CHAPITRE VI

 

CURÉ DE LA COURNEUVE

 

 

« C'est aujourd'hui (14 septembre 1926) l'anniversaire de mon installation comme curé : il y a vingt-six ans. J'étais si triste, à La Courneuve, à l'arrivée ! Il n'y avait ni chantre, ni enfants de chœur, peu, peu d'assistants aux offices. On n'y disait pas les vêpres. Durant mes premiers sermons, mes paroissiens causaient entre eux. Peu à peu j'ai réagi. Je leur disais à mon arrivée à La Courneuve : « Vendez vos pommes, vendez vos- navets : je vous donne deux minutes pour ça, mais écoutez la parole de Dieu. » Je les ai tellement travaillés qu'ils ont bientôt écouté le sermon en silence. »

 

« Dans les débuts, à La Courneuve, il y avait seulement des maraîchers. J'étais le plus heureux curé de France : on m'offrait des carottes, des oignons, des choux. Je rentrais en lisant mon bréviaire avec ma botte de carottes sous le bras ou le chou pendant au cou. Quand je portais le saint viatique, ils me demandaient de les bénir et se mettaient tranquillement à genoux dans leur champ. Quand ils allaient aux champs, ils fermaient leur porte. Quelquefois, j'ai confessé les malades à travers les fenêtres, même fermées, à travers les carreaux. On criait autant qu'on pouvait. Maintenant ce n'est plus la même chose. Quand je portais le saint viatique, on m'apportait les petits enfants à bénir. Je demandais : « Il est baptisé ? » - « Pas encore. » - « Je « le bénis, mais à condition que vous me l'apportiez dimanche », et on discutait le jour du baptême. »

« Il y avait six mille habitants, sept mille. J'ai débuté avec dix-huit cents. Quand j'ai quitté, il y avait près de huit mille. Les actes du temps de saint Louis portent Curtis Nova. J'ai vu les vestiges de son château, j'ai vu disperser les restes de ses carrelages, des tuiles vernissées fort belles. J'en ai connu les dernières ruines à La Courneuve. De même pour le château de Joinville, brûlé en 1870. Tout cela est devenu bien laid, bien banal à présent : l'industrie nivelle tout. Du château de Joinville, quand je suis arrivé à La Courneuve, il en restait encore des fenêtres, que j'ai vu vendre, de très belles fenêtres à cintres avec des mascarons dans le milieu. Vous avez vu ce qui reste de son entrée et de son avenue, qui avaient belle allure. Quant au Petit Trianon de La Courneuve, de mon temps, il n'en restait plus que des pans de murs, au bout du cimetière. »

 

Traversant un jour avec moi d'horribles étendues sans arbres, où l'on voyait de loin en loin des maisonnettes, des cabanes et quantité de roulottes immobilisées en plein champ : « Ce sont mes biffins, dit le P. Lamy. C'était mon quartier très cher. Voilà mes délices ! (Riant). Voilà mes châteaux et mes princes ! »

Parlant de sa cure, un pâté de sympathiques vieilles maisons du XVIIIe siècle, groupées entre la place Saint-Lucien, la rue et un petit jardin, dont une moitié servait de cour et l'autre épousait le chœur de l'église : « La première pièce où nous sommes entrés faisait partie de la vieille cure. C'est une autre maison qui comprenait la deuxième salle et toute la partie qui est sur la rue. Je l'ai achetée 12.000 francs à Mlle Garrigue et je l'ai revendue 12.000 à Mgr Thomas pour faire un presbytère. M. Garrigue était mon prédécesseur. C'est moi qui ai fait percer la porte qui est là, et, dans la cuisine, une porte pour aller à la cave. Cela, après trois, quatre années de ministère. Il y avait des lapins là. Et j'ai fait paver de briques le tour de la maison, pour assainir. La Salle du Sacré-Cœur (de l'autre côté du jardinet, face au perron de la cure) était un dépôt de cercueils. Il avait été loué à un menuisier qui n'a jamais rien payé. J'avais fait un rond dans le jardinet, et une croix en buis. Et j'ai planté des haricots et des pissenlits le long du mur : ça cuit là comme dans une étuve. Près de l'église, je plantais quelques pommes de terre et des carottes. Et il y a un puits : c'est une facilité. »

« La cure est assez vaste. J'y avais logé de pauvres gens. J'y avais logé une famille de cinq enfants, qui logeait sous la toile et souffrait le martyre. Ils faisaient bien du bruit, mais... (le vieillard rit en levant la main droite comme pour dire : tant pis !). Et une vieille femme, qui buvait bien... Et deux frères, qui se battaient quand ils avaient bu... Et le chantre, que vous avez vu : il était tout pelé. Il disait qu'il était tombé dans un trou d'obus. Il était sur le pavé. J'avais fait arranger une chambre pour y loger mes ornements personnels. Je lui ai donné cette chambre. »

 

« Tous les écrits de l'église sont à la mairie et bien reliés, depuis 1500 et tant. Il y avait un vicaire en 1500. L'église date de ce siècle, comme le montre une inscription affreusement badigeonnée par mon prédécesseur. »

« Tant d'églises à Paris - non, toutefois Saint-Sulpice - ferment si hâtivement le soir ! Parfois, l'hiver, à 4 heures, 4 heures et demie ; après cette heure, le clergé semble se désintéresser des fidèles. Dans ma paroisse – et je suis un pauvre modèle ! – je sonnais la cloche à la fermeture des usines. Les ouvriers, les ouvrières l'entendaient. Quelques-uns répondaient à l'appel. Il en venait toujours. Il venait des jeunes gens, que Dieu a ainsi touchés, qui sentaient la lassitude de la journée, la lassitude de leurs fautes, qui se sont confessés, qui se sont réconciliés. Un certain nombre de pauvres âmes se sont ainsi sauvées. Quelquefois, la prière du soir est presque plus utile que la messe, à la valeur du saint sacrifice près. »

 

« Le dimanche, je me levais à 5 heures et demie ; je descendais à 6 heures. Des fois, je me levais à 5 heures ou avant. Un bout de méditation, l'office, les confessions. Après cela, la première messe, à 8 heures, courte instruction, et, tout après la messe, le catéchisme. Je n'avais pas même le temps de faire une action de grâces entre la première et la seconde messe. Catéchisme jusqu'à 10 heures. La prière du matin, que je faisais faire aux enfants et qui servait aux paroissiens. Et ça a réappris la prière à bien des gens, et montrait combien je tenais à ce que la prière soit continuée dans les familles.

Dix heures, grand'messe et prône. Après la grand'messe, les baptêmes. Il y en avait toujours plusieurs. Les gens aimaient à venir à ce moment-là, entre la grand'messe et les vêpres.

— Vous déjeuniez alors ?

— Mon déjeuner ? Je n'avais plus la force pour manger de la viande : du bouillon et des légumes. Tout après le déjeuner, je rentrais à l'église et j'y faisais une action de grâces très courte, et j'allais sur la place, avec les enfants. Je me tenais contre le porche, à côté. Ils jouaient. À 1 heure et demie, chapelet : cinq dizaines et un petit cantique en commençant. Les litanies de la Vierge. Puis, instruction aux jeunes filles à l'église.

— Que d'instructions vous faisiez !

— J'étais très prolixe. »

 

« À 2 heures, vêpres. Bénédiction du Saint-Sacrement après cela. Enterrements ou continuation des baptêmes et départ pour les patronages. Le patronage des filles était rue Villot, et celui des garçons, 63, rue de la Convention. Sitôt que j'étais libre, j'allais au patronage des garçons. De là, j'avais une porte qui passait sur le terrain que j'avais acheté, et, par là, j'arrivais en deux ou trois minutes, par le jardin, au patronage des jeunes filles. Là, je ne restais jamais longtemps. Je revenais faire une séance d'avis rue de la Convention. Je faisais sonner la cloche. Les enfants étaient sur les bancs : il y en avait cinq par banc et des chaises pour les grands. Et je montais sur l'estrade. Je lisais le règlement, ou je le commentais. Et j'administrais des corrections paternelles aux délinquants de la semaine précédente. Chacun en prenait sa part. Je faisais ensuite l'appel. Distribution de bons points ou de petites récompenses. Souvent, goûter avec du pain et des bâtons de chocolat d'un sou. Cela faisait tout de suite une douzaine de francs. À Marie Immaculée, la directrice le faisait. J'avais souvent des dragées. Quand il y avait des délinquants, je leur passais devant le nez sans leur en donner. »

 

« Après la sortie du patronage, j'avais 1 kilomètre à faire pour revenir, et je faisais la surveillance des rues sans en avoir l'air. Je rentrais à l'église à la nuit ; je fermais la porte, et, à ce moment, je faisais mon action de grâces, ma prière du soir. Je fermais l'église complètement et je rentrais chez moi pour souper. Après le souper, souvent avant, ils venaient. Les gamins ça a tôt fait ! Dans le jardin, j'avais fait une petite salle, la Salle du Sacré-Cœur. J'avais placé un petit poêle pour l'hiver, bancs, tables, électricité à la fin. On jouait au tric-trac, au nain-jaune. Dans l'été, on mettait les tables dans la petite cour, qui était pavée. A 10 heures, Pater, Ave, Sub tuum. Après cela, dernier départ. J'avais deux réunions par semaine, une le dimanche et une le jeudi. Autrefois, les soirs de dimanche, je retournais encore au 63, rue de la Convention ; mais, à la fin, je ne pouvais plus. »

 

« Le premier dimanche du mois, il y avait réunion des hommes après vêpres, le deuxième dimanche du mois, réunion des dames du Sacré-Cœur, et, quand je rentrais me coucher, je ne me déshabillais pas : je n'en avais plus la force. L'été, je ne me déshabillais pas et me lavais seulement à la pompe avec de l'eau très fraîche, et cela me ravigotait. Pour dîner, j'avais un saladier de salade. Je ne m'en trouvais pas mal (riant) : Ça ne me chargeait pas trop l'estomac. »

 

« Les curés doivent être précautionneux dans leurs relations avec les chrétiennes. A La Courneuve, je ne recevais les dames que le dimanche. J'avais très peu de temps à leur donner. Elles disaient : « Nous venons de loin », et elles ronchonnaient. Je les laissais dire. »

 

« Le dimanche, je faisais encore la réunion extraordinaire des dames, mais dix minutes. Elles récriminaient et je m'enfermais dans la sacristie : A. est venu m'aider la dernière année. Il faisait le petit et moi le grand catéchisme, et je les réunissais après. Il m'aidait surtout pour la confession des enfants ; il les surveillait. Il n'en venait pas toujours à bout, mais je lui sais gré de ce qu'il a fait. Les enfants assistaient à la messe ; je leur apprenais à lire la messe. J'ai pris l'habitude de parler un peu fort pour ma messe, pour m'entendre, car il y avait tous les enfants derrière moi. Je crois que Notre-Seigneur sera miséricordieux, sans ça (riant) je recevrais une fameuse daubée. Après la messe, le jeudi, la dernière année, je prenais un peu de lait, car je finissais la confession à midi, midi un quart, et A. le prenait avec moi. »

« Il doit y avoir encore, dans l'église de La Courneuve, de ces bancs que j'ai faits pour les premières communions, qui étaient peints en bleu. Et, au patronage, combien de fois ce brave M. Antoine, le directeur du Patronage Saint-Joseph, disait : « Voilà encore un banc de cassé ! » Je lui disais : « Ne vous inquiétez pas. »

 

« Avec les gamins, on sortait trois fois l'an. On allait à Saint-Michel des Batignolles, à Saint-Cloud et à Montmartre. »

« Mon patronage d'hommes, à La Courneuve, a commencé avec trois hommes. On était quarante-neuf à la guerre. J'ai été à peu près quinze ans pour arriver à ce résultat. Le premier dimanche du mois, ils venaient aussi aux vêpres. Ils communiaient une fois l'an : quand je ne pouvais pas obtenir Pâques, c'était à la Toussaint. Il fallait y mettre toutes les herbes de la Saint-Jean. Je faisais une promenade par an, le lundi de Pâques. Je louais deux paulines à quatre chevaux. Je disais la messe de bon matin, aux deux cloches ; tout le monde venait. Je disais un mot, et aussitôt entendus les chevaux, je vous assure qu'il restait peu de monde dans l'église. »

 

Très bon musicien et possédant une jolie voix, le P. Lamy avait organisé le chant le mieux possible dans son église, chant des offices en latin et chant en langue vulgaire de cantiques et particulièrement des vieux cantiques, qui célèbrent les vertus chrétiennes et impriment l'amour de Dieu dans les cœurs. « Il ne faut pas, dans les églises, de musique profane, disait-il. Il faut de la musique divine. Les belles cérémonies avec une musique profane sont comme le bon grain jeté sur la route : les oiseaux qui l'emportent, ce sont les distractions. À un prêtre qui avait été un excellent musicien, je disais un jour : « Vous qui êtes tellement versé dans la belle musique... » Il me répliqua : « J'ai quitté la belle musique pour la bonne musique. Elle seule porte des fruits. »

 

Bien que n'ayant jamais un instant à lui, le P. Lamy tirait de ses méditations des allocutions improvisées, chaque jour, dès qu'il venait à l'église un petit public, et, le dimanche, des sermons suffisamment remarquables pour que plusieurs personnes de sa paroisse aient voulu en noter par écrit.

La visite des malades et la distribution des sacrements l'occupaient nuit et jour. « J'allais la nuit avec ma petite lanterne pour administrer, ou, le soir, l'hiver, pour me faire reconnaître. Elle était très commode, ronde, avec un œil de bœuf, assez épaisse, un peu plus grosse qu'un verre, et les gens m'aidaient. La protection des saints anges sur les habitants de La Courneuve était remarquable. Et moi, dans combien de circonstances m'ont-ils aidé, par leur lumière, la nuit, à La Courneuve ! Ils s'illuminaient, et, presque aveugle, je portais les derniers sacrements par les chemins les plus sombres. »

 

« La Très Sainte Vierge éclairait l'âme d'un prêtre qui allait voir les malades : « Vous direz ça et ça. » Par le malade, il était reçu avec des injures. Il lui disait ça et ça : c'était un coup de marteau ; l'âme était ouverte. C'étaient des secrets qui touchaient immédiatement le moribond. Ce n'était pas pour tous. C'était le fruit, soit de leur dévotion à la Sainte Vierge à un moment, soit à la souffrance de ceux qui les avaient entourés. L'âme s'ouvrait. Le prêtre n'y était pour rien, le moribond non plus. C'étaient des faveurs de la Très Sainte Vierge. Au coma, Dieu donne personnellement. Ce n'est pas en vain qu'il a souffert : il puise dans le trésor de ses souffrances. »

 

« Il ne faut pas regarder à un pas ou à deux pas, mes enfants. Il y a bien des curés qui, à l'heure de la mort, seront bien étrillés ! Bien des curés, et bien des vicaires ! La responsabilité des âmes est énorme. Chaque âme a coûté le sang de Son divin Fils. Aucune, comme Elle, n'a compris le sacrifice de la croix. Nous ne le comprenons pas. »

 

« Bien des difficultés s'opposaient à la bonne tenue des registres paroissiaux. Que de baptêmes donnés sans pouvoir obtenir le nom des parents ! Ceux-ci craignaient ou de fournir quelque indication aux hommes de loi, ou de tomber sous la griffe de la police. »

 

Que de nuits passées entièrement en prières par le bon curé de La Courneuve quand il y avait dans sa paroisse quelque fête ou quelque bal dont il craignait l'influence pernicieuse pour les âmes ! « J'apprends un jour qu'on va organiser des courses de chevaux. C'était lamentable, et j'en étais désolé. Je pensais à toutes les choses imbéciles qui se diraient et à toutes les saletés qui se feraient. Je demande à la Très Sainte Vierge qu'il n'en soit rien. On organise le champ de courses. Ils y avaient fait passer beaucoup de tuyaux, C'était en mars. L'ouverture avait été décidée. Des pluies viennent : le Crould, la Fontaine-Saint-Lucien, la Vieille-Mer enflent. Toutes ces eaux passent par les tuyaux, où l'eau s'écoule, mais trop en abondance. Tout éclate, et l'eau monte sur la terre, et s'étend à 10 mètres, 30 mètres, 40 mètres. Les saints anges avaient fait pleuvoir. L'inauguration n'a pas pu avoir lieu. Après cela, ils ont recreusé le sol et fait des conduits plus forts, plus épais. Cela n'a pas pu avoir lieu quand même. Il est venu encore et encore des pluies, qui ont détrempé la terre ; la guerre est arrivée, et on a tout laissé là. La seconde fois, les tribunes étaient tombées : toute leur partie basse s'était gondolée. La Sainte Vierge sait mieux faire que personne. Les gens n'y voient que du bleu, mais c'est fait quand même. Cela leur avait coûté les yeux de la tête. »

 

« J'ai fait mes retraites chez les Pères Jésuites. Je les faisais à Épinay et à Clamart. Je les aimais beaucoup. J'ai fait une fois huit jours à Clamart. Je suis resté en relations avec le P. de B. Je goûtais beaucoup cette méthode des Jésuites. L'oraison, c'est le fond de la vie ; c'est l'armature de notre vie. C'est une protection, un secours, un canal de grâces. Tous les exercices de piété sont en second ordre. »