CHAPITRE XIV

 

APPARITIONS DU DÉMON

 

 

« Lucifer est grand, avec une figure assez belle, amaigrie, barbue. Il a les yeux féroces, fulgurants, les cheveux blonds, une barbe frisée assez courte. Il a la structure d'un homme très solide, de forte taille. Il est vêtu d'un vêtement blanc, une sorte de péplum antique, qui descend jusqu'à mi-jambe. Constamment montent en serpentant le long de son corps et de son vêtement, à travers sa barbe, des pieds jusqu'au haut de sa tête, des flammes de deux sortes qui semblent s'y coller : les unes, les plus nombreuses, sont noires comme de la poix qui brûle ; les autres sont des langues de feu ordinaire, comme le feu de cette lampe-ci. Il souffre en silence et ne crie pas. Cela n'entrave pas ses mouvements. Je l'appelle le grand Roussi. Elle le fait voir dans sa souffrance : c'est pour lui enlever toute autorité. Quand je le vois entouré de flammes, ou, plutôt, quand la Sainte Vierge a la bonté de me laisser voir sa figure entourée de flammes, je juge des souffrances terribles, terribles de Lucifer. »

« La Très Sainte Vierge le domine, mais il est là. Nous sommes un grain de sable devant lui. Dieu lui a laissé l'extraordinaire puissance d'un archange, en y mettant, cependant, quelques limites ; sinon il pulvériserait, dans le moment, le monde entier. Vous ne pouvez pas vous figurer la puissance d'un archange, ni celle de la Sainte Vierge. La nature de ces esprits, même déchus, est tellement remarquable ! Notre pensée leur est cachée, mais ils devinent si facilement ! »

« Quel mépris il a pour ceux qui succombent à ses tentations ! Je n'ai jamais vu se moquer comme Lucifer se moque. Il voyait des âmes pieuses ; il eut un sourire satanique et dit : « Voilà la plus menteuse des trois » (montrant du doigt et avec mépris la mieux habillée). Je fus extrêmement surpris de l'entendre dire ça. Si cette pauvre femme avait compris le mépris de Satan, elle eût fait un acte de contrition et serait sortie de l'église justifiée, corrigée. »

« Il a la haine du prêtre, le représentant de Jésus-Christ. Il dit : « Quand une âme a cessé de prier, je la considère comme mienne ». Lucifer me dit : « Cessez de prier, et je cesserai de vous tourmenter ». Il peut dire ce qu'il veut, je m'en garderais bien. Je prierais rien que pour le faire enrager, si je n'avais pas l'amour de Dieu. La récitation du saint rosaire, c'est cela qui désole Lucifer. C'est l'ennemi déclaré du chapelet. »

 

« On m'a donné à lire Sous le soleil de Satan. On ne lutte pas avec Satan ! C'est la lutte de l'enfant d'un an et d'un jeune homme de vingt ans... et la comparaison pèche encore. C'est illusoire ! Pour Jacob, je crois que Dieu avait limité la force de l'ange à celle de la forme de l'homme qu'il avait prise. Sinon ! Sinon, d'un souffle, pas même d'un souffle ! On devrait mettre les choses au net et prévenir les gens. On lutte avec Satan par la prière ; mais la prière est la force de Dieu. Qui exauce la prière ? C'est Dieu. Lutter contre Satan ! Oui, on lutte avec des armes qui sont divines. C'est un séraphin. Il se présente devant Dieu comme il veut. Il obtient toute puissance contre le saint homme Job, dont Dieu a mesuré la vertu, à la vie près. Que faire contre les brigands rassemblés par Satan ? Ils lui prennent ses troupeaux. Satan suscite un vent dans le désert, qui renverse la maison où dînent ses enfants. Que faire contre la tempête soufflée par Satan ? On n'a qu'à voir Satan pour deviner toute sa puissance. De même pour les bons anges. Quand l'ange prend la forme humaine, on voit aussitôt une puissance supérieure : on est confiant, mais on sent la puissance. J'insiste sur le Soleil de Satan : c'est faux. Ils ont de l'imagination. Elle n'atteindra jamais la réalité. »

« Avant que le saint archange me prévînt, je ne me rendais pas compte de ce que je faisais en insultant Lucifer, je ne voyais pas la disproportion qu'il y a entre l'homme et l'ange. Il ne faut pas irriter même un archange mauvais. Il faut avoir le respect de l'œuvre de Dieu... (Riant.) On va à l'école tous les jours ! Il était à la sacristie et il m'embêtait. Je lui dis : « Ah ! La sale bête ! » Saint Gabriel me dit : « N'oubliez pas que c'est un archange ! Ne discutez pas. Respect à Lucifer : c'est l'archange déchu ». C'est comme un fils de famille très noble, déchu par ses vices. Il n'est pas respectable par lui-même, mais il faut respecter sa famille en lui. On respecte le chef-d'œuvre du Créateur, même détruit. C'est d'ailleurs, une meilleure méthode pour faire rentrer Satan en lui-même. Satan, comme un enfant, ramasse sur la route pierres et boue, tout ce qui lui tombe sous la main, pour nous le jeter ; mais, si on se met à lui répondre injure pour injure, c'est alors une vraie bataille de chiffonniers. Quand on respecte son caractère angélique, on le contriste bien davantage. »

« A La Courneuve, j'ai eu tellement maille à partir avec Lucifer ! Un jour, j'allumais des candélabres, des bouts d'autel ; j'avais mis dans les bobèches des petits bouts de cierges qui restaient du dimanche. Ceux-ci, que je ramassais partout dans l'église, me servaient pour une messe, quelquefois pour deux. J'avais déjà l'ornement, je n'avais plus qu'à mettre la chasuble. Voilà Satan qui se montre devant moi de l'autre côté de l'autel. Il était là pour me narguer en face, probablement. Il sait que nous ne sommes pas deux frères ! En le voyant me faire la nique, je me fâche et je lui jette à la figure : « Je ne dis pas ma messe ce matin ! » lorsque la voix grave de Notre-Seigneur, sortant du tabernacle, m'a repris par ce mot : « Célébrez ». On la reconnaît bien la voix de Notre-Seigneur. Je m'incline, naturellement, devant sa volonté. Il est parti : nous en avons eu, tous deux, pour notre argent ! »

 

« Il est assez ennuyeux quelquefois. Dans la sacristie de La Courneuve, il m'empêchait de lire mon bréviaire : il faisait le cheval, le chien, le loup, la souris. Il tapait sur les vitres. Mon sacristain me disait : « Ils casseront toutes les vitres ! » Je lui répondais : « Laissez donc les gamins jouer au ballon ! » Et un fracas ! et pan ! Le sacristain courait dehors, croyant qu'il empêcherait de taper dans les carreaux. »