J'étais allé jusqu'au terrain de golf du mont Agel, au dessous de La Turbie. Le temps était splendide à se rendre honteux d'en jouir, tandis que des millions d'hommes peinent dans les mines, les usines, les ateliers, les bureaux et que les chers camarades s'affairent dans les boues et les grisailles de Paris. La route traverse de belles collines sauvages, construites en hautes murailles de marbre blanc dont les lits se superposent comme les assises de palais cyclopéens. Depuis des siècles, le soleil, alchimiste inlassable, les dore et leur infuse sa vie magnifique. Ces rocs parlent à l'âme : on sent de quelles influences ils sont les corps. Ils nous apprennent les leçons de la persévérance et de l'immutabilité. Ils élèvent les coeurs de sommet en sommet plus haut que les collines où se promènent les anges, tout au bout du chemin brillant qui mène les créatures jusqu'au centre vivant du monde, jusqu'à l'immuable roc dont l'adamantine texture demeure indispensable à la solidité des oeuvres humaines. De loin en loin, des phalanges de pierres dressées rappellent les chutes de météores dont parlent les vieilles cosmogonies. Des chemins muletiers zigzaguent à travers les pentes : ils disent l'industrieux effort de nos ancêtres, leur obstination, leurs fatigues anonymes, leurs inquiétudes, tout le tissu douloureux de ces humbles existences paysannes, sur la trame duquel se détache, par intervalles séculaires, la fleur splendide d'un homme de génie. Çà et là, de nobles cyprès gardent avec une fierté mélancolique les portes disparues d'anciens domaines à l'abandon. Au loin, vers l'Italie, ondulent les plages de cap Martin, de Menton, de Bordighera. Vers l'ouest, la presqu'île du Cap Ferrat portant la vieille chapelle templière de Saint-Hospice, les pointes d'Antibes et de Cannes. Les contreforts de l'Esterel s'abaissent magnifiquement vers les brumes dorées de la mer. En face, le rocher de Monaco se pose sur l'eau bleue comme un immense navire. Vers le nord, le grand plateau du golf déploie ses longues ondulations verdoyantes. De là, on découvre le vaste fouillis des Alpes niçoises, noires et tourmentées : des rocs sombres, des gorges, des forets ; et, les dépassant, éclatent sur le bleu profond du ciel, les franges éblouissantes des neiges éternelles. Car, toutes les profondeurs, celles de la mer et celles du sol s'élancent vers le haut d'un invincible élan, offrant à l'homme, pour l'instruction de son âme, la très noble pureté de la blancheur : écumes des vagues, glaciers des hauts sommets, perles stellaires du firmament, vous êtes la triple répercussion hors de nous des beautés que notre effort spirituel sublimise en nous. Horizons pathétiques comme des champs où se reposeraient les corps des Giborims constructeurs de la Terre ;majesté des larges espaces où, avec l'air vif descendu des neiges, l'on respire une paix vigoureuse et pénétrante ;sommets vides comme pour l'extase d'un Jean de la Croix ;villages minuscules suspendus au loin sur les vallées ombreuses, tourbillons figés des lignes reculantes jusqu'à l'infini de l'Empyrée ; temple de la beauté, maison de Dieu sans murailles et sans toit, vaste comme Celui qui la remplit de Sa présence ineffable. Tu es là, Père très bon et toi, Christ au regard d'abîme, et toi, Esprit qui la remplis de toute splendeur. Mais, où sont vos enfants, les hommes ? Les voici au stand d'un tir aux pigeons. La société la plus élégante s'empresse de rappeler aux promeneurs que l'homme est cruel et bête et que, partout où se déploie le cadre auguste de la Nature, notre premier geste est de la salir par du meurtre inutile et de la vanité. Je pensais à vous, mes Amis, servants fidèles du Christ, en écoutant cette discordance. Que votre travail est urgent : qu'il est nécessaire, qu'il est passionnant ! L'oeuvre de Dieu est universellement harmonieuse : en nous se déploient des paysages sublimes : vous les avez aperçus : vous nourrissez n'est-ce pas ? le désir de ne pas détruire le concert intime de nos énergies et de nos grands désirs. Vous avez découvert en vous d'immenses plaines fertiles, des pics, des rochers immuables et des sources fraîches. Souvenez-vous que vous avez à ouvrir les yeux de vos frères sur ces spectacles pacifiants. Soyez des poètes de l'action, des artistes de la spiritualité des magiciens d'éternité. Cultivez le corps de votre esprit comme les Grecs cultivaient leur corps de chair ; lavez-le exercez-le aux nobles attitudes ; montez par-dessus vous-mêmes ; affrontez les vertiges ; ne craignez pas de perdre pied ; laissez-vous défaillir sous les souffles de diamant accourus des neiges mystiques ; et, du milieu de ces transports, tournez-vous vers vos frères à coté de vous et cependant si loin de vous. Ils sont élégants et forts de la sagesse de la Terre, mais ils tuent des colombes pour s'amuser. Pour s'amuser, cela veut dire pour échapper à eux-mêmes. Ils ne font pas de mal, pensent-ils ; ils ne sont cruels et imbéciles que parce qu'ils sont lâches ; c'est d'eux-mêmes qu'ils ont peur ; ils n'osent pas se regarder. Allez vers eux, vous qui avez recueilli l'écho des voix divines, avec l'assurance que donnent la douceur céleste et l'humaine compassion. Forcez-les à se voir. Ils vous jetteront souvent dehors; revenez. Vos yeux remplis à votre insu du jour que dispense le soleil des esprits, vos yeux leur seront d'éloquentes exhortations s'ils refusent d'entendre votre voix. Et vous aurez ainsi utilisé un peu de ce que le Père vous laisse apercevoir. Ceci fut l'un des travaux du Précurseur. Voici l'autre. Entre l'immensité immobile de la mer et l'immense immobilité des montagnes, une seconde leçon m'attendait. Le croissant lunaire se montrait déjà au-dessus de la vieille tour de Philippe Auguste. Le soleil, sur son déclin, posait déjà sur les hautes parois rocheuses des descentes, tous les vieux ors, tous les roses éteints et les jaunes fanés. Au loin, les montagnes italiennes se mouraient vers la mer dans des lavis mauves, avec leurs profils élégants comme des strophes virgiliennes ; et à mes pieds s'avançait, sur l'azur palissant des eaux, un promontoire dévasté, un large champ de décombres et de pierrailles couleur d'ambre à l'extrémité duquel se dressaient deux colonnes romaines. On appelle ce promontoire « La Colline de la Justice ». Autrefois s'y trouvait une sorte de forteresse où on enfermait et où on pendait tous les malfaiteurs de ce pays. Avant les brigandages féodaux, la route romaine passait par-là, au milieu d'un bourg stratégique. Mais, ce que les archéologues ignorent, ce que vous autres, disciples du Christ, devez connaître, et que je revoyais à ce moment avec une émotion intense, c'était une scène qui se passa dans cette prison, il y a près de deux mille ans. Certain soir, sans doute splendide, un piéton de haute taille arrivait dans la grand-rue de cette bourgade. Ce n'était pas un Romain ; il portait des cheveux longs et un peu de barbe ; rien ne le distinguait des autres hommes à première vue; il fallait l'examiner avec attention pour découvrir, dans ses traits, une puissance plus qu'humaine et du mystère dans ses yeux. L'étranger était fatigué ; il demanda du pain, des figues et un abri pour la nuit. On allait l'héberger lorsqu'il s'avisa de défendre contre les brutalités des sergents quelque larron que l'on menait au fort. Aussitôt on l'y emmena aussi, avec un redoublement de sévices. Le curieux de cette scène, c'est que l'étranger, malgré ses formes athlétiques, malgré que son port annonçat une naissance élevée, ne se défendit pas contre ces grossiers soldats. Le lendemain, on le jeta dehors et, sans mot dire, le mystérieux voyageur continua sa route vers l'ouest, vers Marseille et la Provence. Or, une semaine après, un tremblement de terre survint qui jeta bas les maisons, la forteresse et les temples ; et depuis, cette colline demeure sinistre et de mauvais renom. Une lieue plus loin, le mystérieux solitaire avait reçu l'hospitalité au fond d'un vallon, sur la roue de Nice. C'est là que les fils du petit frère François élevèrent une quinzaine de siècles plus tard une chapelle, N.-D. de Laghet. Apercevez-vous, mes Amis, la racine occulte des brigandages et des pirateries auxquelles excellèrent tant de siècles durant les pêcheurs de cette cote ? Apercevez-vous cette racine poussant sa fleur vénéneuse dans ce casino où se pressent toutes les cupidités et toutes les corruptions ? Les contrées ont leur destin comme nous ; la beauté physique y est rarement d'accord avec la beauté intérieure. Voilà le second travail du Baptiste. Essayons d'établir un accord durable de l'externe et de l'interne. Le moyen d'y parvenir est d'employer la sincérité ; à ce prix-là, seulement, nous établirons en nous cette unité sans laquelle il n'y a ni ascèse, ni puissance ; à ce prix-là, nous deviendrons des semeurs d'enthousiasme. Dur travail, mes Amis, et de longue haleine; commençons tout de suite. Ouvrons les yeux de notre esprit, ne faisons pas comme ces Romains d'autrefois ; sachons reconnaître l'envoyé d'En Haut sous quelque costume qu'Il Se présente. N'a-t-Il pas dit, d'ailleurs, que chaque misérable, c'était Lui même. Quelle parole ! Comme elle grandit notre responsabilité ; comme elle nous illumine ! Gardez cette parole, faites-en votre glaive et votre bouclier. Puis, jetez-vous au plus fort de la bataille. Ces mêmes paradoxes, que je vous dis si faiblement, le Baptiste, lui, les criait de toute sa voix formidable dans toutes les profondeurs, sur toutes les hauteurs, dans tous les déserts sur toutes les multitudes. Souvenez-vous de cette éloquence. N.-B. Depuis 1953, le tir aux pigeons a été interdit par la princesse Grâce. |