(Texte long, patientez un instant S.V.P.)
Et, puisque nous sommes libres dans ce monde merveilleux de l'imagination, pourquoi ne pas choisir le plus beau et le plus sublime des rêves, celui où se rejoignent les ferveurs des artistes, les pensées des philosophes et les désirs des simples qui, simplement, cherchent le bonheur ; le rêve enfin que l'humanité poursuit depuis toujours : le rêve du divin ? Puisqu'il nous paraît être par excellence le rêve impossible, et puisque les extrêmes se touchent, ne serait-il pas le plus proche, le plus réalisable, celui qui serait le plus facile à vivre? Il existe dans la foule des hommes et des femmes qui habitent les cimes spirituelles. Ces êtres innocents dans un monde trop étroit, vaincus volontaires dans un monde d'agresseurs, trouvant leur paix dans ce qui provoque la colère des autres, recherchant le silence comme nous recherchons l'éclat, à l'affût des douleurs comme les autres sont à l'affût du plaisir, ces êtres restent des énigmes pour quiconque ne se met pas à leur école. Tout le monde aime quelqu'un ou quelque chose ; tout le monde se donne de la peine pour acquérir ou conquérir ; quelques individus d'élite travaillent sans aucun intérêt personnel : les inconnus dont je veux vous entretenir sont ces quelques-uns. Leur abnégation totale vient de leur regard plus pénétrant. Où le philanthrope n'aperçoit que les suites du vice, de l'hérédité, de l'ignorance, de la mauvaise éducation, où le sociologue déplore les conséquences de lois inopportunes, où le penseur s'attriste et se décourage, ces hommes ne regardent qu'une chair dolente, un caractère aigri ; ils espèrent obstinément ; ils sont certains de guérir, parce que, derrière les paresses, les perversions et les turpitudes, ils voient une lueur jamais éteinte, cette lampe de l'Éternité, dont le plus bas des hommes reste quand même un tabernacle perpétuel. Ces amants de l'absolu ne sont pas des amateurs de merveilleux ; ils préfèrent une haute pensée à un prodige, ils croient qu'un bol de bouillon porté à un pauvre glorifie Dieu davantage que les longues litanies du Pharisien ; ils ne se préoccupent pas de leur salut personnel ; ils ne cherchent pas le repos ; ils cherchent le travail ; en tout et partout ils aperçoivent Dieu d'abord ; et cette éblouissante clarté transfigure à leurs yeux toutes les laideurs, fouille tous les abîmes, bouleverse tous les marécages. Sont-ils fous d'orgueil pour se croire ainsi les collaborateurs de l'Être suprême ? Non pas, puisque cette collaboration appartient aux seuls humbles, aux seuls « pauvres en esprit » qui connaissent l'étendue de l'ignorance humaine. Alors, ce sont des faibles de cerveau ? Pas davantage, puisque toute l'humanité s'est perpétuellement nourrie de ce même rêve, et rafraîchie à ces mêmes espoirs. Nous voyons tous les jours la foule se presser au cinéma plutôt qu'à la représentation d'un chef-d'oeuvre. C'est la médiocrité qui en tout remporte le gros succès ; dans l'ordre religieux, il n'est pas surprenant que les vrais serviteurs du Ciel soient rares. Les uns cherchent Dieu dans les livres ; les autres Le cherchent dans l'inconnu psychique, dans l'expérimentation occulte ; ceux-ci, parce qu'ils ont besoin de comprendre, ceux-là parce qu'ils ont besoin de bonheur. Ils auront trouvé, dès qu'ils auront senti que la paix accompagne le seul don de soi-même, que le savoir véritable et vivant est obtenu quand on a mesuré son ignorance, que les mystères enfin livrent leur secret à l'instant où l'on a soi-même accompli sa propre destinée. Tels sont les points de départ de l'Ami de Dieu pour sa vie intérieure. L'homme d'action vit pour lancer des entreprises, pour prendre place dans l'histoire. Le savant vit pour accumuler une collection de faits précis, indiscutables et les plus nombreux possibles. Le philosophe rassemble ces faits par leurs caractères communs, les classe, indique leurs analogies, les étend à d'autres hypothèses extraites de collections différentes d'expériences. L'artiste cherche à sortir des formes vivantes leur signification la plus intense. Le mystique contemplatif se sert du monde visible comme d'un marchepied vers l'invisible, où quelquefois il s'attarde. Mais l'Ami de Dieu, dans tous ces buts, n'aperçoit que des moyens. A travers les phénomènes, les systèmes et les illuminations, il cingle droit vers l'Absolu. Et, parce que l'Absolu se trouve également au centre de tous les mondes et de toutes les parties de tous les mondes, ce téméraire insigne conserve son équilibre et redescend sur la terre aussi préparé pour les extases que pour les oeuvres positives. Les réalisateurs les plus forts ont leurs faiblesses secrètes ; les penseurs les plus hauts disent qu'ils ne savent rien ; les démons ont la foi ; les ascètes les plus farouches ne peuvent être que des entêtés ; les thaumaturges peuvent agir par les ténèbres ; les voyants peuvent errer ; les plus actifs apôtres peuvent n'être que des ambitieux. Aussi la seule marque certaine du mystique véritable, c'est l'Amour. Mais, pour apercevoir la Beauté, il faut en avoir reçu le reflet intérieur. Pour apercevoir l'Amour divin dans le coeur d'un de nos frères, il faut rester inconnu. C'est pourquoi les Amis de Dieu restent inconnus ; ils ne sont connus que de leurs pairs ; on les voit bien agir ; mais comme on ne discerne pas leurs mobiles, on leur en attribue de faux et on les méjuge. Ils ne se défendent jamais d'ailleurs ; ce sont des dupes volontaires, des exploités bénévoles ; ils prétendent que le bien fait dans l'ombre est plus actif et se propage mieux. C'est juste l'opinion contraire à celle des philanthropes ; c'est l'opinion du Christ. Elle offre cet avantage, d'attirer merveilleusement les médisances et les calomnies ; mais ces hommes originaux ne détestent pas de servir de cible aux brocards de leurs voisins. Eux, qui prennent tout au sérieux, sourient quand ils sont attaqués. J'en ai connu un qui vivait dans une grande ville, et sur le compte duquel on racontait des histoires d'escroquerie : « Bah ! me disait-il, il faut bien que les gens parlent de quelque chose ; quand ils n'auront plus rien à dire, ils se tairont. Et puis, entre nous, ils ne diront jamais autant de mal de moi que j'en pense moi-même » Ceci, pourrait-on croire, semble une affectation d'humilité. Non, cet homme était sincère ; je vais essayer de vous faire comprendre son état d'esprit. Vous avez certainement connu de ces hommes qui possèdent une bonne mémoire et une cervelle avide : ils lisent au petit bonheur des rencontres, ils emmagasinent des théories ; mais ils ne savent pas réfléchir, peser des idées, construire une opinion. Eh bien ! vous leur proposez n'importe quel problème de métaphysique, ils vous le résoudront séance tenante ; leur réponse ne tient pas debout, cela ne fait rien ; ils s'y cramponneront obstinément. Prenez maintenant un homme universellement célèbre pour la profondeur et la pénétration de son intelligence M. Bergson. M. Bergson est un philosophe, mais il a tout lu ; il est au courant des derniers travaux de la chimie, de la biologie, de la sociologie, de toutes les « logies » qui existent. Or, dans un de ses livres, il raconte l'anecdote suivante avec toute la candeur de l'homme de pensée qui se livre sans détours. C'était dans un salon ; un des grands maîtres de l'art médical exposait une théorie sur le mécanisme de la conscience. Lorsqu'il eut terminé, une jeune fille s'approcha de M. Bergson et lui dit : « J'ai bien écouté le professeur X, mais il me semble qu'il y a une erreur ; seulement je ne vois pas où ». M. Bergson, maître incontesté de la philosophie, aurait pu ne pas faire attention à la demande de cette enfant ; au contraire, il en prit note, y réfléchit, et au bout de quelques jours découvrit le vice de raisonnement du médecin psychologue. Ainsi donc, plus un homme est fort, dans un ordre quelconque d'activité, plus il est modeste, mieux il mesure l'étendue de ce qui lui reste à acquérir, plus il accorde d'attention aux petites choses. L'homme de Dieu ne se conduit pas autrement. Plus il approche de son idéal, mieux il mesure la distance qui l'en sépare, mieux il apprécie les obstacles, mieux il se rend compte de l'importance des petits efforts, de la gravité des petits manquements. Voilà pourquoi les saints sont sévères avec eux-mêmes et se désolent pour les fautes que nous apercevrions à peine. Ce n'est pas la vie publique de leur Maître qu'ils cherchent à reproduire, c'est Sa vie privée. Le disciple du Christ ne s'habille pas à l'orientale, ne déclame pas sur les places, et ne fait pas le thaumaturge. Le vrai mystique est d'abord un homme sensé ; le bon sens est indispensable dans la vie spirituelle, plus peut-être que dans la vie matérielle. Il y a beaucoup de bon sens dans notre pays ; c'est pourquoi beaucoup de Français sont des mystiques sans le savoir. Cette épithète de « mystique » est souvent prise en mauvaise part ; c'est à tort ; elle ne devrait jamais qualifier les déséquilibres psychiques ; le mystique s'efforce de devenir sain, avant de devenir un saint ; celui qui cherche à voir l'invisible, à opérer des prodiges, n'est pas un mystique ; c'est un pauvre curieux ou un pauvre vaniteux. Mystique, cela veut dire secret, indicible, incommunicable ; est donc mystique tout ce qui échappe à l'analyse de l'entendement, tout ce qui n'est sensible qu'à l'âme, au coeur, au centre affectif. Il existe des âmes dont tout le communicable ne remplit pas le vide ; c'est de l'Absolu qu'elles ont besoin. Par-delà les plus belles paroles, c'est la Parole même, c'est le Verbe qu'elles veulent entendre ; outre les chefs-d'oeuvre, c'est la Beauté même qu'elles veulent contempler ; à travers toutes les formes, au-dedans de tous les désirs, au centre de tous les idéals, c'est l'Absolu qu'elles veulent atteindre, c'est Dieu qu'elles regardent, c'est Sa bénévolence à qui elles veulent frayer des chemins. Ces âmes imitent le Seigneur. Pour Le servir, rien ne leur semble trop dur ; la lutte pour elles, ce n'est rien ; l'échec, ce n'est rien ; seule compte à leur sentiment, l'effusion par le sacrifice de leur coeur fluidifié aux flammes de l'Amour. Jésus a, de Ses propres mains, allumé en elles cet incendie inextinguible. Aussi, elles se redonnent sans cesse à Lui d'un voeu toujours renouvelé. Sans cesse elles cherchent que faire pour Le servir. Ces disciples secrets savent que rien n'a coûté à leur Maître pour prendre contact avec les hommes, ni les promiscuités, ni les rebuts, ni les tortures morales et physiques ; ils tâchent d'établir le même contact pour se faire comprendre de leurs frères encore sourds ; ils se font fraternels aux faiblesses, indulgents aux vices, compatissants aux souffrances. Ils expérimentent sur eux-mêmes les privations, les renoncements, les ingratitudes, pour mieux sympathiser avec les malheureux, pour leur parler coeur à coeur ; et aucune gêne ne leur coûte, si elle fait taire une plainte, si elle panse une rancune. Telle est leur vie privée, leur vie cachée, le profond labour auquel ils se soumettent. Ce grand mot de Compassion, tant prostitué comme tous les grands mots, ouvre à leur coeur les plus vastes perspectives. Compatir, c'est souffrir avec ; c'est prendre sur soi la charge du prochain, c'est pousser le coeur dolent que l'on rencontre avec une grave et pitoyable tendresse ; c'est se donner. D'autres font des meetings et des manifestes. Les Amis de Dieu, sans bruit, aiment et aident. Ils sont les évocateurs de la Toute-Bonté, et pour ces eucharisties laïques, ils s'offrent à la fois comme prêtres et comme victimes. Prière et charité, voilà les deux pôles entre lesquels ils oscillent, unissant ainsi, comme Jésus le désire, l'action la plus vigoureuse et le rêve le plus vivant. « Je vous ai donné un exemple, dit Jésus, afin que vous fassiez comme je vous ai fait... ; vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande ; c'est ici mon commandement, que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés ; il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ». Jésus ne professe pas, Il commande ; pas de théorie, de la pratique ; pas d'abstractions, ni de symboles, des faits. Ainsi Ses disciples, cerveaux froids et coeurs brûlants, recherchent l'activité la plus intense. Or, agir à l'encontre de nos imaginations demande plus d'énergie que de les suivre ; Agir en vue d'un idéal demande plus de courage que de tendre vers un résultat personnel, avantageux ; Agir par l'obéissance à Dieu - obéissance égale amour - est plus pur que d'agir pour l'amour de n'importe quel autre être. Voilà l'activité des disciples ; et elle trouve son expansion plénière dans l'oeuvre de la charité ; leur méthode, c'est la charité ; leur rayonnement, c'est la charité ; leur pouvoir, c'est la charité. La charité, c'est une chaîne vivante qui attache Dieu à l'homme, qui tire l'homme vers Dieu, et qui rassemble en un seul troupeau toutes les créatures. C'est une flamme vivante dont l'ardeur et l'éclat s'exaltent en proportion des obstacles qu'elles rencontrent. Le coeur sur qui en tombe une étincelle en reste à jamais embrasé ; fondu dans cette incandescence, il se répand sur tout ce qui l'entoure comme l'eau d'une source intarissable fertilise les champs où elle coule. L'Amour pur ne s'arrête plus aux consolations mystiques ni aux extases. Il plane les ailes immobiles, comme les grands aigles des solitudes, au guet de quelque misérable douloureux, pour fondre sur lui et l'emporter, d'un élan sans effort, vers les cieux splendides et calmes du soleil éternel. La vie de l'Amour n'est qu'une suite ininterrompue de morts, parce qu'il se donne chaque fois tout entier, et de renaissances, parce qu'il est essentiellement la Vie. Les peines et les fatigues sont sa nourriture puisqu'elles sont le corps mystique du Verbe, et que chaque minute lui découvre une volonté du Père. « Ma nourriture, dit Jésus, est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé ». Les disciples connaissent que Jésus travaille et souffre encore ; qu'une compassion donnée en quelque coin de la terre se transfigure et monte rafraîchir la bouche fiévreuse du Martyr perpétuel ; qu'une plaie pansée ici-bas étanche le sang du Supplicié - de ce Supplicié que torturent sans relâche les millions d'ignominies commises par les hommes, - de cet Agonisant qui ne peut pas mourir et qui ne le veut pas. « Ce que vous faites à un pauvre en mon nom a-t-Il dit c'est à moi-même que vous le faites ». Les disciples savent que cela est vrai d'une vérité rigoureusement exacte. Le malheureux qui souffre, peut-être avec révolte, n'est pas le Christ sans doute ; mais, au moment où un Ami du Christ se penche sur sa blessure, par la vertu puissante de la Compassion, quelque chose en cet être douloureux rencontre un rayon du Verbe, s'éclaire, et se met en marche vers le Ciel. Tout vient du Christ, tout retourne au Christ ; par Lui, les moindres oeuvres de ceux qui L'aiment deviennent des chefs d'oeuvre ; par Lui, les joies deviennent des douleurs et les douleurs, des joies. Nous ignorons cet Amour-là ; nous croyons aimer nos femmes, nos époux, nos enfants, notre pays ; mais c'est nous que nous aimons en eux. Or, cet amour égoïste et mal assuré nous élève cependant, parfois, jusqu'à l'héroïsme ; jusqu'où ne parviendrions-nous pas si nous les aimions pour eux-mêmes, en nous oubliant, si nous les aimions en Dieu ? Le Maître de l'Amour nous dit comment il faut s'y prendre pour atteindre cette pureté : c'est de faire du bien à ceux-là d'abord qui nous sont antipathiques. L'homme, en effet, ne grandit vraiment que s'il se dépasse, s'il sort de ses limites ; sa vraie patrie, c'est le surnaturel ; il n'y rentrera qu'en se débarrassant de son naturel, de son égoïsme, par un effort systématique, en s'adonnant aux besognes répugnantes dont personne ne veut se charger, en allant vers ceux de qui tout le monde s'éloigne, en s'attachant aux incurables et aux incorrigibles. L'aumône est plus fructueuse quand elle est faite avec notre nécessaire ; plus que les cilices et les disciplines, plus que les jeûnes et les longues oraisons, les fatigues physiques de la charité sont efficaces pour faire descendre le Ciel. Prier tranquillement chez soi pour un malade, c'est moins pénible que de monter à sa mansarde, la balayer, préparer le repas et le pansement. De tels soins rayonnent une lumière qui change un état d'âme mieux que de pathétiques exhortations. Le Verbe Se donne à quiconque se donne ; les Amis de Dieu sont les vrais « pauvres en esprit », les vrais pauvres selon l'Esprit. Un millionnaire peut être pauvre devant le Seigneur, et un mendiant, millionnaire ; et cela est vrai de plusieurs façons, en plusieurs sens, sous plusieurs points de vue. Mais, aujourd'hui, n'en regardons qu'un seul, le plus à notre portée. Nos Amis de Dieu, n'étant pas vains de leurs dons naturels, sachant que ces dons ne leur appartiennent pas, sachant qu'ils ne les ont pas achetés, ni acquis, que l'énergie même, grâce à laquelle ils les ont cultivés, fut aussi un don, ou tout au moins une récompense bien plus belle que le mérite, - nos « Amis », étant convaincus de tout cela, possèdent ces dons comme s'ils ne les possédaient point ; - comme des rentiers extraordinaires qui ne s'inquiéteraient ni des cours de la Bourse, ni des cambrioleurs. Nos « Amis », riches d'intelligence, ou d'ingéniosité, ou d'énergie, sont donc pauvres, puisque le sentiment de la propriété n'existe pas dans leur coeur, et cette place, ce sont les plénitudes surnaturelles qui viennent la remplir ; comme ils se tiennent nus devant la Gloire, les vertus inconcevables de l'Esprit les habillent magnifiquement. Accoutumés aux ténèbres éclatantes de la foi, ils perçoivent les formes vraies des créatures ; ils reçoivent sans réflexion, sans intermédiaire, sans déviation, le savoir, le pouvoir et la béatitude. Quand l'Esprit s'empare d'un homme et l'enlève jusqu'au soleil de la Pensée, ou jusqu'au soleil de la Beauté, ce que cet homme raconte aux autres hommes, cela s'appelle du Génie. Quand l'Esprit recueille un homme tout agonisant du désir de Dieu, et qu'Il le baigne, le rafraîchit, le désaltère à la source éternelle, cet homme alors, son langage et ses regards, ses gestes et ses silences, ses sourires et ses larmes, et son labeur et son sommeil, tout cet homme, toute sa personne, cela s'appelle la Sainteté. - Tels sont les Amis de Dieu ; ils vivent dans l'esprit ; c'est par lui qu'ils pénètrent l'avenir, et revoient le passé ; c'est par lui qu'ils éclairent, qu'ils guérissent, qu'ils préservent. Mais, comment cela se fait-il ? Le catéchisme nous enseigne qu'il y a sept dons de l'Esprit, et les théologiens les expliquent longuement ; or, s'ils étaient explicables, ce ne seraient plus les dons de l'Esprit, ils seraient des forces de la Nature, plus ou moins subtiles, plus ou moins connues ; et puis, si on ne les possède pas, on ne peut rien en dire ; si on les possède, on ne peut rien en dire non plus parce que personne ne comprendrait. Un électricien lance un courant ; il sait ce que c'est ; il vous l'analyse, il en est maître à peu près. Un littérateur peut vous détailler pourquoi et comment un beau vers vous émeut. Un magnétiseur provoque tels ou tels phénomènes sur un sujet , il sait comment, ou du moins, il en fournit une théorie plausible. Mais personne ne peut saisir dans leur substance les dons surnaturels ; on ne les perçoit qu'à leurs effets ; comme le vent, l'Esprit souffle où Il veut. Il pénètre chez ses élus, chez ses victimes bienheureuses, à l'improviste, au plus profond, au travers de leur conscience, par-dessus et par-dessous, partout à la fois, ou par quelqu'interstice imperceptible : on ne peut pas savoir ; puis il rayonne au dehors, si soudain, si subtilement que ceux dont le front porte l'une de ces sept Couronnes, ne le savent même pas. Les plus grands devant Dieu, ne se croient-ils pas les plus petits ? Ne voyons-nous pas le demi-savant vaniteux et le vrai savant modeste ? Mais je ne veux pas pénétrer plus avant dans la vie intérieure des Amis de Dieu ; « Mon secret est à moi », répondait sainte Thérèse à un dominicain qui la questionnait trop. Ces Amis gardent le secret de leurs conventions avec Dieu qui se raconte volontiers raconte aussi ce qu'il sait des autres ; et d'ailleurs, tandis que les secrets de la science ou de la politique ont besoin qu'on les garde, les secrets de la vie intérieure se gardent d'eux-mêmes. La discrétion chez les vrais disciples de l'Évangile se répand sur toute leur personnalité, sur toute leur conduite ; ces hommes ardents paraissent indifférents, tant est leur souci de ne s'imposer à personne, de n'arracher personne à la voie choisie. Ils ne prennent point part aux luttes politiques, parce qu'ils ne croient pas à la politique ; ils ne prennent pas parti dans les revendications sociales, parce qu'à leurs yeux, toutes possèdent une certaine légitimité. Ils n'ont pas d'intérêt personnel dans ces questions ; puisqu'ils travaillent pour Dieu, ils sont persuadés que Dieu leur donnera le nécessaire ; ils ne recherchent ni la fortune ni les places ; ils pensent qu'il n'y a pas d'injustice ; l'injustice visible n'étant qu'une justice invisible dont les motifs échappent ; mais, plus sages que moi en ce moment, ils ne le disent pas. Ils pensent enfin que, si chaque citoyen voulait réduire ses ambitions et ses convoitises à leur quotité légitime, vivre la vie la plus digne à son foyer, ou dans son emploi, les affaires de la paix sociale avanceraient beaucoup plus que par des propagandes bruyantes. Nous, au contraire, qui sommes des gens pratiques, quand nous pouvons séduire l'épicier, nous faisons sans scrupule provision de sucre ; tant pis pour ceux qui viendront après nous ; je ne parlerai pas des assauts individuels dirigés sur les débits de tabac. L'Ami de Dieu éprouverait des scrupules ; la pensée d'un vieillard privé de sucre par sa faute, l'arrête ; il est beaucoup plus logique que la généralité de ses concitoyens ; réprouvant la violence et la ruse chez les autres, il s'en interdit à lui-même l'emploi. Est-ce un naïf ? Ne serait-ce pas plutôt un juste? En somme, ce juste achève la justice en obéissant. Il obéit à Dieu ; et il aperçoit partout l'ordre de Dieu. Il sait que rien ne se produit sans la permission de Dieu, et que Dieu ne permet que ce qui peut nous être utile. Il obéit donc aux lois, aux règlements, et, ce qui est plus difficile, à tous les agents de ces diverses autorités. Vous sourirez sans doute de le voir se soumettre au caprice de n'importe quel fonctionnaire ; mais souvenez-vous des difficultés que vous avez pu avoir avec un contrôleur de tramway, ou avec un facteur de gare ; représentez-vous quel effort vous avez dû faire pour payer deux sous indûment réclamés, quel effort vous auriez dû faire pour ne pas concevoir de la mauvaise humeur. L'Ami de Dieu paie et sourit ; il pense que quiconque n'est pas capable de vaincre dans les petites choses, n'en pourra jamais réussir de grandes. Napoléon Ier était du même avis ; vous retrouverez cela, je crois, dans le Mémorial de Sainte-Hélène ; c'est encore un point où le mystique et le réaliste se rejoignent. Sous le regard de celui qui appartient à Dieu, l'univers se déroule comme un livre immense où les anges ont inscrit les décrets providentiels, des plus grands aux plus petits. La foi lui trace d'avance le détail complet de sa conduite. Et puis, il est l'élève d'un Maître qui a obéi infiniment sans y être obligé. Jésus a subi toutes les nécessités naturelles, la faiblesse de l'enfance, la faim, le sommeil, les coutumes, les fonctionnaires, les pharisiens, les Romains ; Jésus est essentiellement un acte perpétuel d'obéissance. Aussi, ce ne seront pas les Amis de Dieu qui mépriseront ou attaqueront aucune forme religieuse. Ils croient que les rites perdent leur vertu opérante, s'ils ne sont animés par l'Amour et nourris par les oeuvres. Bien loin de ravir les âmes jusqu'au seuil de la Gloire, l'usage machinal des sacrements n'est plus qu'un triple péché : péché de paresse, péché de mensonge, péché de profanation. Nos mystiques savent bien que des foules entières ont commis ces fautes ; mais ils ne veulent pas voir, ils font comme s'ils ne le savaient pas ; ils ne morigènent pas ; ils encouragent ; ils ne critiquent pas ; ils donnent l'exemple du mieux. Ils ne veulent voir que le Bien ; ils rechercheront dans le coeur du malheureux les restes de Beauté qui s'y trouvent et ils les aident, à venir au jour ; leur tâche n'est pas de faire travailler les autres, mais de travailler pour les autres, de prendre le fardeau des faibles, de réchauffer les tièdes, de rétablir la concorde. A l'imitation du patient jardinier qui ne brise point le rameau demi-rompu, ils s'abstiennent de critiques et de controverses. Ce n'est pas d'apologistes et de professeurs que Jésus a besoin ; c'est d'apôtres, d'ouvriers dans Sa vigne, d'hommes qui, par leurs actes, rendent témoignage que Sa parole est la vérité. Comme leur Maître enfin, les vrais disciples se conforment aux coutumes de leur époque, ne se singularisent pas, ne scandalisent pas et abordent la vie avec un optimisme inaltérable. Tout homme est un débiteur : envers les autres, envers son village et sa province et sa patrie, envers sa race et sa religion, envers les mondes visibles et invisibles, envers ses ancêtres et ses guides, envers Dieu. Il s'agit qu'il s'acquitte avec bonne volonté. Ne faut-il pas alors que les tâcherons du Maître donnent l'exemple, avec un optimisme allègre, pour obtenir des autres cette bonne volonté ? Leurs fatigues, ils les cacheront puisqu'il faut mener le troupeau vers l'espérance, vers des espérances successivement tangibles. Les joies de la foule sont ainsi faites ; avec les peines de quelques victimes volontaires et innocentes. Au rebours de Salomon, ceux-ci pensent que chaque jour apporte du nouveau sous le soleil ; et que rien encore n'a été dit, ou presque rien, ils savent que toute erreur combat pour la Vérité ; et, à la porte de la Vigne mystique, ils disent à ceux qui se présentent : « Vous qui entrez, laissez ici tout désespoir ». Pour vous faire sentir la grandeur de ces êtres extraordinaires, je suis obligé de vous peindre surtout leurs fatigues ; cependant, s'ils sont pauvres et mal vêtus, si leurs lendemains sont problématiques, si leurs nuits se passent dans l'inquiétude pour les malheureux qu'ils soignent - cependant une joie mystérieuse habite au profond de leurs coeurs. On se figure généralement que le Christ nous interdit toute allégresse parce qu'Il désire que nous renoncions à nous-mêmes. On se trompe. N'affirme-t-Il pas que la joie du sacrifice est une joie parfaite ? Et si nos joies terrestres ou humaines gardent toujours un goût de cendre, n'est-ce point parce que le périssable en constitue le principal prétexte ? Nous sentons bien que les choses éternelles seules nous donneraient la sérénité. Malgré nos égarements et nos divagations, le souvenir persiste en nous d'une patrie sans frontières qui, par-delà les étoiles, développe ses paysages merveilleux sous des soleils jamais éteints ; là, aucun monstre sournois ne se cache sous la transparence des couleurs ; là, les formes resplendissantes n'habillent jamais d'esprits pervers ; là, les parfums s'exaltent de substances pures, et l'harmonie des musiques exprime véritablement l'harmonie des âmes. Or, ce rêve est réel ; cette nostalgie est légitime, et nos espérances certaines. Mais nous n'espérons pas avec assez de ferveur, nous ne voulons pas ce rêve avec assez de constance. Tandis que les Amis de Dieu, dont les renoncements ont décuplé l'énergie, savent vouloir et marchent vers leur rêve ; et il devient pour eux une réalité puisqu'ils l'incarnent dans leur vie. Nous voyons de ces chevaliers errants de l'Idéal, l'apparente laideur de leur existence, la vulgarité qu'ils coudoient, la boue qui les éclabousse ; ils paraissent tout à fait semblables à nous ; mais nous ne voyons pas leur existence réelle, l'intérieure ; personne ne se doute que leurs âmes habitent les cieux clairs des mondes spirituels, parmi l'allégresse souriante des anges et des saints. Ils savent que leur Maître les aime ; heureux de se voir captifs de l'Amour, rien ni personne ne peut les blesser mortellement ; ils sont établis dans l'Amour comme dans une forteresse inexpugnable. Ils savent que la foule n'aime pas les précurseurs, ils s'attendent donc à tout ; ils connaissent ce que Dieu désire, et ils le font. Leur âme savoure le goût du vin mystique qui est la charité. Par les joies qu'elle leur rapporte ils apprécient leur précieuse pauvreté. Ils se sentent forts de toute la force du Maître auquel ils se sont offerts ; ils se sentent invincibles ; ils savent certaine la victoire de l'Amour. Comment voulez-vous qu'ils ne soient pas heureux et bienheureux ? Cette bonté sans intérêt, cette largeur d'accueil, cet optimisme, cette joie immuable, donnent aux disciples du Christ une bien grande force pour entrer dans les coeurs ; mais ils n'en usent pas ; ils n'entrent que lorsqu'on leur ouvre la porte. Entrer dans un coeur, c'est une chose si grave ! Ils assument une fonction bien lourde, ceux qui se croient les instruments de Dieu, même les instruments les plus indignes. Ils se condamnent à un double travail : au travail d'abord de l'homme ordinaire, déjà si pénible et si compliqué. Ce travail de tout le monde, de tous les pères et de toutes les mères, de tous les ouvriers, de tous les employés et de tous les patrons, enfin de tous les citoyens. Comme il est vaste et lassant, et tous les jours à recommencer ! Puis le travail du chrétien en plus du premier, par-dessus le premier, dans les interstices du premier. Un travail extraordinaire, le même, dans la forme, que le travail de l'honnête homme, mais d'une autre essence, d'une autre qualité. Même travail, mais avec une autre âme, avec des mains pleines de bénédictions et avec des regards tout imbus de clartés. Le disciple a beau n'être le plus souvent qu'un homme du commun, selon l'interne, à son insu, il est sur une plate-forme ; les esprits des autres hommes le fixent ; il est un chef ; il est plus que les autres, plus fort et plus sage dans la mesure sans doute où il croit être moins que les autres ; mais enfin, il est le frère aîné. Parce qu'il appartient au Christ, un rayonnement subtil le désigne ; sans qu'il le veuille, il rayonne ; ses actions et ses pensées portent plus loin que celles des autres, mais par des voies secrètes. Aussi est-il impitoyable pour lui-même ; et le moindre écart qui nous paraîtrait insignifiant, il le juge grave et le réprime avec rigueur. Pour rayonner la Paix, ne faut-il pas qu'il l'établisse d'abord en lui-même ? Voilà le secret de leur force : c'est qu'ils sont maîtres d'eux-mêmes et qu'ils possèdent cette maîtrise par l'humilité, non par l'orgueil. Ils se sentent des néants, mais des néants que la plénitude remplit. Toute cause intérieure de discorde est abolie en eux ; et aucune cause extérieure ne peut les troubler. Quoi qu'on leur demande, ils le donnent, et qui que ce soit qui leur demande, ils lui accordent. L'inspiration, la décision et le geste sont uns chez eux. La pensée, le sentiment et l'acte sont uns. Parce qu'ils pensent au nom du Christ, parce qu'ils oeuvrent au nom du Christ, leur personne est une ; leur personnalité est un bloc homogène, comme ces pierres éclatantes et translucides dont saint Jean dit qu'est construite la cité de Dieu. Ils ne paraissent pas ; ils sont à première vue. Leur humilité, leur goût de l'effacement devrait affadir leur caractère ; or, personne n'est plus impassible qu'eux et ils le sont sans contracture, sans raideur. J'en ai connu pendant la guerre, j'en ai connu pendant la paix, et vous savez qu'il existe plusieurs sortes de courages, que l'on peut être un héros dans la tranchée, et, redevenu civil, craindre une échéance ; que l'on peut être un héros intellectuel et se montrer physiquement poltron ; qu'enfin il est extrêmement rare de rencontrer chez un homme un égal degré de courage physique, de courage moral et de courage intellectuel. Ces Amis que j'ai connus possédaient, si l'on peut dire, le courage intégral. Tout leur apparaissait comme un bonheur ; leurs yeux savaient découvrir, sous les plus basses ignominies, le rayon divin par lequel elles vivent ; l'impossible n'existait plus devant leur sérénité ; et leur simple sourire inspirait la force aux craintifs et l'inquiétude du mystère aux sceptiques. Possédant ainsi la certitude, la sincérité, la solidité, les serviteurs de Dieu complètent leur force par la patience. Ils ne se montrent pas plus hâtifs qu'indolents ; ils savent chaque minute précieuse ; ils savent que leur Maître est maître aussi du temps. Ils ne se rebutent de rien ; rien ne leur paraît négligeable. Ils ne s'imposent pas ; ils respectent scrupuleusement les consciences ; ils se contentent de dire un mot, de loin en loin, et de donner l'exemple très souvent. Si leur interlocuteur, hier bénévole, aujourd'hui se regimbe, ils se taisent, mais implorent la Vérité de descendre sur lui. Ces hommes actifs sont aussi des hommes de prière. Dieu leur a donné le droit de L'importuner ; ils en usent ; on pourrait même dire qu'ils en abusent s'il était possible d'abuser de Dieu. Quand ils se sont mis en tête que Dieu devrait bien guérir tel malade ou aider tel malheureux, ils ne lâchent plus prise, jusqu'à ce qu'ils l'aient obtenu. C'est pour cela que leur vient quelquefois une réputation de thaumaturges, de guérisseurs, de voyants ; mais ils s'en défendent ; ils ne veulent pas qu'on dise qu'ils font des miracles. Les miracles, ce n'est pas extraordinaire pour eux, c'est tout simple ; il y en a tous les jours ; c'est du dévouement qu'on ne trouve pas tous les jours ; c'est cela qui leur semble bien plus digne d'intérêt. Car ils voudraient tant mener les hommes vers leur bonheur, qu'ils savent réel et durable ; ils sont les chasseurs d'âmes, les trappeurs dont on ne devine pas les pièges, les fous dont la sagesse éclatera au grand jour du Jugement. Ils sont les chiens ardents du grand Berger, qui harcèlent sans relâche le troupeau en déroute, les boucs indociles et les paresseuses brebis. La fatigue, les courses haletantes, les coups de bâton des mauvais fermiers, voilà leur lot. Ils vont par le monde, inconnus, méconnus, boueux, éreintés, affamés ; tout cela ne leur fait rien ; ce qui leur importe, c'est de contenter le Maître, c'est, au dernier soir, de Lui ramener, bien en ordre, le troupeau complet qui leur fut confié. Tout ceci vous semble peut-être assez fantastique, et vous pensez que j'ai bien tenu ma promesse de vous conduire une heure au pays de l'Utopie. Non, je n'ai pas tenu cette promesse ; je suis resté dans le réel ; ces êtres extraordinaires dont je vous ai entretenus, vivent comme nous tous, et nous en coudoyons peut-être dans la rue. Ce n'est pas dans des temples inaccessibles, dans des cryptes antédiluviennes, dans les cavernes du désert que vous les rencontrerez ; c'est là où la vie bat son plein ; où les foules peinent ; où la fumée des usines cache le ciel ; où la bataille reste prosaïque. Et ne faut-il pas qu'il en soit ainsi, pour que le monde désorbité ne roule pas finalement vers le vide originel ? Ne faut-il pas une compensation à tous les égoïsmes qui s'agitent ? Ne faut-il pas un élan vers les cieux plutôt que les chutes vers les enfers ? Ne faut-il pas, en face des grands foyers, autour desquels chantent les hallucinés de la matière, en face des lampes froides du savoir, quelques étincelles vivantes de la Lumière éternelle ? Il faut des martyrs de bonne volonté qui balancent les excès des jouisseurs. II faut des fous de Dieu puisqu'il y a tant de fous du Moi ; il faut des sacrifices puisqu'il y a des meurtriers ; il faut des êtres de douceur et de tendresse en face des violents ; il faut des insomnies de prières puisque tant de veilles sont pour la ruse et la débauche ; il faut des volontés invincibles tendues vers l'Idéal qui est le seul Réel, puisque tant de passions se ruent vers un illusoire qu'elles prennent pour le réel. Mais, direz-vous, de tels hommes n'existent pas. Une abnégation aussi générale, aussi constante, aussi souriante ; une telle force restant inconnue, une telle bonté sans motif humain, cela n'existe pas, cela ne s'est jamais vu. Je vous demande pardon, cela s'est vu, cela existe ; si cela n'existait pas, vous ne m'auriez pas laissé vous en parler ; dès les premières phrases, vous seriez partis, votre bon sens se serait révolté. Or, vous m'avez écouté ; donc, à votre insu peut-être, quelque chose en vous savait ; une mémoire profonde et primitive se souvenait d'avoir vu, à l'origine des temps, un amour semblable et une force analogue. Si un tel état d'âme existe quelque part, en nous, ou hors de nous, cela signifie qu'on peut le réaliser, qu'on peut le faire descendre jusqu'à la conscience d'abord, jusqu'à l'acte ensuite. Or, s'il est un peuple au monde capable de réaliser l'impossible, de vivre les rêves les plus sublimes, et, parmi les tensions les plus excessives, de garder son équilibre, c'est le peuple de France c'est chez lui que Dieu a trouvé Ses plus nombreux serviteurs, et les plus grands : je veux dire les moins connus. S'il m'était permis d'écarter les voiles de l'histoire secrète, que d'existences admirables dont nous apercevrions la grandeur cachée ! Mais Dieu ne veut pas qu'on expose au monde les vertus de Ses Amis ; sauf à la clarté du dernier jour. C'est pourquoi je n'ai pu vous dire que des choses générales ; mais il était de mon devoir de vous les dire ; le simple appel de ces souvenirs immémoriaux, le plus pâle reflet de ces Lumières, l'exploitation la plus maladroite peuvent réveiller un coeur en léthargie. Telle est mon espérance, et je crois, naïvement petit-être, mais très sincèrement, qu'elle ne sera pas déçue. |