CHAPITRE III

 

SON SERVICE MILITAIRE.

IL SE FAIT RELIGIEUX.

L'ŒUVRE DE LA JEUNESSE À TROYES.

 

 

Édouard Lamy, versé dans le 91e Régiment d'Infanterie, arrive au corps le 7 janvier 1875 ; il est nommé caporal le 10 novembre 1876 et sergent le 4 mars 1878. Il sera démobilisé le 7 octobre de la même année.

 

« J'ai vécu à Mézières comme tous les soldats. Nous étions une soixantaine de soldats chrétiens. Nous avions formé (ou plutôt Édouard Lamy avait fondé) un groupement, la Légion de Saint-Maurice. On se maintenait bien et on recrutait de bons jeunes gens. Trois fois par semaine, il y avait réunion à la Légion de Saint-Maurice, prière, lecture. Il y avait des jeunes gens d'élite. Nous avions un aumônier, l'abbé Henri Nicole, qui est chanoine de Reims. Nous étions quelques quatre-vingts Haut-Marnais dans ce régiment, et la masse était bonne. »

 

« Au camp de Châlons, en 1875, j'étais malade, ou, au moins, fatigué. Pendant ces rudes manœuvres, nous avions, chaque jour, deux heures de repos. On était obligé de rester dans les baraques et d'être couché sur son lit. Je profitais de ce temps pour réciter le Petit Office. Souvent, gagné par la fatigue, je m'endormais avant d'avoir pu réciter un psaume, et, toujours, lorsqu'on sonnait la fin du repos, mes doigts se trouvaient à la fin des derniers versets du livre. La Très Sainte Vierge m'a dit (à Gray, en 1909), être venue auprès de moi au camp de Châlons en 1875. Elle tournait les feuilles, m'a-t-Elle dit, et remettait mes doigts à la dernière page. Moi, bonasse, je croyais avoir dit l'office, et je prenais alors mon repos. C'est ce qu'Elle voulait dans Sa bonté attentive. »

 

Pendant son service militaire, une charge de poudre fusa dans l'oeil droit d'Édouard Lamy, qui ne s'en plaignit pas, mais perdit la vue de ce côté.

 

« Quand je suis rentré chez nous, mon père avait marchandé encore une année de travail pour moi. Je n'ai pas voulu le récuser, mais cela m'a amené à vingt-six ans. Je voulais être prêtre ; mais, pour cela, où aller ? Avant l'incendie, mon père avait fait les démarches au Petit Séminaire de Langres. De songer au Séminaire de Langres, il n'y avait pas moyen : il y avait cent dix-huit élèves ! S'en allait qui voulait. Rien que de ma parenté, il s'y trouvait les deux abbés Mocquart, l'abbé Chanson, mon cousin Noirot, l'abbé Vauthelin, l'abbé Semelet, l'abbé Thirion et tous ceux de Violot. Ils ne savaient où les caser. Et, du Pailly, l'abbé Henry, l'abbé Poizot, l'abbé Lecouturier... »

 

« Deux jeunes gens de mon pays, qui étaient devenus Oblats de Saint-François de Sales, à Troyes, m'offrirent de me présenter. Les Oblats me promirent la prêtrise si je souscrivais un engagement de quinze ans chez eux. Venant du Pailly, j'ai fait trois mois de probation ; puis, on a voulu me mettre à la tête de l'Oeuvre de la Jeunesse.

Personne n'avait voulu. Je suis resté dix-sept ans : au début avec le P. Fischer, directeur de l'Oeuvre, puis comme directeur moi-même. C'est là que j'ai mené neuf ans la vie de séminariste. De Troyes, je n'ai guère connu que les usines où j'étais reçu. Une fois par an, je faisais une expédition avec mes jeunes gens. »

 

« J'ai commencé l'Oeuvre de la Jeunesse avec six enfants. Il en venait par bandes, mais je choisissais mon monde. C'est le premier noyau qui, ensuite, a constitué les cadres et la direction. Je n'ai pas commencé l'Oeuvre, mais recommencé. Elle était bien tombée. Il y avait des professeurs qui s'étaient succédés et un vieux vicaire de Saint-Nicolas, qui ne s'occupait qu'à lire son bréviaire et n'y entrait pas le dimanche. Il disait : « Vous vous amusez, mes enfants ? Alors, c'est bien, c'est bien. »

L'Oeuvre avait commencé rue du Temple, mais l'abbé Tridon, avec ses enfants, en avait été chassé. Il a été rue de la Tannerie, rue de la Treillerie, chassé de partout. Le saint chanoine Tridon tenait quand même. Il racontait :

« J'ai trimballé le mobilier de l'œuvre : un enfant portait un tonneau vide, l'autre une feuillette, moi la Vierge Immaculée d'un côté, et de l'autre Saint-Joseph, un gamin des cordes, un gamin une table... nous avons succédé à un marchand de vin, qui était parti. J'avais mis Saint Joseph sur la feuillette, et, comme il convient, la Sainte Vierge sur le tonneau, et on a prié devant eux. Le marchand de vin est revenu chercher ses affaires : les gamins ne voulaient pas le laisser entrer. Il y a eu bataille, et j'ai dû payer les bouteilles cassées. »

Le brave homme de propriétaire, M. Sauveur Cazelle, lui a loué pour 30 francs par an. Ils se sont bien entendus ensemble. Il a donné un spectacle, où on est venu des environs. Le P. Tridon a recueilli des fonds et fait faire la Vierge de pierre, l'Immaculée-Conception, en premier lieu, qu'on a mise au milieu de la cour. »

— « Vous avez connu le chanoine Tridon, mon Père ?

— « Ah non ! Il était mort. L'abbé Edme Lambey, avec lui, a dirigé le patronage, et, après lui, seul ; puis, avec le F. Nicostrate et le F. Amosilien, qui l'aidaient. Le terrain était coupé en deux. L'autre propriétaire, un saint homme, un petit homme, a donné au P. Tridon le terrain. Il avait une bicoque à l'emplacement de la chapelle. Le P. Tridon a fait reconnaître, à ce moment-là, l'Oeuvre d'utilité publique par l'Empereur, ce qui l'a sauvée plus tard. La statue de la Sainte Vierge était là, au milieu du jardin (de la cour), et il y avait de bien beaux arbres ; ils sont morts. Avec les gamins, rien ne résiste. »

 

« Après le P. Tridon, le P. Lambey, qui aidait, a été nommé directeur par Monseigneur. Il se faisait un bien énorme. Il avait de la fortune personnelle et il fit faire une quête de soixante et quelques mille francs. Il y avait un bon jeune homme, Grandidier; le P. Lambey se fiait à lui : ils ont dépensé follement et très mal construit. Il n'y comprenait rien. Il pensait dépenser 100.000 francs, mais l'héritage de son père, tout y a passé. Le P. Brisson fondait les Oblats : il est entré chez les Oblats. C'était un saint prêtre. On lui adjoignit le P. Fischer : ça a mal tourné. On a mis un abbé, qui a mal tourné : ça a fait une déconfiture, et on m'a fourré dans ce guêpier. Dix-sept ans de pénitence ! Je le méritais bien. Le P. Fischer était un brave homme; mais pour diriger les jeunes gens, incapable. »

 

« A la reprise de la retraite annuelle précédant Son Assomption, la Très Sainte Vierge m'aida à surmonter les difficultés créées à cette occasion. Les jeunes gens n'en voulaient pas. L'établissement était loin d'être bien conduit. Les deux fondateurs étaient deux saints prêtres, habiles à diriger les âmes. Le directeur était bon homme, aimant à rire, mais incapable de diriger les âmes. Il partit en vacances. Je voulus rétablir la retraite, qui avait existé autrefois, mais dont on avait perdu l'usage. Et elle eut lieu. Je fis une illumination dans la cour pour la clôturer avec un peu de solennité.

Pour les patronages, il faut débuter par une sélection très sévère des éléments. La prière, et la prière des enfants, doit être à la base de tout. Au début, après avoir renvoyé une centaine de jeunes gens, j'en ai agréé six. L'Oeuvre n'en a guère compté plus durant un ou deux ans. Le nombre des jeunes gens a, dès lors, fortement augmenté, mais j'ai continué à les sérier en plusieurs catégories. »

 

« Je n'avais pas de ressources, et l'Oeuvre avait 70.000 fr. de dettes. On avait construit sans avoir l'argent suffisant. J'avais accepté la succession. Nous faisions des pièces de théâtre et des sermons de charité. Je n'ai plus laissé que 40.000 francs de dettes.

Le théâtre, c'était la ressource, et j'allais faire une quête : c'était une quinzaine de cents francs. Ils n'étaient pas larges les Troyens ! Il y avait 900 francs d'impôts, l'éclairage, le chauffage, et les carreaux, qui n'étaient pas en fer ! Et j'avais loué 2.400 francs la vieille Oeuvre. Mais le mur, que j'avais dû élever pour la séparer de l'établissement, m'avait coûté près de 5.000 francs. De ce fait, j'ai été deux ans sans toucher.

C'est le théâtre qui faisait vivre. On jouait une pièce tous les mois. Le Gondolier de la Mort , l'Auberge du Chat qui fume, c'est de mon répertoire : il y en a toute une série comme ça. Ce n'est pas une petite chose de monter des spectacles ! La dépense en costumes est très grande. J'étais heureusement aidé par la Comtesse de Saint-Avoye, bonne et sainte femme, qui me prêtait quantité de vieux costumes, qui lui venaient je ne sais d'où. Il y en avait en soieries magnifiques. Je demandais des défroques partout, et on m'en donnait beaucoup. Que de vieux costumes de toutes sortes ! Nous avons reçu beaucoup de vieux costumes de 1848, à parements rouges : c'était superbe ! Avec des bonnets énormes ! Et des tricornes ! C'était la joie de mes gamins d'être habillés. On en mettait sur le perron, et sur la scène, deux par deux, en uniforme, avec des fusils à pierre. Deux œuvres de jeunes filles me faisaient des costumes ; on leur donnait des cartes pour les spectacles en échange. Ce serait maintenant Ghéon qui me donnerait des pièces. »

 

« J'avais sept à huit pensionnaires, que je logeais dans un dortoir de la maison, et trois ou quatre Frères de la Doctrine Chrétienne. Les anciens propriétaires de l'établissement y logeaient également. Tout cela demandait du doigté. La salle Saint-Joseph était prêtée à la Gymnastique, à diverses sociétés de concerts: toutes les soirées étaient prises. »

 

Le bon vieillard offrant un jour à ses jeunes religieux un crucifix des stations en marqueterie de Palestine.

 

« L'objet, dit-il, ne vaut pas cher, mais je l'ai bien payé 400 francs. J'avais reçu un jeune homme à Troyes, à l'Oeuvre de la Jeunesse. Il était très pauvre, mais toujours vêtu de façon assez élégante. Je le nourrissais pour 40 sous par jour, et, réellement, je ne pouvais faire à moins. Il me disait : « Mon protecteur voyage. Il viendra; il règlera mes dépenses. » Le premier mois passe, le second passe. Je lui dis : « Donnez-moi un acompte. Vous ne pouvez pas me demander l'impossible ! » Au bout de cinq mois, six mois, un jour, je revenais exténué des usines. J'avais de mes protégés, que je plaçais par-ci, par-là, dont on était très content, d'autres dont on était simplement content, d'autres, enfin, qui marchaient très mal. Ce jour-là, j'avais reçu une avalanche (souriant) : pas de coups de bâton, mais de reproches. Je vois le jeune homme, avec un autre individu, qui emportait la malle. Il me dit encore : « Je vais payer ce soir. » Le paiement a été le crucifix qu'il a oublié. Il sera bien à G. Je tiens à ce que ma chambre soit vide quand je m'en irai. »

 

« Où logiez-vous, mon Père, à Notre-Dame de la Sainte-Espérance ?

— Ma chambre a été la première en montant l'escalier des Frères, le plus près du chemin de fer. Et ensuite plus haut, avec un simple vasistas, la première après l'escalier. 

— Avec un simple vasistas ? Alors votre logement n'a pas été en s'améliorant ? »

Lui, riant : « Plus je montais, plus je descendais ! La première chambre a été bien commode par sa vue sur le jardin. Je voyais la pompe, où se réunissaient les jeunes gens, les cabinets et le bûcher. Il faut tout surveiller ! Je voyais et j'entendais tout. Quelques marches, et j'étais au milieu d'eux. Et je voyais les trois quarts de la cour. J'avais mes notes journalières. Je regrette de les avoir brûlées. Pour les bonnes mœurs, il faut avoir l'oeil, et surtout l'oreille. En particulier, je saccais, mais pas en public. Le plus terrible, c'étaient les sociétés civiles, qui n'étaient pas difficiles pour le recrutement, surtout s'il s'agissait de détourner quelqu'un du patronage. »

 

« J'étudiais quand je pouvais, et je n'étais guère libre que la nuit. J'avais eu une instruction à peine primaire. Et j'avais deux cours : un de théologie et un de latin, le mardi et le vendredi. Et puis, le début n'avait pas été trop lourd, car j'avais renvoyé la plupart des enfants pour garder les bons. C'était nécessaire. J'ai été extrêmement sévère dans les débuts. J'avais deux heures par semaine ! Je voulais toujours devenir prêtre, mais je n'en concevais plus le moyen. J'allais me retirer, ne me trouvant pas les qualités nécessaires. J'étais désespéré. C'est alors que m'est apparu saint Joseph. Il a fixé ma vocation. C'était à Troyes, dans la chapelle Notre-Dame de l'Espérance, dans les premiers de mars. Il m'a parlé assez longuement et a déterminé ma vocation. Il a dit : « Soyez prêtre. Devenez un bon prêtre ». Ce n'est pas dire que je le sois devenu, mais j'ai fait tous mes efforts pour tâcher d'arriver à ce but. « Soyez prêtre ! » Ça a été très impératif (sur un ton très ferme, et avançant la main comme pour jurer). C'était le soir. Les jeunes gens venaient de s'en aller. Je fermais la porte et j'entrais quelques minutes dans la chapelle pour avoir un moment de recueillement. Dans la journée, ça m'était bien difficile. C'était au moins à 11 heures du soir, plus de 10 heures et demie. Avec les jeunes gens, il faut tout surveiller ! Quand ils étaient partis, j'allais dans tous les coins, je passais la revue des fenêtres, pour voir si elles étaient bien fermées. Il y avait un lumignon de gaz tourné très bas, qui était allumé auparavant durant la prière. Devant le premier pilier à droite, dans la nef à droite, j'étais à genoux sur l'agenouilloir – c'étaient des bancs – et lui debout sur le plancher, à côté de la colonne. Il était lumineux par lui-même. Le saint était dans sa gloire, pas dans sa grande gloire, dans sa gloire très douce. Tel que je l'ai vu, saint Joseph devait avoir plus de soixante ans. Sa barbe était comme ses cheveux ; il n'est pas chauve, mais très grisonnant. Il avait une robe brune, avec quelque chose autour du cou, qui formait un pli pendant sur le devant. Il portait du très gros. Je crois qu'il avait une ceinture. La Sainte Vierge dit de lui : « Mon saint époux », et le mot de saint, dans Sa bouche, est chose tout à fait remarquable. Saint Joseph s'est montré à moi pieds nus, comme toujours la Sainte Vierge et Notre-Seigneur. Peu après, j'ai reçu les ordres mineurs (21 mars 1885). C'est saint Joseph qui m'a annoncé mon départ de Troyes, sans me donner de précision. »

 

« Je passais mes examens tous les mois à Saint-Bernard avec M. Desbœufs, de Langres, qui ne m'avait pas en odeur de sainteté, car j'étais un très mauvais écolier. J'ai été préparé au sacerdoce par l'abbé Rolin, de Chalindrey, religieux à Saint-Bernard. C'est lui qui m'avait fait aller à Troyes. L'abbé Lambert, son cousin, se trouvait aussi parmi les Pères de Saint-Bernard. J'étais en pays de connaissance. Les Oblats n'étaient alors reconnus comme congrégation ni par l'évêque, ni par Rome ; ils ne l'ont été que juste avant les expulsions. Ils étaient mal avec l'évêque et ils devaient chercher des ordinations de tous les côtés. J'ai reçu les ordres mineurs à Chevilly, le sous-diaconat à Chevilly, le diaconat rue du Bac, aux Missions Étrangères, et la prêtrise (12 décembre 1886) à la Chapelle des Lazaristes, rue de Sèvres, devant le tombeau de saint Vincent de Paul. Quand on se trouve devant un grand saint comme celui dont le corps est conservé ici, on se sent si petit ! Que de vertus auxquelles on n'atteindra jamais ! Combien d'histoires on trouve à lui raconter ! Que de choses à lui demander ! (Riant.) Quel bafouillage cela fait ! J'ai dit ma première grand'messe à Notre-Dame de la Sainte-Espérance ; mais, au Pailly, ma première grand'messe paroissiale. »

 

« Je n'avais pas peur de l'évêque : c'était un coeur d'or. Il me disait souvent (sur un ton rude) : « Il y a deux hommes dans la ville de Troyes. J'en connais un et vous connaissez l'autre. » Mgr Cortet, je dînais souvent avec lui. Il ne fallait pas se disputer, mais le faire rire. J'avais une situation assez délicate : j'étais le confesseur de tous les enfants de la ville ; je confessais partout, mais je n'avais pas de confessionnal à Saint-Pierre, et n'allais pas, non plus, à Saint-Nizier, ni à Saint-Martin-ès-Vignes, sauf exception. En plus de l'Œuvre, on m'avait chargé d'une oeuvre de filles à Saint-Nicolas et des Filles Repenties de Foissy. On chargeait toujours, et on ne déchargeait jamais. »

 

« Ce grand Christ, que vous avez vu dans la chapelle sur la droite, est un cadeau du P. Jossier. J'allais souvent à Saint-Urbain, et le curé ne me payait guère : des messes à dire, je n'en avais presque jamais. Un jour, il m'a dit : « Je vais bien vous récompenser. J'ai un crucifix, dont je ne sais que faire, et un confessionnal. » J'ai dit : « Oh ! Le confessionnal, ça me sera bien commode ! » Avant ça, ce n'était pas commode. Je confessais dans un coin, où je ne pouvais pas surveiller du tout les enfants. On a installé le confessionnal, mais tous n'aimaient pas à y aller. J'ai eu beaucoup de mal pour acclimater les petits. Les écoliers, je les confessais à la tribune, où je pouvais regarder. Je voyais ceux qui allaient faire leur pénitence et la manière dont ils la faisaient. Mon Dieu, que de confessions ! Pour beaucoup, je supprimais le Confiteor et je réduisais tout aux axes. Le jeudi matin, c'était de 9 heures à midi ; et, à une heure, je rouvrais l'Oeuvre. Les grands, je passais la nuit pour les veilles de fêtes, où beaucoup sortaient de Troyes avec leurs familles. Il y en avait qui se confessaient, communiaient à 1 heure du matin et prenaient le train, Il y avait toujours chez moi du café sur le feu, du pain et un bout de fromage : comme ça, ils ne partaient pas à jeun. Toute la nuit, je donnais souvent la communion tous les quarts d'heure, et jusqu'à 7 heures. Je me débarbouillais alors, et, pour ne pas dormir durant la messe, je mettais la tête dans un seau d'eau froide. Et puis, il y avait les retardataires. Je devais dire ma messe à 7 heures, et, à 7 heures moins le quart, il y avait quelquefois neuf, dix. Il était 7 heures un quart, 7 heures 20 quand je commençais ma messe. Les autres s'impatientaient, commençaient les cantiques et la prière. Pour parler, je ne faisais pas longtemps, et puis, j'avais les lèvres si desséchées que le sang m'en tombait. Quelquefois, le soir, au confessionnal, quand il y avait des grands, je leur demandais d'aller me chercher un ou deux verres d'eau fraîche, et, alors, ça allait mieux, mais ce n'était pas toujours ainsi. Quelquefois, j'avais confessé deux cent cinquante, deux cent quatre-vingts garçons. Quand c'étaient des dimanches ordinaires, il y avait une trentaine ou une quarantaine de jeunes gens. Je donnais deux minutes pour se confesser. J'ai passé des nuits au confessionnal. A la fin, je confessais à la tribune pour avoir de l'air. »

 

« La plupart des saints ont eu ce bonheur incomparable de marcher en la présence de Dieu. À l'Oeuvre de la Jeunesse, on se saluait par les mots : « Vive Jésus dans nos cœurs ! » On répondait : « A jamais », et cela même à la gymnastique. À certains enfants, la chose a été bonne, a fait du bien. Il est très difficile d'avoir l'idée constante de Dieu quand on n'y a pas été habitué enfant.

Les âmes que Dieu aime ne sont pas à patauger dans le miel ! Il donne du sucre aux enfants, et puis, après, on n'en reçoit guère. L'Évangile n'est pas doucereux. Dans un patronage, ça verserait tout de suite. Je ne craignais pas de leur montrer la croix, la croix de bois, pas la croix dorée. Si Notre-Seigneur était mort sur une croix d'or, ce serait bien embarrassant ! Il est mort sur une croix de bois, et, on trouve partout du bois. »

 

« Quand, à Troyes, je combattais les passions de mes jeunes gens, il y en avait qui se mettaient en fureur, qui auraient tout cassé. Je leur disais : « Tu peux me frapper, mais tu ne m'empêcheras pas de te dire la vérité. » Je la leur disais, et, au bout de quelque temps, le retour s'opérait. Quand il s'agit de l'esprit et non du coeur c'est autrement difficile à soigner.

Quand on était obligé de mettre à la porte, je faisais une petite admonition et mettais la chose aux voix. Et je donnais aux enfants la carte à porter à l'adresse de celui dont on se débarrassait, avec « Impossible de recevoir à partir de ce jour ». Si les parents étaient honnêtes, ils venaient. »

 

« Quel serait ce bas monde si on laissait faire la Très Sainte Vierge ? Si nous ne mettions pas d'obstacles à Ses bontés, à Son empire sur nos âmes ? Nous L'empêchons d'agir en notre faveur. Pour ceux qui s'abandonnent à Elle, Elle a toutes les prévenances, Elle s'occupe de toute chose. À Troyes, de récréer cette oeuvre, ça dépassait les forces humaines : il a fallu que je crée toutes les sections, gymnastique, musique, comédie, violons, que sais-je ? Je ne connaissais rien à tout cela, et tout venait à point, et tout s'arrangeait. Et de diriger les jeunes gens ! Elle m'inspirait pour les jeunes gens, les enfants. Je voyais en un instant ce qu'il fallait : de dire ceci et cela. Les résultats obtenus, c'était surprenant à la fin. Un prêtre m'a dit : « Ils sont supérieurs à des séminaristes. » Et c'était vrai. Plusieurs n'ont pas voulu se marier tant que je suis resté là, pour mieux remplir leur poste. J'ai eu cinq cents jeunes gens à Troyes, et j'en ai trouvé quatre qui n'ont pas voulu se marier avant mon départ, pour me seconder : le président, l'assistant, le secrétaire général et le trésorier. Si grande que soit l'ingratitude humaine, dont on se rend bien compte quand on s'occupe de jeunes gens, il y a des exceptions, il y en a même de remarquables. Mais j'étais écrasé par le nombre ; je ne pouvais leur donner plus d'une minute par jour à chacun. »

 

« Nos jeunes gens avaient là toutes sortes de jeux, balançoires, tourniquet, pas de géant, le margot, deux billards. Ils se remuaient, ils déchiraient leurs effets. Je raccommodais les culottes, les gilets, les manches, mais à la grosse. Le F. Nicostrate disait : « Vous êtes né une aiguille à la main ! » On l'aurait dit. J'étais organiste. M. Rémion avait nommé organiste à Saint-Nicolas un de mes jeunes gens, Folias. On chantait beaucoup de cantiques à l'Oeuvre. Nous avions une chorale, qui n'était pas mauvaise et qui allait pour les fêtes dans les paroisses, et une fanfare. Ils étaient une trentaine de chantres, au moins, et en moyenne quarante-cinq dans la fanfare. On nous offrait bien peu en général pour participer aux cérémonies. Tel curé ne voulait pas donner plus de 10 francs, et on faisait un repas bien maigre. À la Madeleine on allait souvent, et le bon curé donnait 25 francs. Je leur payais de l'abondance. J'achetais chez Marcel Diran, rue Notre-Dame, des croix de la Légion d'honneur et des pipes en sucre les jours de gala ! »

 

« À Troyes, parti avec 900 francs, je tentais la Providence le matin, et je la tentais le soir, avec des rentes à payer et ne pouvant rester insensible aux trop grandes misères. Combien de fois Elle m'est venue en aide ! À un moment où il ne restait plus un sou pour acheter du pain, on m'a envoyé l'argent de deux messes. Dans une autre circonstance, ayant quatre ou cinq enfants à nourrir durant quelque temps et ne pouvant pas leur fournir du pain sec, une étrangère, absolument inconnue de moi, a envoyé un énorme jambon. Je n'osais demander des messes dans aucune paroisse, car le clergé était très à cheval. Quelquefois, le curé de la Madeleine m'en donnait, mais in secreto, sans le dire à ses vicaires. J'étais jeune, j'étais fort; une journée de jeûne, c'était tôt passé. Le plus dur était le pain. Nous achetions le pain chez Rossignol, rue Saint-Nizier. Quand je suis parti de Troyes, je devais 60 et quelques francs au boulanger, mais je n'avais pas d'autres dettes.

Le bon curé de Saint-Nicolas disait : « Comment vous en tirerez-vous ?

— Je ne m'en tire pas: je m'y enfonce ! »

Je mangeais du pain pour 80 francs par mois. De Saint-Parre me venaient les haricots. Ils me revenaient peu cher. Il est vrai que c'étaient souvent les rebuts. J'achetais cela à une brave femme qui était dans la culture. Elle donnait à un de mes garçons 2 litres de haricots ou de pois par jour. On jetait ça dans l'eau chaude : tous les vers venaient à la surface ; avec la chose, je les écumais. Mes jeunes gens n'étaient pas difficiles. Une bonne femme me cédait de la graisse de veau pas chère, à 12 sous la livre. Je faisais fondre la graisse. J'avais un grand tablier à bavette et je faisais ma graisse. Le curé Cabassol me disait : « Vous pouvez faire maigre avec votre graisse » ; Mgr Cortet me disait : « Je vous donne toutes les permissions. » On mangeait des haricots et du pain. »

 

« Les enfants s'invitaient ; ils étaient familiers. Ils me disaient : « Monsieur le Directeur, je viendrai, si vous permettez, mais je n'aime guère les haricots. 

— Mon enfant, tu auras des pois. »

A la Visitation, la Mère de Bélingue me faisait d'énormes galettes, où je faisais quarante parts pour les enfants.

Dans la rue, je rencontrais un ouvrier. Il me disait : « On soupe chez vous, Monsieur l'abbé ? 

— Mais oui. »

Je trouvais un de mes jeunes gens : « Mes parents sont partis, Monsieur le Directeur. Je peux venir ? »

— Mais oui. »

Je revenais : j'en avais cinq. C'était comme ça tous les jours. On était souvent une vingtaine. J'avais presque chaque dimanche quarante jeunes gens à souper, et souvent le jeudi pareillement. On mangeait, on vidait les plats : c'était tôt fait ! On payait un double (10 litres) de pommes de terre 12 sous. Quelquefois, on mangeait ça en deux fois; mais (riant), on ne mettait pas de beurre ! La mère Bontemps vendait des frites : on en achetait un plein seau pour 25 sous. Elle ne gagnait pas trop là-dessus et disait : « C'est pour ce malheureux de l'œuvre ! »

 

« On faisait la lecture et on buvait de l'abondance. Une feuillette de vin faisait trois mois avec sept jeunes gens. Avec une bouteille on en faisait six. Les jeunes gens disaient : « Qu'est-ce que ce baptiseur de vin ? » Moi, je leur vantais les mérites de notre eau du puits de Saint-Joseph et je prêchais d'exemple. Je leur disais : « Mes enfants, dans toute la ville, il n'y a pas un puits pareil, nulle part une aussi bonne eau. Profitons de cet avantage. A votre santé, mes enfants ! » Mon mélange, ça allait encore le matin, quand c'était frais... mais, le soir, quand ça avait chauffé dans la cuisine, il fallait se tenir à quatre pour le boire. 

Je faisais du vin de sureau pour corser l'abondance : cela donnait une couleur foncée. Quelquefois, je rapportais deux seaux de grains de sureau : j'en faisais un tonneau. Et avec les brimbelles : deux jeunes gens m'en rapportaient, l'un du pays du Saint-Sacrement, de Faverney. Une femme des Vosges, qui habitait rue des Capucins, en vendait de sèches. Une feuillette de vin faisait ainsi toute l'année et plus. Les Sœurs de la Visitation me donnaient du cassis en masse : on faisait du beau vin. La brimbelle est sûrette. Ça donnait du vin fadement sucré, mais la brimbelle donnait du ton. Et je faisais un litre de cassis avec l'eau-de-vie du Pailly, pour les jours carillonnés. (Souriant) Je ne me suis pas enivré, je ne crois pas, ni mes convives non plus. »

 

« Le P. Fischer était un brave homme; mais, pour diriger les jeunes gens, incapable. La direction des jeunes gens, c'est terrible ! Confesser les jeunes gens, Dieu y a sa part; mais conduire les jeunes gens ! Ce n'est pas tenir avec des crampons de fer, c'est tenir avec des crampons qui ne tiennent guère, plantés dans le plâtre. Il y a de bons moments ; il y en a d'affolants. Quand je voyais venir le mois de mars ! C'était la foire de Troyes ; tout était en baraques ; c'était très mauvais, la lie du peuple. Le jeudi, j'allais prendre des frites chez la mère Bontemps : un seau. Je leur en mettais trois par cornet, un grain de sel, et j'avais deux cents enfants pour les manger. L'attraction était trop forte ; ils me disaient : « Nous allons voir danser « Rapinot et Rapinette ». C'était un petit jeune homme qui était venu à l'Oeuvre. Il avait trouvé une compagne, et, sur un tréteau de quatre planches, il attirait tout Troyes. J'avais beau leur dire : « Mais vous le connaissez ! Vous l'avez vu ici. » L'attraction était trop forte ; alors, je les menais à la foire, voir le Cirque des Singes. Le montreur de singes était un brave homme, qui voulait bien me donner, de temps à autre, une séance gratuite. Je disais aux enfants : « Il faut, chacun, emporter un sou ». Cela lui faisait toujours une recette de 10 francs. Moi et les Frères, nous passions en plus. Il fallait voir leurs yeux devant le dîner des singes, et la dispute à table, et la rixe, et quand ceux-ci coiffaient de casseroles leurs adversaires, et qu'ils sautaient ! Et les Franconi ! qui étaient des femmes chrétiennes et allaient à la messe tous les matins en semaine. Les uns et les autres m'envoyaient leurs enfants. Ils jouaient la Passion, et bien. Ils jouaient aussi la Légende de Saint Gilles. »

« J'avais beaucoup de bons auxiliaires, des jeunes gens d'élite. Il y avait aussi beaucoup de canaille ; mais ce qui était bon était bon. Et pour les placer, que de travail encore ! Dans les usines, je connaissais tous les contremaîtres et aussi un certain nombre de patrons. Ces pauvres enfants avaient chez eux de bien mauvais exemples. Beaucoup d'hommes ne valaient pas grand'chose, et on voyait des femmes déplorables. Et, parmi ces enfants, il y avait des cœurs d'or. Ils sentaient qu'on les affectionnait dans le Bon Dieu, et ils payaient de retour. »

 

Riant : « Il faut avoir tué père et mère pour faire ce métier-là. J'avais beaucoup de fils de Clairvaudiers : leurs parents devaient se présenter à la police tous les huit jours. Parlez du respect des père et mère à ces enfants-là ! Allez-y voir ! Un jour, il m'arrive, pour prendre son fils, une mère accompagnée du commissaire. Je dis à celui-ci : « Il fera sa première communion demain. Laissez-la en liberté ! » Elle avait volé, et c'était au moins la vingtième fois: Il y avait alors à Troyes un bon juge, M. Verdier, la crème des hommes. Je prie le commissaire de me donner un petit délai, pour tâcher d'arranger les choses. Il me répond : « On va l'accompagner ». Mais, alors, cette femme me dit : « Monsieur le Directeur, je suis sans le sou ». Je lui réponds : « Et moi ? » Je n'avais jamais d'argent. J'achetais du pain à crédit, un oignon à crédit. Un morceau de pain et un oignon, c'était mon repas de midi. Une personne sonne et me donne 100 sous. J'en offre 40 à cette femme. Ce n'était pas très charitable. Je vais chez le juge. Je tombe sur lui dans la rue. Il rentrait. Je carillonne. Il vient m'ouvrir lui-même. Il me connaissait. Il me connaissait même trop ! Je lui dis : « Ayez pitié d'une pauvre femme. C'est une mère de famille. Vous avez été bien heureux de la première communion de votre enfant (c'est moi qui la lui avais fait faire peu auparavant). Donnez-lui un peu de joie. » Il me répond : « C'est la dernière fois ?

— Oui, la dernière fois pour aujourd'hui. »

 

« Je prenais de pauvres jeunes gens délaissés. Dieu sait de quels milieux abominables ils venaient parfois ! Cela ne me disait rien, mais je le faisais quand même. Il fallait souvent fermer les yeux et les oreilles. Que de fois, je suis allé au Palais de Justice voir M. Verdier ! C'était un brave homme. Il disait : « Voilà encore un avocat qui arrive ». Son fils, un excellent garçon, me disait : « Mon père n'aime pas vous voir. Il dit que vous vous intéressez à toute la canaille de la ville. »

« Un jour, il y avait trois gamins qui passent devant une épicerie, rue Notre-Dame. Il y avait des savonnettes disposées à une devanture. Chacun en vole trois, quatre, cinq. Ils se sauvent. On les poursuivait. Ils se sauvent à l'Oeuvre. Les gendarmes, qui les poursuivaient, me disent : « Vous avez trois voleurs ici ! » Je leur réponds : « Je ne connais pas de voleurs ici ». Ils disent : « Nous les trouverons. » — « Bien ».

Les gamins, pas bêtes, s'étaient fourrés sous le théâtre ! Les gendarmes vont partout, cherchent partout. Ils vont à la salle à manger. Je leur dis : « Vous le voyez : il n'y a personne. »

Ils vont chez les Frères : c'était fermé. On n'avait donc pas pu y entrer. Les Frères faisaient la classe en ville. Ils vont dans la cour, où étaient les gamins. Il y en avait deux qui se battaient ; je leur dis : « En voilà deux que vous allez m'emmener ! » Ils visitent la chapelle, le billard, le contrôle. Ils veulent voir la liste des présents et des absents. Je leur dis : « Cela ne signifie rien; je ne marque là que ceux qui viennent régulièrement, non ceux qui viennent un jour et qui quittent le lendemain. » Ils me répondent : « Ils sont entrés chez vous ». — « Ils ont passé. C'est pas difficile. Près du puits, il y a moyen, entre la palissade du chemin de fer. Ils sont allés à Saint-André ou à la rue de la Treillerie ». Nous discutons : « Ils sont entrés ! » — « Mais prenez-les ! ».

L'un des gendarmes était un brave homme; l'autre ne valait pas cher. Ils sont allés aux cabinets et dans la chambre de la chèvre – une chèvre qui venait du P. Tridon –. Ils me disent : « Il y a la cuisine !

— Mais, Messieurs, allez donc dans la cuisine !

— Cette trappe ?

— C'est la cave. Allez-y. Voilà ma queue de rat. »

Ils sont peut-être restés deux heures. Je sonne la rentrée. Je fais ma monition sur ce vol, sur cette mauvaise fréquentation ; puis, une instruction religieuse. Je prends les cartes : il y en avait au moins une centaine. Ils sont partis. Je fermais l'Oeuvre pour avoir un peu de repos ; je fermais après 5 heures. J'étais dans la Salle Saint-Joseph, quand, tout à coup, j'entends comme des pleurs. J'entends que ça remuait. Je dis : « Il y 'a quelqu'un ? » J'ouvre les deux portes du devant, là où était le souffleur. C'était noir. On pleurait : « Monsieur l'Abbé, c'est moi. Je ne recommencerai plus ! » Mes trois moineaux étaient là ! Je dis :

— Sortez de là, mes enfants.

Je prends un ton très paternel. Ils avaient déjà bien dix, onze ans. Je dis : « Vous allez partir. Vous allez me laisser les savons. » Que vais-je faire de ces savons ? Je ne vais pas les payer : j'ai trop peu d'argent. Je vais les faire reporter par un grand dans un paquet bien propre. Je leur dis : « Passez par Sainte-Savine. Faites attention ! » J'enveloppe les savons et j'en fais un paquet. Bien m'en prend : à peine enveloppés d'un journal étaient-ils posés sur mon bureau, les agents reviennent. Dehors, ils avaient intimidé les enfants. Ils les avaient cuisinés et avaient obtenu des renseignements :

— Enfin, Monsieur, nous les tenons. Ils sont chez vous ! »

— Mais fouillez donc ! Voilà les clefs. Vous m'embêtez ! Je vais lire mon bréviaire.

Les Frères reviennent, et les gendarmes leur demandent : « Vous n'avez pas un tel, et comme ci, et comme ça ?... » Les Frères répondent : « Ils ne pouvaient pas venir dans les classes, qui étaient fermées. » Pendant ce temps, je n'avais pas perdu le nord. J'avais fait le paquet. J'avais dit à un grand, qui connaissait un garçon de l'épicerie où avait été fait le vol :

« Tu porteras le paquet. Tu diras qu'un inconnu t'a donné la commission de le porter. » Les savonnettes sont rentrées le soir même. Mais on a pris un gamin et retrouvé les deux autres. Le lendemain, encore les gendarmes ! On les envoie à l'Oeuvre en me disant : « Monsieur l'Abbé, ils ont laissé leurs savons ! » - « Ils sont chez l'épicier. Entre 9 heures trois quarts et 10 heures un quart, on a dû lui remettre un paquet qui les contenait. » Le marchand, qui était bien aimable, a dit : « Je ne veux pas porter plainte. » Et puis, ça s'est arrangé; mais il a fallu que j'aille trouver M. Verdier. Je lui ai dit : « Que voulez-vous ? Ce sont des gamins, et des gamins de Troyes ! » Je disais : « Qu'entendent ces enfants ? Une demi-heure de bonnes paroles d'un pauvre prêtre, et tant d'heures de mauvaises ! Messieurs, ayez pitié ! »

 

« Et puis, il y avait M. Bourgeois, qui était avocat, bien brave homme. Il me disait : « Je vais vous passer la toque ! » Je disais : « Je crois bien. »

Mgr Cortet me disait : « Alors, vous avez été persuasif ? Vous avez convaincu le tribunal ? » Que de fois j'ai franchi, au Palais de Justice, cette grille que vous savez ! Tous les jeunes gens me connaissaient et disaient : « Tenez ! Voilà le curé des voyous. » Il y en avait qui étaient condamnés pour bien peu de chose, quelquefois pour 2 sous. Ils attrapaient huit jours de prison : c'était excessif. Le public était plus coupable que les enfants, il achetait à un prix de misère ce qu'il savait volé. Les gamins chargés de rattacher les fils volaient des bobines de coton, de laine, de soie. Ils vendaient à bas prix : ce qui valait 12 sous, ils le vendaient 2 sous. Le gamin en avait un panier plein, qu'il portait sur les boulevards. Il venait un acheteur, puis un agent passait ; il couvrait son panier et il allait vendre plus loin. Les pères, par les fenêtres des usines, leur jetaient des morceaux de fer, de bronze. Une fois, il y a eu un vol aux Petites Serrures. On leur donnait un sou pour faire une petite serrure. Voilà toutes les pièces. Ils étaient cinq minutes pour faire une serrure. Il y avait des gamins qui volaient l'un un pêne, l'autre une vis, etc... Tout cela était convenu entre eux. Une petite pièce perdue, on n'y regardait pas, et ils réunissaient les éléments. Quand ils étaient assemblés, il y en avait pour faire neuf, dix serrures. Un gamin avait combiné la chose. Ce gamin était l'instigateur des petits. Et il n'y avait pas de loi sur le travail des enfants. Il fut pris un jour. Il les dénonça.

Il y avait peut-être deux à trois cents serrures qui avaient été volées. J'ai battu l'inconscience : « Messieurs, ils ne savent pas encore ce qu'ils font ! » (Riant.) Si c'était à recommencer, c'est un métier à se pendre ! »

 

« Je voulais voir ce qui se passait dans les fabriques, dans toutes les fabriques, et je faisais ma tournée toutes les semaines... Quand ils étaient dans les bureaux, j'étais beaucoup plus tranquille. Dans la masse des ouvriers, je l'étais beaucoup moins.

Une fois prêtre, je confessais tous les élèves des Frères : trois cents; il y en avait de médiocres et de mauvais ; il y avait là aussi une élite ; et mes jeunes gens, tous les retardataires des catéchismes ; tous les curés s'en débarrassaient au profit de l'œuvre ; et les retrousseurs, rue du Bois-de-Vincennes. C'était un brave homme qui faisait la classe ; et moi les catéchismes. J'y allais deux fois la semaine. Je faisais le catéchisme à quatre usines. Les vicaires ne se souciaient pas beaucoup d'avoir tout ce monde-là ! »

 

« En dix-sept ans, je ne me suis pas couché dix-sept fois avant minuit, et, à 4 heures et demie, j'étais sur pieds. À la fin, quand je sortais, je vomissais de la bile comme de l'huile. Je n'avais pas de grade : les Oblats ne voulaient pas me mettre dans un collège, et ils n'avaient pas de paroisse. »

« À Troyes, j'étais malade, mais le P. Brisson voulait me coller un tas de rastaquouères. Il m'a mis là, sans me consulter, un abbé. Je puis raconter cela : il est mort depuis longtemps. Cet abbé vient à notre Œuvre ; je lui montre une chambre et je lui dis : « Voilà votre chambre. » Il n'en veut pas. Je lui répète : « Monsieur l'Abbé, vous prendrez cette chambre, ou retirez-vous. » Car, plus loin, j'avais un jeune homme dont je n'étais pas sûr. C'était la chambre près de la mienne (riant), il ne tenait pas à être à côté de la mienne. Il s'appelait R. Le P. Fischer me dit : « Vous avez mal reçu M. R. » Je lui dis : « Je le reçois comme je vous reçois. Je ne vais pas couper une série de jeunes gens pour le mettre au milieu d'eux, quand je ne le connais pas. » Les chambres étaient toutes les mêmes : il n'y avait donc pas à arguer qu'on lui en offrait une moins bonne que d'autres. Il écrit à l'évêque. J'écris à l'évêque : « Monseigneur, vous connaissez les chambres. Je ne veux pas qu'il soit au milieu des jeunes gens. » L'évêque me répond : «  Ce que vous avez fait est bien fait ; je l'approuve. Bien cordialement.  » Je venais de recevoir la réponse de l'évêque, qui était sur la table. Le P.   Brisson vient me dire : « Il est apparenté à des Dames de la Visitation. Il est recommandé.  » Je lui dis : « Vous savez qu'il y a ici des Frères de la Doctrine Chrétienne, des jeunes gens, des enfants qui travaillent dans les usines; je veux surveiller tout le monde. Il a écrit à l'évêque.

— Il a écrit à l'évêque ?

— Et le sachant, je lui ai écrit aussi. »

Je lui montre mon brouillon : « Je reçois un ecclésiastique, qui se dit diacre. Je ne puis le laisser au milieu de mes jeunes gens : je ne le connais pas. » Le conseil était réuni. Le P. Brisson me fait apporter au conseil le brouillon et la lettre de l'évêque. Mais le conseil se récrie : « Il devait faire passer sa lettre à l'évêque par voie hiérarchique ! » Le P. Brisson dit : « Je maintiens ce que j'ai dit : il a raison. » Bien m'en a pris : il appelait chez lui deux, trois enfants et leur insufflait un esprit plus diabolique que divin. Je dis : « Je défends de recevoir aucun jeune homme dans la journée, et, naturellement pas la nuit. » Il envoyait chercher à boire, et je fus dénoncé pour cela à l'évêché. On m'avait accusé : « Il laisse pénétrer des liqueurs dans la maison. » Je dis au P. Brisson : « On introduit des liqueurs... J'ai tout le contrôle du bas, mon Père, et je ne puis surveiller en même temps ce qui se passe au premier étage... » Il le fit venir au conseil. Il avait reçu une note de l'évêché. Il voulait le mettre au Petit Collège. Le supérieur a refusé et il est monté sur son poirier. On l'a remercié et renvoyé à A... sans lui conférer la prêtrise à Troyes. On a su qu'il avait déjà eu des difficultés dans son diocèse. J'ai souffert le martyre avec cet individu. »

« Il y en a eu un autre, le comte d'H. Ce jeune abbé fumait dans l'établissement ! Hors de l'Oeuvre, je ne critiquais jamais mes jeunes gens que je voyais fumer ; mais, à l'intérieur, il était convenu qu'on ne fumait pas. Fumer un cigare devant des jeunes gens, la plupart si pauvres ! La chose avait été convenue. J'avais réuni mes grands et je leur avais dit : « Mes enfants, j'ai entendu dire autrefois que, sous un peu de fumée, s'envolait beaucoup de vertu... » Ils avaient été d'accord pour ne pas fumer. C'étaient presque tous de pauvres enfants, donc, pour eux, un vide-poches, une dépense inutile. Et empêchez donc de fumer un enfant de dix ans quand un jeune homme de vingt fume devant lui ! Ce jeune abbé fumait le cigare dans la maison. Il allait boire avec les jeunes gens, mais cela n'a pas duré longtemps. Il n'avait pas de malice. On me disait : « Quel est donc l'abbé qui va boire à l'auberge avec les jeunes gens ? » Un papa est venu me dire : « Au Café de la Paix, mon fils est invité fréquemment par un monsieur très bien, mais je ne veux pas qu'il prenne cette habitude. » Je cherche son fils; je ne le trouve pas. Le père me dit : « J'envoie mon fils ici; j'envoie mon fils ici ! » Et c'était la vérité. Je contrôle les cartes, ce qui est malaisé avec cinq cents jeunes gens. Il y avait des contrôleurs, mais je m'étais aperçu qu'ils contrôlaient aussi les cartes des absents. Enfin, je réussis à pincer cinq jeunes gens qui étaient sortis trinquer avec l'abbé. Je lui ai dit : « Vous n'avez pas été sincère, et vous apprenez la duplicité à nos jeunes gens. Restez avec vos parents à T... » Cela n'a pas fait d'histoires. J'ai prévenu le Supérieur Général. »

 

« L'abbé Garnier voulait m'imposer Léo Taxil. Il aurait fait une conférence à l'Oeuvre de la Jeunesse, le retentissement eut été grand dans Troyes, car chacun des enfants aurait, bien sûr, raconté la chose dans sa famille. Mais il m'inspirait une défiance invincible. J'ai refusé. La chose a été devant l'évêque. Un de nos garçons avait pris l'affaire en mains, qui était secrétaire général de l'évêché, lui-même ami de l'abbé Garnier. On l'appelait le Grand-Nez. L'évêque a dit que je n'étais pas commode ; mais, au fond, il n'a pas été fâché d'avoir cette défaite. L'abbé Garnier venait souvent à Troyes. Ça ne m'a pas brouillé pour ça avec lui. On se laisse embourber comme ça ! »

 

« Du patronage sont sortis vingt-trois prêtres quand j'étais là. Un certain nombre sont entrés dans le clergé séculier, et pas mal dans les Ordres ou les congrégations. J'en avais laissé à l'Oeuvre la liste exacte, mais les Oblats l'auront perdue et ils n'ont pas inscrit dans leur livre tous ceux dont la vocation s'est révélée de mon temps et qui sont parvenus au sacerdoce : bien loin de là ! À l'Oeuvre, je pouvais m'occuper des jeunes gens et des vocations ; par ailleurs, ça ne m'a guère été facile. J'ai obtenu en tout trente-deux prêtres : (riant) autant que de dents, que de dents autrefois ! Ne comptons plus celles qui me restent maintenant. Je n'avais pas de chance pour les Oblats : je faisais les choses honnêtement et ne poussais pas dans un sens ou dans un autre. Je tâchais de voir, quand il y avait attrait pour la vie religieuse, de quel côté il y avait le plus d'indications. Et, une fois entrés dans le clergé, combien de fois il m'a fallu encore m'occuper de mes jeunes gens ! Je les suivais et leur rendais service autant que je pouvais.

Une fois, c'était un des prêtres que Dieu avait mis sur mon chemin, le plus intelligent. Il me donne rendez-vous et me dit : « Je veux quitter le clergé séculier et devenir capucin. » Je lui répondis : « Demande à Dieu les grâces de voir comme si, étant capucin, tu voudrais devenir curé. 

— Mais, je suis si seul dans ma paroisse ! Je ne peux pas m'habituer à cette solitude!... »

Un an après, il m'écrit : « Je vois maintenant que ma vocation n'était pas d'être capucin. Aidez-moi donc à rentrer dans le clergé séculier ! » Je vais trouver un des vicaires généraux, Mgr Robin, l'archidiacre : « Je vous apporte, Monseigneur, une belle lettre à lire.

— C'est un de tes gamins ?

— Oui. Il fait le diable !

— Non.

— Un propre à rien chez les capucins ou propre à rien dans le clergé ? »

Il me dit : « Choisis la cure. » Il m'en donne toute une liste.

« Et qu'est-ce qui va lui donner son mobilier ?

— Monseigneur, il y aura bien quelque bonne âme... » Il lui a donné un lit, des draps.

Je vais trouver une vieille demoiselle, une bonne âme. Elle me dit :

« Je lui ai donné ceci, cela, un lit, une table ronde... » Je lui dis : « Tout a été pillé !

— Comment ?

— Il a été chez les Capucins ! » J'insiste et j'insiste encore. Ça a été la bataille. Enfin, elle me dit : « Tenez, voilà une table. » Je lui dis : « Voilà deux fauteuils qui se regardent de travers, qui ne s'accordent pas...

— Alors, prenez-les ! »

Je vais trouver la belle-mère d'un usinier. Lui m'interdisait la porte, de peur que je quête sa femme et sa mère. Cette fois, j'étais inattendu. Je sonne ; je trouve la bonne grand'mère. Je lui demande du linge. Elle me donne deux draps, une demi-douzaine de serviettes, deux douzaines de torchons. Il y avait des livres aussi. Elle était généreuse. Quand j'ai eu tout le mobilier, j'ai écrit à Toulouse, et j'ai été trouver Mgr Robin. Il m'a donné la liste des vacances. J'ai choisi la plus mauvaise cure, et j'ai dit à Monseigneur : « C'est cette cure-là qu'il faut lui donner : il n'y vient pas un homme à la messe. » Il me dit : « Non, telle autre. Comme tu es sévère avec tes enfants ! » Mais le capucin n'avait pas les 50 francs qu'il fallait pour venir. Je vais trouver le curé de Sainte-Savine. Il me dit : « Je vais vous donner une pièce. » Quand il a tiré son porte-monnaie, j'avais vu un billet de 50 francs. Mais il me dit : « Ce n'est pas ça. » Je lui dis : « Montrez-le voir, qu'on en voit la couleur. » Quand je l'ai eu tenu, il m'a dit : « Eh bien, soit ! » Il est venu. Je l'ai envoyé trois, quatre jours à Sainte-Savine. Il est venu en capucin. J'ai été voir Mgr Lagesse, le curé de la Madeleine. Je lui ai dit : « Je vais vous emprunter une soutane et des souliers. » Il avait des sandales. Il m'a donné deux soutanes, une paire de souliers. On l'a habillé, et je lui ai dit : « Reste dans ta cure : je ne veux pas te voir d'ici un an ! » Mgr Robin a été bon, lui a donné quelques messes. Il était bon prêtre, mais il était en l'air. Il a bien travaillé dans cette paroisse. Il est venu me voir après huit mois. »

 

* *

*

 

La sœur du P. Lamy lui demande de raconter comment, un jour, à Troyes, il a dû traverser la foule en émeute : « Ces manifestants, répond-il, s'étaient réunis aux Trois-Moutons. Ils étaient trois mille. Voilà qu'on vient me dire d'aller porter les derniers sacrements au curé de Sainte-Savine qui était mourant. Le plus difficile a été au pont du chemin de fer. Les gens disaient : « Voilà un curé ! » Un de mes gamins me voit et crie : « Ce n'est pas un curé, c'est le P. Lamy, c'est M. le Directeur !»

— Et tu as reçu, cependant, je ne sais combien de coups de couteau, mon frère !

— Oui, ma soeur, mais seulement dans ma douillette : ma soutane n'a pas été atteinte.

Le Directeur de la Banque de France m'avait dit : « Il est impossible pour vous de passer », mais je suis passé. J'ai ensuite trouvé un barrage, et un lieutenant de gendarmerie m'a dit : « Que faites-vous là ? » Je lui ai dit : « Et vous ? »

— Mon devoir.

— Et moi aussi : je vais administrer un mourant.

J'ai pu continuer ma route, car je connaissais un chemin de traverse jusque chez le curé de Sainte-Savine.

— Qui est mort ?

— Que j'ai administré et qui s'en est remis. »