MEDITATION SUR L'ART
Croyez-vous que, pour organiser un Pierre de Montereau, un Michel-Ange, un Rabelais, un Bach, un Baudelaire, trente ou quarante ans aient suffi à la Nature ? Qui sondera les voies antérieures de ces âmes, leurs lentes, longues, obscures et pénibles progressions ? Combien de visages de la Vie ne faut-il pas qu'elles aient revêtu pour, en quelques pieds carrés de toile, en deux mètres de marbre, en une centaine de pages, ramasser une telle somme d'expérience et offrir aux générations ultérieures l'inépuisable richesse de leur enseignement mystérieux ? Aimez donc les génies parce qu'ils sont la fleur sublime de toute une race, le fruit savoureux de tout un cycle séculaire ; parce qu'ils sont des martyrs et des annonciateurs ; parce que tous, même les plus sombres, révèlent Dieu aux regards avides de Dieu. L'Art rayonne une vie subtile ; il nous emmène plus directement que la Science ou que l'Action vers la Gloire immatérielle ; ou plutôt, il écarte tout de suite les Voiles de l'Irrévélé ; et le clin d'oeil suffit à embaumer une existence entière. La Science nous laisse lire sur ces voiles les ombres des anges et des dieux ; l'Action seule nous permet, quand on la réalise plénière et totale, de passer effectivement de l'autre côté des voiles. Mais l'Art nous donne le désir de monter, l'ivresse d'agir, et l'ennoblissante mélancolie d'un sentiment d'exil. Que la visite à une grande oeuvre soit une fête solennelle ; préparons-nous par le recueillement ; parons-nous de tout ce que nous pouvons retrouver en nous de noblesse et de clartés. Que tout se taise à son aspect ; dévêtons-nous ; qu'elle nous soit un baptême de lumières et d'harmonies ; saturons-nous de ses parfums ; que toute parole s'oublie devant le poème écouté ; emplissons nos prunelles comme d'un spectacle miraculeux ; redisons-nous les vers comme de merveilleuses incantations. Il y a quelque chose derrière la couleur, le dessin, la plastique ou la cadence verbale ; autre chose que leur sens rationnel : il y a leur mystère ; c'est là que se cache la vertu salvatrice des chefs-d'oeuvre. C'est elle l'image et l'écho et le prolongement de cet Invisible qui nous pénètre de partout, de cet Irréel qui est la vraie Réalité, de cet Ineffable qui est la perpétuelle Harmonie. Cette présence, cette réalité, cette harmonie, c'est le Verbe, ce sont les formes du Verbe, c'est notre Jésus, ce sont les gestes de notre Jésus. Aimez donc les belles choses, forcez-vous à les aimer creusez, attisez en vous ce noble amour, jusqu'à ce que coulent les larmes et s'allume l'enthousiasme. Et à ce feu très pur vous tremperez votre volonté. Ensuite, la compassion naîtra pour vos frères qui se traînent dans les ténèbres. Imaginez leurs tâtonnements aveugles, mettez-vous à leur place et plaignez-les. Vous êtes, eux avec vous, les membres ligaturés d'un même vaste corps ; que la sensation vive de leur misère engendre en vous le désir de les soulager. |