Ouvre la bouche, » lui dit le Seigneur, « et mange ce que je, te donnerai. Je vis aussitôt, » continue le prophète, « une main qui s'étendait vers moi avec un livre; layant ouvert en ma présence, il se trouva écrit de tous côtés, et il y avait dedans une plainte, un cantique et une malédiction. » La première écriture de ce livre vous regarde si vous voulez faire pénitence; les justes sont excités par la seconde à chanter les louanges du Seigneur que la bouche du pécheur est indigne de proférer; la troisième enfin s'adresse à ceux qui vous ressemblent, que le désespoir jette dans toutes sortes de crimes, et qui croient que tout finit par la mort et qu'il n'y a rien au-delà. Toute l'Écriture sainte nous est marquée par le livre qui fut présenté au prophète; car elle contient les gémissements de ceux qui font pénitence, les louanges que les justes chantent à Dieu, et les malédictions qu'il prononce contre ceux qui se laissent aller au désespoir. D'ailleurs, il n'y a, rien de plus ennemi de Dieu que le cur qui ne se rend point à la pénitence ; ce péché est l'unique qui n'obtient point de rémission ; car comme les prières d'un criminel fléchissent son juge et qu'on pardonne à celui qui ne, persévère point dans sa faute, de même l'impénitence allume la colère de Dieu, et le désespoir est un mal sans remède. Et pour vous montrer due Dieu appelle tous les jours les méchants à la pénitence, et qu'ils changent sa douceur en sévérité en ne l'écoutant pas, je vous rapporterai ce passage d'Esaïe : « Le Dieu des armées, » dit-il, « les exhortera à pleurer, à gémir et à porter le cilice, ; mais ils se réjouiront, ils feront bonne chère, ils tueront des veaux et des brebis pour en manger la chair, et ils boiront du vin, disant: Buvons et mangeons, car nous mourrons demain. » A ces blasphèmes et à ces impiétés l'Écriture ajoute : « Cela est venu à la connaissance du Dieu des armées , et vous mourrez, sans que ce péché vous soit pardonné. Cependant si les pécheurs renoncent à leur péché, ils en obtiendront la rémission qu'ils ne doivent point attendre pendant qu'ils demeureront dans le crime. » Je vous conjure donc d'avoir pitié de votre âme; croyez que Dieu vous jugera un jour; souvenez-vous de l'évêque, qui vous a fait diacre. Pour moi,quoi que ce soit un homme d'une grande sainteté, je ne m'étonne pas qu'il se soit trompé en vous choisissant parmi les autres. Dieu s'est bien repenti d'avoir fait Saül roi d'Israël, un traître a bien été mis au nombre êtes apôtres; et un certain Nicolas d'Antioche, homme abandonné à toute sorte d'impuretés et auteur dune secte abominable, a bien été diacre comme vous. Je ne parle pas de la sorte parce qu'on dit que vous avez abusé de plusieurs filles, que vous avez déshonoré des personnes illustres en souillant leur lit, ce qui a donné lieu à des exécutions publiques, et que vous avez été dans les lieux infâmes satisfaire votre impureté et votre ivrognerie; quoique ces crimes soient énormes, néanmoins ils paraîtront peu de chose auprès de ce que je dirai dans la suite. Cependant quel peut-être le crime auprès de qui l'adultère et la fornication paraissent peu de chose? Misérable que vous êtes, vous avez médité vos débauches dans l'étable où le Fils de Dieu est né, où la vérité est sortie de la terre et où la terre a (546) produit son fruit. Ne craigniez-vous point de faire pleurer l'enfant qui était dans la crèche, et d'être vu par la Vierge et par la mère d'un Dieu? Pendant que les anges jettent des cris d'étonnement, que les bergers accourent, qu'une nouvelle étoile brille au ciel, que les mages adorent, qu'Hérode s'épouvante et que le trouble se met dans Jérusalem, vous vous glissez dans la chambre de la Vierge pour y séduire une vierge. Tout mon corps tremble, malheureux, et mon âme est effrayée en vous rappelant vos crimes. Toute l'Eglise employait la nuit à chanter les louanges de Dieu, et les langues diverses de nations différentes composaient en même temps une agréable harmonie au Saint-Esprit, pendant que sous la porte d'une chapelle, autrefois la crèche de Jésus-Christ, vous glissiez des lettres d'amour qu'une malheureuse venait prendre et lire le genou en terre comme si elle eût voulu les adorer. Ensuite vous paraissiez un moment au choeur, où vous lui parliez encore par des signes lascifs. Crime déplorable ! Je ne puis en dire davantage, mes larmes préviennent mes paroles que la douleur et l'indignation étouffent. Néanmoins continuons, s'il est possible, quoique Cicéron et Démosthène seraient muets en cette circonstance, et que vous eussiez commis des actions dont l'éloquence la plus admirable, les plus excellents comédiens et les plus habiles bouffons ne sauraient donner une idée. C'est une coutume établie dans les monastères d'Egypte et de Syrie de couper les cheveux aux vierges et aux veuves qui renoncent aux délices et aux vanités du monde, de sorte que, ne pouvant plus se coiffer, elles suivent l'avis de l'apôtre et portent toujours un voile. Quoique cela se fasse en secret, tout le monde le sait parce que c'est un usage général. Cette coutume même est devenue une nécessité; car les religieuses ne se servant point des parfums qui nettoient la tête, elles préviennent ainsi quelques incommodités qui pourraient leur survenir. Voyons, homme de bien, l'avantage que vous avez tiré de cette coutume. Vous avez revu dans ce lieu saint les cheveux d'une vierge, comme gage du mariage que vous lui promettiez. Elle vous a porté sa ceinture comme pour vous tenir lieu de sa dot, et vous lui avez juré que vous n'aimeriez jamais qu'elle ou que vous l'aimeriez toujours. De là, vous êtes allé à l'endroit où les bergers apprirent la nouvelle de la naissance du Sauveur, où, pendant que l'on entendait encore la voix des anges, vous avez réitéré vos promesses et vos serments. Je ne vous dirai point qu'il se passa quelque chose de criminel; ce n'est pas qu'on ne puisse tout croire de vous, mais le respect qui est dû à la sainteté du lieu où vous étiez me persuade que vous en êtes resté à l'intention et aux désirs. Quand vous vous êtes vu seul avec une religieuse dans la crèche où une Vierge enfanta, n'êtes-vous point devenu aveugle et muet? Vos bras ne sont-ils point restés immobiles, et n'avez-vous point chancelé? Avez-vous bien osé dans un lieu si saint recevoir des cheveux qu'on avait coupés pour servir d'otages à Jésus-Christ, et jurer que vous épouseriez celle qui s'était consacrée à Dieu par des voeux solennels? Ensuite l'on vous trouvait sous sa fenêtre depuis le soir jusqu'au matin, et ne pouvant pas vous approcher de plus près, vous vous envoyiez l'un à l'autre ce qu'il vous plaisait. Certes, Dieu a pris un soin particulier de vous, puisqu'avec des pensées si criminelles vous n'avez pu entrer dans sa chambre, vous ne l'avez vu que dans l'Eglise, et ne l'avez entretenu qu'à sa fenêtre pendant la nuit. Le jour, dont la venue vous causait un extrême déplaisir, paraissant, on vous voyait à l'Eglise pâle, maigre et sans couleur; vous vous y acquittiez des devoirs d'un diacre, et vous y lisiez l'Evangile afin qu'on ne vous soupçonnât en rien. Nous imputions votre pâleur à l'âpreté de vos jeûnes, et nous croyions que votre maigreur était un effet de vos veilles et de vos prières. Cependant on vous préparait des échelles , votre voyage était arrêté, l'embarquement résolu, et le jour et l'heure de votre fuite étaient pris; mais l'ange qui garde la porte de la chambre de la vierge, et devant qui tout se faisait, vous découvrit à la fin. Quelle infortune à mes yeux? de quelle malédiction n'est point digne le jour où j'eus la douleur de lire vos lettres que je garde encore? De quelles impuretés ne sont-elles point remplies? quelle joie n'y marquez-vous point du succès de vos desseins criminels? Un diacre a-t-il pu, je ne dis pas parler de ces impuretés, mais en avoir la moindre connaissance? En quelle école les avez-vous apprises (547) vous qui vous vantiez d'avoir été élevé dans l'Eglise? Il est vrai que dans ces lettres vous assurez que vous n'avez jamais été ni chaste ni diacre. Si vous osiez dénier cette vérité, je vous en convaincrais par ces mêmes lettres et par des caractères de votre main. Mais jouissez de vos crimes, puisque vous avez écrit en des termes dont je ne puis vous reprocher ici lénormité. Cependant vous êtes venu vous jeter à mes pieds , et me demander une miséricorde de sang pour parler comme vous; car, malheureux, vous appréhendiez ma vengeance et vous ne craigniez pas les jugements d'un Dieu irrité. Je vous pardonnai, je l'avoue, et que devait-on attendre autre chose d'un chrétien ? Je vous exhortai à raire pénitence, à vivre sous le cilice et dans la cendre, à vous retirer dans un cloître, et à y apaiser la colère du ciel par un déluge continuel de larmes. Mais que devint mon espérance? Vous vous êtes irrité contre moi comme une couleuvre , vous m'avez couvert d'opprobres et vous êtes devenu mon ennemi, parce que je vous avais dit la vérité. Ce n'est pas que je me plaigne de vos calomnies, car on sait que vous ne louez que les méchants ; je me plains seulement de ce que vous ne vous plaignez pas vous-même, de ce que vous ne vous apercevez point de votre mort, et de ce que vous vous parez pour la recevoir, ainsi qu'un athlète qui va être tué dans le combat. Vous portez de beau linge, vos doigts sont couverts de bagues, vous frisez ce qui reste de cheveux sur votre tête chauve; vous la baissez et ne pouvez la soutenir à cause de sa réplétion, car je ne veux pas dire qu'elle soit usée par la débauche ; vous sentez les parfums, vous allez aux bains où l'on vous rase; vous marchez dans les rues et dans les places publiques en amant coquet; vous êtes effronté comme une femme débauchée. Revenez à Dieu, malheureux, afin qu'il revienne à vous; faites pénitence et détournez par là le châtiment qu'il vous prépare. Pourquoi me calomnier plutôt que vous guérir vous-même? Pourquoi me déchirer comme un frénétique, moi qui vous ai donné sur-le-champ des avis salutaires? Vous avez raison, je suis un pécheur; mais faites pénitence avec moi; je suis un criminel, mais joignez vos larmes aux miennes, à moins que vous ne placiez la vertu dans ce qui fait mon péché, et que vous preniez plaisir à avoir des semblables. Qu'il tombe quelques larmes de vos yeux. Au milieu de ces étoffes de prix dont vous êtes paré, persuadez-vous que vous êtes nu comme un ver et réduit à la dernière pauvreté. On ne fait jamais pénitence trop tard; quoique vous soyez sorti de Jérusalem et que vous ayez été blessé sur le chemin, le Samaritain vous ramènera sur son cheval et vous fera guérir chez lui. Vous êtes dans le tombeau, le Seigneur vous en retirera quand même déjà vous sentiriez mauvais. Imitez ces aveugles qu'il aborda en allant à Jérico, et qui recouvrèrent la vue au milieu des ombres de la mort où ils étaient plongés. Sachant qu'il passait, ils lui crièrent : « Ayez pitié de nous, Fils de David. » Si vous l'invoquez à leur exemple, et que vous renonciez au péché quand il vous appellera , vous recouvrerez la vue comme eux; quand vous aurez donné des marques de votre conversion par des gémissements, vous serez en sûreté et vous connaîtrez où vous êtes. Que le Sauveur porte la main à vos cicatrices et. sur vos yeux. Quand vous seriez né aveugle, « et que votre mère vous aurait conçu dans le crime, il vous purifiera avec de l'hysope, et alors vous serez pur; il vous lavera, et vous deviendrez plus blanc que la neige. » Pourquoi avoir toujours le visage attaché à la terre et ramper dans la boue ? Aussitôt que Jésus-Christ eut guéri cette femme qui avait été possédée du démon pendant dix-huit ans, elle se leva et regarda le ciel. Croyez que ce qui fut dit à Caïn s'adresse à vous : « Tuas péché, arrête-toi; pourquoi t'éloigner de la présence de Dieu et aller demeurer dans la terre de Naïd? » Pourquoi être toujours exposé à la tempête, et ne vous mettre point en sûreté sur un rocher? Prenez garde que Phinée ne vous surprenne péchant avec la Madianite et ne vous tue de son épée, vous dont le crime est plus noir que celui de Thamar; vous qui avez abusé d'une vierge consacrée à Dieu comme vous, et qui avez tourné votre rage contre Absalon, qui vous plaignait vous voyant dans le tombeau et dans la désobéissance. Le sang de Nabutha, et la vigne de Jezraël dont vous avez fait un jardin de volupté et de débauches, demandent le châtiment de votre péché. Hélie vous apporte (548) la nouvelle de votre mort et de votre damnation; couvrez-vous d'un sac et ployez un peu sous le joug de la pénitence , afin que Dieu parle de vous en ces termes: « Voyez-vous comme Achab me redoute? je ne me vengerai point de lui pendant sa vie. » Vous vous flattez peut-être en vous souvenant de l'évêque qui vous a fait diacre; mais je vous ai déjà dit qu'on ne châtie point le père pour le fils, ni le fils pour le père. Celui qui aura péché mourra. Les enfants de Samuel perdirent la crainte de Dieu et s'abandonnèrent à l'injustice et au désir des richesses. Hélie était un prêtre de grande sainteté ; cependant ses enfants péchaient avec des femmes dans le tabernacle de Dieu, et avaient l'effronterie de servir dans le temple comme vous faites. De là vint, la ruine du tabernacle, et le crime des prêtres l'ut cause de la démolition du sanctuaire de Dieu. Hélie même offensa le Seigneur par son trop d'indulgence envers ses enfants. Ainsi, bien loin que l'innocence de votre évêque vous mette à couvert, il faut craindre que votre dérèglement ne lui cause une chute dont il ne puisse être relevé. Oza, qui devait porter lui-même l'arche , mourut voulant l'appuyer quand elle tombait. Que vous arrivera-t-il à vous, qui la renversez quand elle est en sûreté et qu'elle ne tombe point? Vous êtes d'autant plus coupable d'avoir trompé votre évêque qu'il est élevé en Sainteté et en mérite. Ordinairement nous savons, les derniers, les désordres de notre maison, et nous ignorons la débauche de notre femme et de nos enfants, pendant que tout. le monde s'en entretient. Vous étiez connu dans toute l'Italie, on soupirait en vous voyant devant l'autel ; et néanmoins vous n'aviez pas l'esprit de cacher ce que vous êtes. Le plaisir vous avait tellement aveuglé , et vous étiez attaché à la volupté par des liens si forts, que c'était pour vous une occasion de trophée d'avoir satisfait votre sensualité. Mais cette sensualité vous précipita à la fin dans les piéges d'un mari puissant; car vous ne craigniez pas de commettre un adultère dans une maison dont le maître pouvait vous tuer impunément; vous faisiez en son absence des parties de promenades avec sa femme; vous alliez ensemble à des maisons de campagne, et vous viviez avec elle comme si vous eussiez été son mari et qu'elle n'eût pas été une débauchée. Cependant elle est surprise, et tandis qu'on la tient prisonnière vous trouvez le moyen de vous sauver. Vous venez en secret à Rome, où vous vivez inconnu avec des soldats et des vagabonds; mais aussitôt que vous y apprenez l'arrivée du mari que vous redoutez comme un Annibal traversant les Alpes, vous croyez qu'il n'y a de sûreté pour vous que dans un vaisseau, et que les tempêtes de la mer sont moins dangereuses pour vous que la terre. A votre arrivée en Syrie, vous paraissiez vouloir aller à Jérusalem présenter à Dieu une offrande pénitente. Qui n'eût pas reçu un homme qui promettait de se faire religieux, surtout en ne sachant pas ce qui s'était passé, et voyant des lettres circulaires de votre évêque qui vous recommandait à tous les ecclésiastiques du pays? Mais vous n'aviez due la forme d'un ange de lumière, et vous étiez un partisan du démon. Pendant que vous feigniez de vous donner entièrement à Dieu, vous cachiez un loup sous la peau d'une brebis; et après avoir ravi l'honneur à un mari, vous vouliez encore le ravir à Jésus-Christ. Au reste je vous fais ici la peinture de votre vie, de peur due la miséricorde de Dieu ne vous serve de prétexte à de nouveaux crimes, que vous ne crucifiiez encore son Fils et que vous ne vous moquiez de sa passion. Je finis et vous prie de lire ces paroles: « Lorsqu'une terre est souvent abreuvée des eaux de la pluie, elle produit des herbages propres à ceux qui la cultivent et reçoit la bénédiction de Dieu; mais quand elle ne produit que des ronces et des épines, elle est en aversion à son maure; elle est menacée de sa malédiction et à la fin il y met le feu. »
A EUSÈBE.
A LOCCASION DE SES COMMENTAIRES SUR LES LAMENTATIONS DU PROPHÈTE JÉRÉMIE
Date incertaine.
Nous avons quatre rythmes dans les lamentions de Jérémie : les deux premiers sont en quelque sorte écrits en vers saphiques, cest-à-dire commencent par une seule lettre, et se terminent comme le vers héroïque; le troisième comprend trois pieds , il commence par trois lettres, et trois vers commencent par des lettres semblables. Le quatrième est semblable (549) au premier et au second. Il se termine par les proverbes de Salomon, et comprend des vers iambiques, à partir du passage où il est dit « Quel est l'homme qui trouvera une femme forte ? » Comme dans notre langue on ne peut lire les mots et les rassembler, si d'abord on n'a commencé par les premiers éléments; de même dans les lettres sacrées nous ne pouvons connaître ce qu'elles ont de plus relevé, si nous n'en saisissons la morale , selon ces paroles du prophète qui dit : « J'ai compris d'après vos commandements. » C'est-à-dire que ce ne l'ut qu'après ses uvres qu'il commença à posséder la science des secrets de Dieu. Mais faisons ce que vous m'avez demandé, et expliquons le sens de chacun des mots par l'interprétation que j'ai placée à la suite. Aleph signifie la doctrine; Beth, de la maison; ghimel, l'étendue; daleth, des tables; he, cette, en mauvaise part; vau et zain, cette, en bonne part; heth, vie; thes, le bon; jod, principe; capht, la main; lamed, de la conduite, ou du coeur; mem, de ces choses; nun, pour toujours; samech, secours; ain, la source, c'est-à-dire l'oeil; phe, le visage; zadik, de la justice; coph, la vocation; res, de la tête; sin, des dents; thau, les signes. Comprenez bien afin de ne pas être trompé par l'ambiguïté des mots. Après l'interprétation des mots, je dois dire dans quel ordre ils sont traités. Aleph, belli, ghimel, daleth, forment la première partie, la doctrine de la maison, l'étendue des tables; c'est-à-dire la doctrine de l'Église, qui est la maison de Dieu, se trouve dans l'étendue des saintes Ecritures. La seconde partie comprend he, vau, zain, heth, cette bonne et cette mauvaise vie. En effet, quelle vie peut être bonne sans la connaissance de l'Écriture qui nous l'ait connaître Jésus-Christ , la vie des croyans. La troisième partie comprend teth, jod, cest-à-dire le bon principe; c'est-à-dire que quoique nous connaissions tout ce qui est écrit, nous ne sommes instruits qu'à moitié, nous ne prophétisons qu'à moitié, et nous ne voyons les mystères que dans un miroir. Mais lorsque nous aurons mérité d'arriver jusqu'au Christ et de devenir semblables aux anges, alors la connaissance des Ecritures deviendra inutile. La quatrième partie comprend caph, lamed, la main du coeur ou la conduite morale. La main doit être prise pour l'action, le coeur et la conduite pour le sentiment. En effet, nous ne pouvons rien faire que nous n'ayons d'abord pensé ce qui doit être fait. La cinquième partie comprend mem, nun, samech, de là un secours éternel. Ceci n'a pas besoin d'explication; il est clair comme le jour que les saintes Ecritures nous donnent un éternel soutien. La sixième partie renferme, ain, phe, sade, c'est-à-dire la source ou l'oeil du visage de la justice. C'est ce que nous avons expliqué au troisième numéro. Nous avons fait aussi comprendre ce que signifient ces paroles mystiques de la septième et dernière partie, coph, res sin, thau. la vocation de la tête, les signes des dents. Le son articulé est poussé à travers les dents et arrive jusqu'à la tête de toutes choses, le Christ, qui nous procure la vie éternelle. Ce que nous disons là est pour l'instruction du lecteur, pour lui prouver que cette suite d'expressions n'a pas vainement été employée par le prophète, mais que tout ce qu'il a écrit a du rapport avec les sacrements de Jésus-Christ et de l'Église. Ses Lamentations et ses prophéties ne se rapportent pas seulement à la captivité des Juifs et à la destruction de Jérusalem; elles eurent lieu aussi à l'occasion de la mort du roi Josias. La preuve en est dans ce passage qui dit : « Le roi Josias mourut, et il fut enseveli dans le tombeau de ses pères, et tout Juda et Jérusalem le pleurèrent, surtout Jérémie; et tous les chanteurs, hommes et femmes, ne cessent de répéter encore ses lamentations sur Josias, comme si c'était ordonné par la loi d'Israël. » D'abord, dans nos explications, nous ne nous écartons pas de l'histoire. Mais ensuite nous rencontrons des allégories dans plusieurs passages; elles se rapportent, soit à Josias qu'il faut prendre pour la protection du Seigneur ou pour la puissance du Seigneur, soit aux Juifs qu'il faut prendre pour ceux qui croient en Dieu. Aujourd'hui nous devons nous lamenter avec beaucoup plus de raison qu'autrefois le prophète du Seigneur. Il est vrai que nous n'avons pas à déplorer la perte d'un grand nombre de villes et celle d'une nation florissante; mais nous avons à pleurer l'âme d'un chrétien, ce qui est bien plus noble que toutes les nations, ce qui (550) est bien plus précieux que toutes les villes. Car un juste qui obéit aux ordres du Seigneur vaut mieux que la multitude des impies. Autrefois un coeur où un Dieu habitait était meilleur que la foule des Juifs qui , ingrats envers le Seigneur, se rendaient toujours criminels. C'est pour cela que leur législateur, parmi les reproches qu'il leur adresse , a parlé en ces termes : « Je sais combien vous résistez au Seigneur. » Etienne dit aussi : « Votre tête est dure et votre cour n'est pas sanctifié. » Si quelqu'un a pu contempler l'âme de l'homme de bien que pénétrait en quelque sorte l'aspect d'un saint temple au moment où elle brillait de tout l'éclat de sa pureté, il verra combien les lamentations du prophète ont peu d'amertume et de force auprès des nôtres. Il pleure parce due des mains barbares sont venues souiller la demeure du Saint des saints, et les flammes le sanctuaire oit l'on vit foulés aux pieds les chérubins, l'arche, les tables et l'urne d'or. Nos lamentations à nous sont d'autant plus plaintives et plus amères que les richesses que renfermait cette âme sont plus réelles et plus précieuses que celles du temple de Jérusalem. Le temple crue cette âme renfermait était bien plus saint que celui des Juifs. Il ne contenait ni or ni argent, mais il brillait des vertus du cour. Il avait une arche et deux chérubins; c'est-à-dire la foi du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Mais aujourd'hui tout cela n'existe plus, tout cela est détruit. La maison du Seigneur est dépouillée de tous ses ornements ; elle est privée des bienfaits divins qu'elle avait obtenus. Elle ne présente plus qu'un squelette informe et hideux; rien ne la protégé désormais, ceux qui la protégeaient ont péri. Ses portes ne se ferment plus ; personne ne les garde maintenant , car elle est ouverte à tous les mauvais esprits qui s'efforcent de la corrompre; aucune pensée criminelle, aucun désir honteux n'en peuvent être chassés. Si l'esprit d'impureté se présente et y pénètre, si l'orgueil, si l'avarice et toutes les passions honteuses et criminelles s'en approchent, personne ne les arrête, personne ne les repousse, car elle n'a plus de garde et il ne lui reste aucun défenseur. Comme les vices de cette espèce ne peuvent pénétrer dans les demeures célestes de quelque manière que ce soit, de même aucune passion ne pouvait autrefois se glisser dans cette âme si pure.
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