JOURNAL D'UN VOYAGE A LYON ET DANS QUELQUES VILLES D'ITALIE
Août 1909 – Lyon J'ai revu avec plaisir ce vieux Lyon qui me semble être, pour la France, comme l'antre des mystères. Les vieux monuments, si noirs, si crasseux, me sont accueillants tout de même ; ils ont de nobles lignes, austères et emphatiques un peu. Les vieilles maisons de la Croix-Rousse, tout en voûtes, en escaliers, en passages, leurs parois grasses, fumeuses, les portes qui découvrent des ténèbres d'eau-forte, ont un charme flétri. Leurs habitants, cela se voit à l'ossature robuste de leurs vieux corps lourds, ils sont descendus, il y a dix lustres ou des siècles, de la pleine montagne et du grand soleil. Ils étaient autrefois des Savoyards hardis, des Dauphinois bons buveurs et retors, des vignerons du Beaujolais. Ils sont maintenant des troglodytes, vêtus de sombre, tout en rides, avec des méplats extraordinaires ; ils ont des visages de rocs ravinés, revêtus de mousses blafardes ; ils parlent toujours en chantant comme jadis dans leurs villages de la montagne, mais leur voix s'est éteinte ; ils sont polis, philosophes, calmes, mais en eux que de curiosités, que d'inquiétudes, que d'envies rentrées ! Tapis sous les vieilles portes en arc, sous les vieilles voûtes, dans les cours moussues, dans les logis humides à alcôves, ils épient, ils épluchent, ils médisent, ils se plaignent, et ils sont heureux de se croire malheureux. Mardi soir, après avoir dîné dans la grande et agréable brasserie qu'on a installée en bas de cette belle salle d'auditions musicales récemment construite au pied de la CroixRousse, les Georget nous emmenèrent tous trois au Grand Café Bellecour. J'y passai pour ma part trois heures instructives. Lyon est une ville où la musique a beaucoup de fervents ; les amateurs apportent à entendre de bons artistes la même gravité scrupuleuse et le même goût profond, passionné, convaincu, qu'ils mettent à toute chose ; peu de jeunes gens dans le public ; des hommes mûrs, des vieillards aux physionomies fortes et un peu simples, mal habillés, mais attentifs et insoucieux du voisin. Mais le spectacle était sur l'estrade. Il y avait un pianiste allemand, excellent, quoique un peu trop sûr de soi ; un violoncelliste albinos, tout à fait expert ; et un violoniste : un homme brun, pâle, barbu, maigre, nerveux, passionné ; qu'il était admirable quand quelque daïmon wagnérien le possédait ; comme il était fier d'un scherzo de Brahms ; avec quelle tendresse il caressait le motif d'un Corelli ; et quel enthousiasme religieux le transformait lorsque ses longs doigts saturniens développaient le motif pathétique d'un adagio de Beethoven ! Que c'est bon de trouver de temps en temps un homme qui ait un peu de flamme au coeur ; cela réchauffe et cela réconcilie ! Nous partons pour Milan. Après le cauchemar du Simplon, les nobles horizons du lac Majeur. Les rues sont pavées de larges dalles de granit ; on dîne tard ; les hommes font de longues flâneries sous les arcades ; beaucoup de trams ; les officiers très corrects ; les domestiques empressés ; des moustiquaires. Vieux hôtels silencieux, des beaux jardins aperçus sous les portiques. - Déjeuner chez Cova. Sainte-Marie-des-Grâces ; charme du cloître, belle couleur de la brique ; majesté de l'esquisse de la Cène, presque effacée, mais qui rayonne dans toute la salle l'émotion d'un mystère puissant. Cela, c'est le Génie. A la Bréra, le carton de l'École d'Athènes plus beau que la Fresque ; les dessins du Vinci. Si l'on range d'un côté les peintres catholiques, on aura de l'autre un artiste essentiellement humain, le Beethoven du plastique : Michel-Ange ; tandis que se tient à l'écart le Sphinx de la Renaissance : Vinci. Cet être mystérieux semble avoir tout connu et tout compris ; on a mis d'ailleurs plus de trois siècles à le sentir. L'ange qui dirigeait sa main semble un revenant des antiques sagesses ; il a le vaste front bombé des Rishis omniscients ; il a le corps onduleux et androgyne des éphèbes qui apportèrent autrefois aux hommes les secrets lunaires de l'Union divine ; il sourit avec une mansuétude consciente et renseignée, comme le Gautama ; sous une forme puérile, il a des yeux qui se ressouviennent ; sous une forme de guerrier, il combat avec fureur, avec luxuriance, avec pompe, mais d'un coeur paisible ; c'est de son halo que palpitent les contours des portraits ; sous sa forme de Vierge, il fait voir, au-dedans de la pure et simple jeune fille, le surhumain de l'Épouse divine, le mystère inépuisable de l'éternelle Nature, la force sans effort, l'innocence et la science, tout le bien et tout le mal. Enfin, sous sa forme de Christ, ce porteur d'Ésprit-Saint nous rend visible, par la main de messire Léonard, le Jésus universel ; non plus celui d'une Église, mais l'Ami de toutes les humanités, le Médecin de tous les mondes, le Chef, le Centre, le Principe et la Fin, le Mystérieux. Pour Gênes. Après Novi, les douces collines deviennent, en même temps que le ciel se couvre de nuages somptueux, les gorges sévères, âpres et venteuses des Apennins, où coulent de maigres torrents dans des pierrailles (la Serivia). A Gênes, le port ; le peuple sous les arcades aux fortes odeurs ; des trattorias installées dans les rez-de-chaussée d'anciens palais, avec la lumière électrique ; d'étroites ruelles décorées de loques ; des adolescents qui se tiennent par la main et s'embrassent. Des émigrants dans le port. Quant aux ridicules monuments du moderne Campo-Santo, ils ne sont que trop connus. La Riviera du Levant PISE Pise offre au voyageur mélancolique d'irrésistibles séductions. Le noble et calme Arno, ces quais, ces rues entières que bordent uniquement des façades de palazzos anciens, cette population pauvre, où presque tous vont nu-pieds, cette triple merveille du Baptistère, du Dôme et du Campo Santo qui s'offre en silence comme une vierge d'Orient ; cette enceinte de vieux murs crénelés, tout cela exhale un charme perfide et narcotique. Pise est une patricienne très âgée, qui a tout vu, tout su, tout connu, et qui se plaît de temps en temps à des fleuretages ; quand le partenaire est subtil, il goûte ces rides, ces sourires savants, ces gestes désuets, ces plis raides des jupes brodées ; il ne craint pas ces cheveux dont la neige est naturelle ; cette marquise s'est tant donnée, et à de si beaux amants, que les préparations et les simulacres de l'amour l'intéressent seuls aujourd'hui. Son amoureux sait cela ; et, s'il la prend en effet, ce sera dans l'ombre propice des vieux jardins, la nuit, ou dans les vastes chambres à tentures, que des bougies éclairent à peine, mais bien suffisamment. Telle est la Pise aristocratique ; c'est ce que signifient les grilles ventrues et imprenables qu'elle scelle aux fenêtres de ses palais, les grilles dont elle défend l'entrée de leurs jardins intérieurs ; la silhouette falote d'une vieille dame qui court à l'église, l'allure un peu lasse de ses gentilshommes en complets blancs. La Pise populaire est plus terrible ; c'est une vision de l'Orcagna ; la moitié de sa plèbe est borgne ou aveugle ; et quelles cécités ! Toutes les sortes de purulences, toutes les variétés de chassies, toutes les qualités d'orbites, bouffies, ravinées, pleines, sanglantes, noires, jaunes. On voit vers les midis la procession de ces infirmes sortir de l'hôpital, avec des bandes et du coton plein la figure ; et tout cela, hommes, femmes, enfants, mal couverts de loques sans couleur, demande l'aumône, geint et vous hait, sous le regard du beau ciel bleu. Mais il y a une troisième Pise ; celle-ci porte un vêtement d'éternité ; elle est sereine, elle est suave, elle est pathétique. C'est la Pise de marbre et de couleurs, c'est les témoins d'une splendeur antique ; il ne reste rien de ce qu'elle était vingt deux siècles en arrière ; il ne reste de ce qu'elle fut, de l'an onze cent à l'an quatorze cent, que les joyaux. Voici un précieux reliquaire de marbre, si petit qu'il ne gêne point les passants sur le quai Gambacorti : c'est Sainte-Marie-de-l'Epine, chapelle ajourée comme une orfèvrerie, où les marins pisans demandaient avant de partir la protection de la Reine des mers, et lui rapportaient au retour leurs hommages. Voici Sainte-Catherine, dans l'angle d'une place aux énormes platanes, les colonnades étagées de sa façade gothique ; voici son frère Saint-François ; voici ses aînés romans, S. Frediano et S. Pierino. Voici les bâtiments de la Sapience, où enseigna Galilée, où se pressaient encore au XVIe siècle plus de mille étudiants, autour de soixante professeurs , et combien d'autres églises, et combien de couvents dépeuplés, et combien de palais moribonds ! Comme votre beauté vétuste est instructive, comme votre mutisme est éloquent ! Mais les fils de cette vieille mère ne la comprenant plus ; l'initiatrice de Florence agonise depuis cinq siècles ; elle le sait d'ailleurs, et de sa résignation elle se refait sa noblesse. Cette aïeule caduque a son sourire : l'Arno ; elle a son diadème : la place du Dôme. Il faut arriver là au matin, quand les attelages paysans ne font plus retentir leurs sonnailles, et que les indigènes ne sont pas encore sortis. Il faut embrasser d'un coup d'oeil ce quadrilatère de maisons aux façades plates et brunes, ce sol d'herbe verte, divisé par des chemins de dalles, ce ciel exclusivement bleu, et, entre lui et la terre, un campanile qui penche, une basilique romane, un baptistère : immuables échafaudages de marbres, de colonnettes et d'arcades. Ils reposent, blancs, solennels, inaltérables, dans une sérénité plus qu'humaine, qu'ils communiquent aux humains ; ils représentent la richesse d'un peuple, l'effort d'un peuple, le courage d'un peuple, la foi d'un peuple. Et leur beauté exprime le jaillissement d'âme d'une cité solide. Cependant ce ne sont que des hérauts, car derrière eux dort la merveille des merveilles. C'est un long mur blanc, couvert de tuiles rouge-brun, en usage dans le pays. Une petite porte s'y entrouvre et vous posez le pied dans le Campo Santo. Vous vous trouvez dans une sorte de cloître sans étage, dont la longueur égale deux fois et demi la largeur ; les arceaux sont à plein cintre avec de très simples nervures ; la cour est herbue, avec les deux cyprès veilleurs, un chapiteau, deux têtes de fontaine antiques, quatre arbustes. On aperçoit des figures décolorées sur les murs. Et c'est tout. Tel est le chef-d'oeuvre de Giovanni Pisano. La parfaite harmonie des proportions, la simplicité du décor, ces pierres tumulaires sur lesquelles on marche, le silence qui règne dans cette enceinte sobre, tout vous ramène à une concorde intérieure, vous enlève au siècle et vous rend facile la lecture et l'interprétation des grands mystères qu'ont peints sur les murailles les Orcagna, les Gozzoli, les Giotto, et leurs élèves. Didactiquement, il faut, pour cette étude, commencer par le mur du nord, continuer par l'ouest et le sud, et terminer par l'est. Le mur du nord retrace tout l'Ancien Testament ; les huit sujets du haut sont de Pietro di Puccio. Soixante-dix ans plus tard, de 1469 à 1485, Benozzo Gozzoli peignit les vingtquatre sujets du bas, qui vont de l'ivresse de Noé jusqu'à la reine de Saba. Bien qu'il soit le contemporain de Botticelli, il apparaît comme son maître, par la fermeté du dessin, par l'ordonnance de la composition, par la sobriété de ce charme qui chez le peintre de la « Primavera » déborde parfois jusqu'à faire oublier des négligences d'étude et des paresses de composition. Le mur de l'ouest n'offre presque plus rien de lisible. Le mur de l'est comprend des actes de la vie du Christ qui se rapportent à la mort : le Crucifiement, l'Ascension, l'Incrédulité de saint Thomas, la Résurrection. On dit ces fresques peintes par un successeur anonyme de Giotto. On a tout dit de la fraîcheur de ces peintures, de leur grâce, de leur candeur, de leur noblesse ; le réel s'y retrouve dans les détails ; l'idéalisme en illumine les ensembles. Ignorant en peinture, je ne puis y apercevoir que la qualité d'âme de leurs auteurs ; ce goût si direct de la vie, cette sensibilité neuve, ce halo de clarté qui rafraîchit le coeur sans éblouir les yeux. Quelles délices ce serait de s'y attarder, d'oublier tout le contemporain ! A regret nous quittons Pise ; un cheval nerveux conduit par un cocher gesticulant nous emporte à travers les rues aux larges dalles, désertes, sans trottoirs. Voici la prison ; un jeune homme est à genoux en plein soleil, dans la pose du saint François de Giotto : il prie pour son père incarcéré ; une fille blonde, au teint d'ambre, crie et court après nous, elle a le profil d'un Gozzoli, et ses pieds nus sont beaux, et ses prunelles sont violettes. Voici, sur la vieille place du Séminaire, de très vieux platanes ; un homme et une vieille femme sont assis à chaque bout d'un banc de pierre ; nous les avions vus cinq heures auparavant ; ils n'ont pas bougé. Voici le palais que Byron habita et, en face, celui de Shelley ; et on imagine les visites du premier à la sueur du second, et leurs colloques la nuit dans le Campo Santo, et leurs promenades le long des larges quais sonores. Et voici la douane, et voici la gare, et le train noir, poussiéreux et obscur. FLORENCE Florence s'aperçoit, en venant de Pise, au travers des colonnades interrompues que font les bouleaux blancs qui bordent les chemins. Elle apparaît, étendue dans le fond des amphithéâtres, vêtue de jaune et de vieux rose, avec des dômes qui scintillent, comme un mélange mystérieux qu'un génie alchimiste fait cuire dans un vaste creuset ; la surface s'en irise, il s'en élève de délicates et légères vapeurs, doucement colorées, et ses édifices sont les crêtes brillantes qui, tout à l'heure, vont devenir de pures, de splendides, de très précieuses pierreries. La place des Seigneurs ! Tant d'émeutes, tant de passions, tant de haines, tant d'efforts, tant d'élans, tant de sang. Là Savonarole a été brûlé ; ici Michel-Ange et Bandinelli se sont injuriés ; voici une ruelle où le Cellini cherchait ses précieuses statuettes dans le colloque des jeunes pages ; mais plus loin Giotto a médité, l'Angelico a prié ; de cette fenêtre Filippo Lippi a sauté pour courir à une galanterie. Cette nuit, vers le Pont-Vieux, j'entends un baryton et un ténor qui chantent des romances populaires. Leurs belles voix courent sur les ondes à peine ridées du paisible Arno lunaire, et me reviennent, plus lointaines et plus prenantes, comme enrichies par l'écho du quai d'en face, dont les maisons baignent à la vénitienne les arcs et les pilastres qui les soutiennent. Florence est morte, mais elle veut se survivre. Sa vie cependant n'est plus spontanée ; ce sont les barbares du nord qui la galvanisent ; son intellect ne peut plus que fouiller pieusement les archives vénérables ; sa sensibilité ne lui sert plus qu'à la copie de ses magnificences séculaires. D'ailleurs les visages de femmes y sont généralement quelconques, bien que leurs corps aient de l'élégance ; les hommes, rasés ou barbus, rappellent mieux les profils Renaissance ; on trouve des officiers qui font valoir la sobriété de leur costume, des adolescents gracieux, des hommes dont les visages sont cruels ou graves. La race a gardé en somme une élégance nerveuse ; elle piaffe encore comme les poneys de ses petits tilburys ; elle travaille encore avec une application un peu détachée, comme les chevaux aux jambes minces qui traînent les chars siciliens des paysans. Les Uffizi et le Vieux Palais ; majesté sereine du premier, majesté rude du second. Sur une place sont jetés pêle-mêle une dizaine de chefs-d'oeuvre ; quelle misère, nos places publiques de Paris ! Le buste de Laurent de Médicis montre une figure massive, rude et populaire ; des mâchoires d'athlète, des sourcils tourmentés, un nez de brave homme. L'ébauche vigoureuse de la fine ossature de ses fils. Les portraits vénitiens, d'une structure si solide, d'une couleur profonde, chaude, vibrante, dessinés sans linéaments, - ce que Balzac exprime dans Le chef-d'œuvre inconnu (le portrait de Capitaine par un inconnu). Le cadre rond où la Vierge de Botticelli offre son visage inexprimablement expressif. L'admirable Adoration des mages inachevée du Vinci où se détachent dans les clairs-obscurs mystérieux d'admirables et sphyngiennes figures. Les Filippo Lippi, les Lorenzo di Credi, les maîtres de la suavité, les maîtres de l'harmonie, qui ont seuls su concilier la minutie du détail et la synthèse des ensembles, et quelle couleur, fluide, aérienne, gemmée ; toujours savante sans recherche. Ils ont vécu dans le besoin, dans la saleté, dans la misère, dans le rêve. Filippo Lippi avait six filles. Les petites rues à droite entre la Bourse et S. Croce ont encore beaucoup de maisons de l'époque du Dante. Le centre était aussi la Florentia romaine. Le Ghetto entre le palais Strozzi et la place V.-Emmanuel. Entendu la messe au Dôme ; messe de grands seigneurs, dite par des prélats qui savent se tenir, qui ont de fins profils et des mains élégantes ; messe dite dans une basilique nue, peuplée de chefs-d'oeuvre, où il n'y a ni bancs, ni chaises, ni quêteurs, ni presque de fidèles ; où les chantres sont en costume ; où le choeur est grand comme une scène, peuplé de pèlerines rouges et de manteaux violets. L'archevêque porte une chasuble vieux rose ; son rite est compliqué ; il multiplie les gestes, les signes ; le clergé lui baise la main à plusieurs reprises ; il sait mettre un genou en terre ; il a une belle ligne pour porter le calice à sa bouche ; et les thuriféraires font d'épais nuages odoriférants. Les couchers de soleil, vus de notre balcon du Lungarno Acciainoli sont d'une beauté unique ; comme dans les toiles du Perugin, du Vinci, de Botticelli, en teintes limpides même dans les noirs ; les nuages colorent l'Arno de verts jaunâtres, de bleus mauves, de jaunes assourdis ; les bâtisses pittoresques du Vieux Pont donnent en symphonie toute la gamme des bruns, des roses et des gris ; cependant que les campaniles entremêlent les timbres désuets de leurs cloches. Une barque remonte le courant dans la traînée de ce vert grisaille dont le Botticelli aurait fait un manteau de Vierge ; et la voix d'un chanteur, répercutée par les échos de ces quais de pierre, souligne la nostalgique solitude du crépuscule. L'antique beauté de la ville est toujours présente quant au corps ; mais l'ange qui l'apporta voici cinq siècles est reparti ; et nous autres, ses fidèles, devons faire l'effort d'une évocation pieusement attentive, pour retrouver, dans l'atmosphère secrète, le sillage encore tremblant de ses ailes magnifiques. Passé rapidement ce matin à travers le Bargello. Cette massive construction dont les voûtes retentirent du XIIIe au XVe siècles des cris de la populace et, à partir du XVIe, des plaintes de misérables prisonniers soumis à la torture, ne connaît plus aujourd'hui que le chant silencieux des statues parfaites. L'Adonis, le Bacchus, le Brutus, la Victoire, la sainte Famille, le David, la Léda ; sept faces du génie Michelangelesque. Le Bacchus est un poème sensuel et serein ; le ventre gras, les jambes adoucies, les épaules rondes quoique larges, le visage sont des strophes de volupté silencieuse. La beauté de la sainte Famille est grave ; elle n'est pas mystique ; c'est la splendeur humaine, l'héroïsme platonicien étendu à la femme. C'est aussi de l'humanité que les graciles gamins de Donatello. Cellini est déjà trop savant. Le Tabernacle de l'Orcagna dans un coin de l'or San Michele, est un gigantesque joyau. Les Lippi, les Gozzoli, les Angelico ont leurs figures cernées ; de même le portrait du père d'Albert Dürer, où les sourcils sont peints un à un, comme des enluminures agrandies. Cependant ces oeuvres-là sont initiatrices, au vrai sens du mot, car d'elles procède toute l'Italie. Si vous regardez, dans le vieux cloître de Saint-Marc, les pâles fresques que le frère angélique a mises dans chaque cellule, à côté de la fenêtre, vous palpiterez, si vous avez dans le coeur le goût du ciel ; vous boirez ces grâces, ces ferveurs, ces extases, comme un vin délicieusement fort ; et l'ivresse de la pureté claustrale vous envahira. Tel geste d'une orante inaugure ceux que Botticelli aime, telle anatomie de crucifié est un Donatello, tel pli de paupière tendue se revoit chez Léonard ; telle ligne de manteau chez Gozzoli, chez Lippi, chez tous. Mais aucun d'eux n'est perdu dans l'Esprit d'amour comme ce naïf dominicain, pleurant à son Jésus avant que d'oser le peindre. Fra Benedetto, frère de l'Angelico, montre la même piété et le même sens du coloris dans les magnifiques enluminures de ses antiphonaires. Pour comprendre leur art, pour le suivre depuis le point intérieur où il sort, tout voilé des sanctuaires de l'âme, des rêveries contemplatives sur la colline de Fiesole sont nécessaires. Car tout, dans l'homme, dans l'univers aussi, descend de son piédestal éternel par trois marches ; comme si le rapport des diamètres de toutes sphères à leurs circonférences organiques était la formule immuable d'une divine géométrie. En arrière de l'oeuvre se tient toute la science qui en disposa l'échafaudage mental et matériel ; avant cette science discursive, il y eut la conception intuitive, au moyen de laquelle l'ange visiteur se fit apercevoir de l'artiste son hôte, et, en dehors des mondes, des hommes et des formes, resplendit le bel ange dans le calme suave de sa pérennité. Si donc c'est l'Italie éternelle que vous étudiez, conversez avec les initiateurs : avec le Dante, avec Giotto, avec Michel-Ange. Tous viennent de ces trois-là, comme des développements de l'une ou de l'autre de leurs qualités. Quant au mystérieux Léonard, c'est une fleur sans racines ; hors-la-loi par sa naissance, il demeure en tout une exception ; si les autres nous font goûter les baies les plus exquises de l'arbre de vie, lui nous présente celles de l'arbre de science, qu'il fut chercher sans doute dans son aventureuse jeunesse sur les bords du Nil ; petit-fils des rouges Etrusques, l'instinct atavique lui fit retrouver aux Pyramides les fils spirituels des sages atlantes ; et, s'il ne voulut pas assez pour conquérir la couronne de l'adepte, son intelligence fut vaste pour connaître certains mystères, et son âme fervente pour les porter au monde sous une forme esthétique. D'ailleurs, un autre élève des maîtres inconnus, l'énigmatique Rosencreutz, préparait dans le même temps une révélation plus sociale de ces arcanes antédiluviens. Si donc tu veux comprendre Léonard, reprends Platon comme introducteur. Oublie-le ensuite, et fais-toi recevoir chez les plus inconnus des brahmes, ceux qui s'intitulent les Unis à la Connaissance ; fais-toi recevoir aussi dans la claire demeure de quelque vieil Annamite, à la maigre barbiche. Et assis aux pieds de l'ascète nu, sous un banyan, les jambes croisées sur le tapis de Kouça, ou bien étendu sur le lit d'ébène, dans la fumée odorante de l'opium, écoute d'un coeur pauvre, nu et affamé, les sentences séculaires de la sagesse occulte. Après des mois d'abstraction, tu sentiras peut-être ce point instable et mystérieux, unique et infini, pas encore matière, plus tout à fait essence, que les sages d'Israël représentaient par le sixième caractère de l'alphabet chaldaïque ; ce nombre sixième était pour eux celui de l'harmonieuse et centrale beauté. Tu trouveras ce fléau de la Balance zodiacale décrit par l'Ananda hindou, par l'Androgyne hermétique, par le dragon chinois au-dessus de la rizière. Tu connaîtras théoriquement cette stase indicible des authentiques Rose-Croix, et peut-être que leur Esprit Hélias te prendra comme coursier. Sache que tout ceci, c'est le clair-obscur de Léonard, c'est le sourire de sa Joconde, c'est la poitrine ambiguë de son Précurseur, c'est l'enroulement des paupières qu'il dessine, c'est la courbe des mains de ses Vierges. Mais prends garde ; en cet instant Lucifer et Jésus se ressemblent comme deux jumeaux. Si Léonard est le mage de la peinture, l'Angelico en est le saint ; le premier est tout audace, tout intelligence, tout demi-dieu ; le second est humilité, ignorance, amour. Notre culture, notre vie moderne sont plus proches de celui-là ; c'est pourquoi nous admirerons ensemble plus longtemps celui-ci. Nous avons suivi la route en lacets qui s'élève au flanc de la douce et fière colline. A peine sortis des faubourgs neufs de Florence, nous est apparue l'élégante campagne, parsemée de maisons jaunes ou roses nichées dans les oliviers gris, dans les bambous verts, dans les pins sombres, dans les mélèzes, avec ses murs et ses remblais où la vigne se multiplie sur les lattes des pergolas ombreuses, où les hauts cyprès si nobles indiquent, par couples, les entrées des villas, et par files, les terrasses à vergers faites pour le plaisir des yeux. Voici l'ancien domaine des Dante ; la terre seule et les roches sont les mêmes qui gardent la trace invisible des pas du vieux poète ; au XVe siècle, toutes les constructions furent refaites par la famille Portinari. Voici, dans un chemin latéral, la vénérable Badia du XIe siècle que Brunelleschi sut faire noble et belle pour Pic de la Mirandole et l'Académie platonicienne ; voici, de l'autre côté de la route neuve, le couvent des « Chiens du Seigneur » (Domini Canes), où l'Angelico, descendu de sa colline natale, reçut, dans l'ombre des contemplations, le germe de Lumière qui va magnifier Saint-Marc. Demeures paisibles parmi les carnages contemporains ; îlots très chastes dans les marécages d'une corruption énorme ; graines fécondes de l'amour et de l'humilité parmi les folles herbes de l'érudition, de la dialectique, du dilettantisme intellectuel, vous êtes aujourd'hui nues, désertes ou desséchées, grâce à l'indifférence des peuples parmi lesquels Dieu vous plaça. Malheur à ces peuples ! aujourd'hui on les voit frappés d'impuissance, incapables de créer, virtuoses, mais non point artistes ; critiques, mais non point trouveurs ; sensibles, mais n'ayant plus le sens du divin ; amoureux, mais le vice infâme s'étale dans les ruelles obscures, et sur les routes embaumées : habitant des palais, mais avec des caractères exténués ; nichant dans des taudis, mais avec la colère et l'envie plein le coeur. L'Académie des Beaux-Arts reste la révélation de MichelAnge. Cet homme, dans l'intimité duquel la belle biographie de Romain Rolland nous admet, n'a jamais connu que la douleur de vivre ; tout lui fut adverse, tout le trahit, tout le glaça dans cette Italie déjà païenne. Il se voua, avec une vigueur titanesque, à vivre la pensée du Dante ; mais de ces tableaux il ne connut ici-bas que l'Enfer ; et ses personnages sont tous surhumains par la vigueur, par la capacité d'âme, par l'énergie combative, par l'énormité des puissances qui les accablent. Ses oeuvres les plus émouvantes sont ses ébauches. Aucun sculpteur depuis lors n'a su incarner dans la pierre autant de vibrante vitalité ; Rodin n'est auprès de lui qu'un disciple. Tout ce que la soif d'amour, tout ce que la passion fulgurante du divin, tout ce que l'effort surexténué, tout ce que la douleur impuissante ont de plus gigantesque s'exhale de ces héros de marbre, en fait palpiter les contours, et l'air où ils baignent vibre un halo flamboyant. Un aveugle même, mis devant ces Esclaves, en percevrait la palpitante angoisse. Dans toute ébauche, en effet, se trouve une présence plus sensible de l'artiste ; la musique du colloque secret qui s'établit nécessairement entre lui et son génie, flotte encore alentour, inaudible à l'oreille de chair ; mais notre coeur l'entend bien, pour peu qu'il sache aimer ; l'âme du Prométhéide palpite à jamais dans ces marbres dégrossis. Et puis, dans une oeuvre non terminée on peut suivre tout le travail du sculpteur ; on peut y étudier tous les coups de ciseaux, les hésitations, les jets spontanés de l'imagination, les essais, les secrets de son métier. Ceci, c'est le tour de main, c'est ce qui peut s'apprendre ; mais ce qu'aucune école ne peut donner, c'est la lutte avec l'ange ; ou plutôt, non ; les anges que le Ciel nous envoie, nous n'avons pas à lutter avec eux. Le combat que leur arrivée occasionne, c'est une bataille entre l'obscur, l'inintelligent, le bas, l'ignare, le paresseux qu'il y a en nous, et qui résiste à l'Esprit, qui tremble à la prévision des souffrances, qui voudrait dormir sur l'oreiller de l'« à quoi bon ? ». Là encore, se vaincre soi-même est l'acte essentiel. Le visage de Michel-Ange porte d'ailleurs la marque de ces combats. Ces têtes hautes expriment toujours une divination du Mystère ; ce nez, qui avait dû être très saillant dans la jeunesse, annonce une grande force sentimentale ; sa racine très large montre les facultés de perception, d'objectivation, extrêmement développées ; de même que le côté externe des arcades sourcilières très renflé fait voir le don de la forme, de la combinaison, de la construction. La tempe creuse dit qu'il fut taciturne, l'oreille longue, qu'il fut savant et vieux ; la hauteur du crâne montre la moralité, la soif de beau et de vrai, les sentiments religieux et l'intransigeance des convictions. Son front ridé, ses joues creuses racontent ses méditations et ses douleurs ; sa main musculeuse prouve l'infatigable énergie de son travail. Saint-Laurent est une noble basilique, remplie de nobles oeuvres ; Brunelleschi et Donatello y règnent ; mais il s'y trouve deux choses bien tristes d'abord, dans un réduit, à côté d'un puits, une charmante vasque de marbre, dont le fond est tout souillé de détritus ; et, dans une des chapelles du transept, quatre hideuses figues en plâtre colorié, tenant des lampadaires, telles que nos marchands de la rue Saint-Sulpice seraient honteux d'en être les vendeurs. Le cloître attenant est noble. L'ancienne sacristie est une merveille d'orgueil et de richesse ; mais la chapelle où est saint Ignace, à Loyola, est encore bien plus riche. Quant à la nouvelle sacristie, elle est le digne écrin des chefs-d'oeuvre qu'elle abrite. Les carrés et les cercles de marbre noir qui en décorent les parois, la proportion des hauteurs, des largeurs et des diamètres, les dimensions des deux tombeaux, font ensemble une austère harmonie. Si cependant il était permis, à propos d'un être aussi colossal que Michel-Ange, de faire un choix, je préférerais aux tombes, son auguste Vierge ; en elle est plus visible l'homme que nous présente la casa Buonarroti ; cet artiste qui commença par n'être qu'un honnête homme, qui fut un grand citoyen, et qui termina sa glorieuse existence dans la sagesse et dans la sainteté. Ici, à droite, Bellagio où Arnold Boecklin rêva neuf ans son romantisme. Plus haut, une magnifique rampe bordée de cyprès monte à la grille de la Villa Médicis, où Laurent le Magnifique venait se reposer, parmi les vers aimables de Politien ; là il pleurait, avec son frère julien, la belle Simonetta, fauchée en sa fleur ; là il poétisait pour Lucrezia Donati ; il dissertait avec Pic de la Mirandole, venu de la Badia avec le crépuscule lui lire son « Commentaire sur la Genèse » ; là il riait avec les bons bourgeois, clercs et laïcs, qui ont du bien au soleil et des charges ; il plaisantait avec les simples paysans dont il recueillait les chansons ; ou bien il se délectait aux histoires scandaleuses ou tragiques, comme il savourait les vitupérations de l'apocalyptique Jérôme Savonarole. Et l'on monte ainsi de terrasses en terrasses, par des chemins d'anciennes dalles brisées, dans des olivaies que séparent des cyprès, parmi les villas princières aux murs garnis de pots fleuris, aux pilastres ornés du lion florentin, du chien symbolique. Au moment où finit le mur postérieur de la Villa Médicis, nous nous retournons, et s'offre à nous la pure merveille d'un décor dantesque. Ce n'est rien, et c'est comme la montée du Paradis. Un escalier aux larges marches très basses, à droite l'antique soutènement d'un jardin, à gauche le suave paysage, et deux rangées de cyprès plusieurs fois centenaires, uniques, impassibles ; et la rampe monte doucement entre eux, avec une légère courbe, et elle arrive à une loggia de trois arceaux, et d'une petite porte sort un grand moine blanc. FIESOLE, VILLE La grande place de Fiesole est immense ; elle donne l'impression d'un cadre vide ; et, de fait, voici trente siècles que des hommes vivent en commun à cet endroit. Les mystérieux Etrusques y cultivèrent le sol, y élevèrent d'énormes murailles, et propagèrent ce type d'athlète barbu, musclé, à fines attaches, à langue agile, et aux traits peu réguliers qu'on retrouve encore dans les paysans ; puis les Romains, avec une force que les siècles n'ont pu que modifier, imprimèrent leur empreinte dans la langue, dans l'architecture, dans les moeurs ; leur génie affina les intelligences étrusques, leur fit un corps plus souple, des gestes plus prompts, des traits plus ciselés il leur donna de l'ambition, de l'élan, du goût. Ainsi voit-on, de temps à autre, de puissants lits de roches granitiques, des gisements d'ardoises surgir de la terre végétale, soutenir les murs et les maisons, nourrir les arbres aux belles formes, et l'industrie ingénieuse des hommes couronne ce double effort en élevant de nobles architectures, en garnissant de plantes luxueuses les grands vases de Signa, en nichant d'aimables figures dans les creux des murailles, en multipliant les portiques, les colonnades, les bas-reliefs. En haut de cette vaste place, S. Maria Primanera montre, malgré de malheureuses restaurations, quelques restes de ses formes austères du Xe siècle ; à côté d'elle le vieil hôtel de ville du XIIIe invite à ses minces collections archéologiques ; mais si les mendiants, les vendeuses de paniers en paille et les voituriers vous laissent quelque répit, sans regarder le séminaire entrez dans le simple et imposant vaisseau de la cathédrale dont les trois nefs, les nobles arceaux, le choeur en terrasse et la crypte ombreuse pourront vous faire revivre les époques anciennes, du XIe au XVe, siècle, où un peuple croyant s'animait, s'échauffait, se transfigurait sous l'influence occulte de l'Esprit par lequel ces pierres avaient été assemblées. Aujourd'hui le séminaire est à moitié vide, l'évêque ne voit plus les chambres de son palais remplies par le mouvement des secrétaires, le vieux couvent de franciscains, qui avait pris la place où s'élevait auparavant le Capitole de la Faesula romaine, regrette son peuple de moines ; et les petites gens vivent péniblement, dans des masures, parmi les mouches, au long des ruelles malodorantes. Les moines. Les prêtres Les religieux et le clergé sont intéressants à voir en Italie. D'abord, ils ont de beaux vêtements ; les prêtres ne sont pas comme en France boudinés dans des soutanes ou des douillettes étroites ; leurs robes sont amples ; la plupart portent un manteau sans manches, retenu au col d'un simple cordon, et qui flotte sur le dos en longs plis statuaires. Moines et séculiers ont souvent des visages remarquables ; on y lit plutôt la passion, la finesse, le vice même que la vertu et la ferveur ; mais ils ne sont jamais insignifiants ; ils ont le regard libre ; quelques-uns ne manquent pas à en essayer le pouvoir sur les belles étrangères ; ils vivent, ils prennent leur part de la beauté ambiante, de l'air léger, de l'odeur des herbes, de l'élancement des arbres, de la grâce des horizons, des plaisanteries du menu peuple ; toutefois les capucins portent trop souvent d'extraordinaires parapluies et, à les approcher, on se doute qu'ils sont décidément ennemis de l'eau froide. * Les couchers de soleil ont, dans ce paysage nerveux, la grâce émouvante et passionnée d'une jeune femme qui mourrait ayant trop peu connu l'amour. Nous descendions souvent les contempler à la loggia Saint-Jérôme, ou bien nous montions à l'entrée de Saint-François, ou bien au nord, au Belvédère. Les parfums de la vallée montaient vers nous en symphonie ; l'odeur des vieux bois d'olivier, de cyprès, de chênes-lièges chauffés tout le jour sous l'ardent soleil, se reposaient de cette simple alchimie naturelle, dans les souffles frais descendus au crépuscule des Apennins bleuâtres. Sur ce tonique odoriférant jouaient les senteurs poivrées des oeillets, le suave arôme des iris et des lys, le pathétique des innombrables herbes anonymes qui percent les murs, disjoignent les vieilles dalles, se pressent au pied des arbres, envahissent les cours et les terrasses. Voici que l'orient se fonce dans des vapeurs mauves, puis violettes, puis grises ; des nuages allongés sont suspendus immobiles, comme des barques blanches sur une mer tranquille, dans le ciel dont l'azur s'assombrit ; une vapeur cendrée monte de la plaine où Florence rêve dans une pose élégante. Elle est le centre du tableau ; vers sa forme rose convergent toutes les dégradations des verts, des bleus, des jaunes, des gris environnants. Au-dessus d'elle, l'azur fumeux de l'est se mue en vieux roses qui se renforcent jusqu'au rouge triomphant de la sphère apollinienne, posée à notre droite sur une balustrade légère de lyriques nuées. Comme s'il descendait les marches d'un invisible escalier, le soleil diminue par saccades ; bientôt on n'en voit plus qu'un arc ; voici qu'il disparaît, laissant pour témoins de sa présence invisible la pourpre des nuées horizontales, l'améthyste et la topaze du fond du firmament ; tandis qu'à notre gauche, sa sueur noctambule lève sa blancheur parmi les feux naissants des étoiles. Ceci est une dramatique élégie, que renouvelle tous les soirs la Nature, avec une inépuisable richesse d'effets. A ce moment, comme à l'aurore, quelque chose se passe dans l'atmosphère seconde, que ceux-là peuvent apercevoir qui ont les yeux ouverts ; les fondateurs du brahmanisme et du catholicisme l'ont bien su, en instituant leurs prières aux deux crépuscules ; à ces heures, comme à midi et à minuit, les positions réciproques de la terre et du soleil signifient quatre changements dans les polarisations du magnétisme universel ; ce sont des noeuds dans les vibrations de la lumière noire, dont l'homme peut essayer de faire son profit, pour s'introduire par la porte entrebâillée sur l'Invisible : s'il appartient à un collectif religieux, un génie l'attend pour le guider, qui le reconduira peut-être en lui donnant un fruit du jardin merveilleux. Si le dévot est seul, il fait son incursion à ses risques et périls. Toutefois, les moines seuls dans le catholicisme et les brahmes seuls dans l'Inde se lèvent à minuit pour accomplir la quatrième - ou la première - de ces salutations, car les formules que les Hindous récitent sont une manière d'Ave Maria : ils adorent aussi, à ces minutes de repos, la Vierge éternelle, la très pure Mère de Dieu. Le cimetière de Fiesole est un des endroits les plus émouvants que nous ayons rencontrés. Il s'allonge au flanc nord de la colline de San Francesco, par un chemin qui fut autrefois la rue du Capitole au temps des fils de Romulus. On monte par une allée de très vieux cyprès, garde solennelle qui rend en silence aux morts les honneurs funéraires ; c'est par là que passaient dans la nuit les pénitents noirs à cagoules et à torches qui ramenaient les hommes à leur vieille mère accueillante. Sous les arcades du Campo Santo sont rangées les sépultures des riches. Les tombes pauvres sont dans la terre, marquées de simples croix et d'une touffe de plantes à fleurs. Au pied de presque toutes brûle sur le sol une petite bougie qu'entretient la piété touchante des familles ; des enfants çà et là arrachent les herbes folles. Une pauvre paysanne prosternée récite le chapelet à voix haute, en baisant la photographie de son enfant disparu, tandis que le petit, qui l'a remplacé, joue dans le sable auprès d'elle. Nous montons encore, et les terrassements supérieurs, toujours bordés de vigilants cyprès, soutiennent de vieux oliviers aux troncs tordus, dans les branches desquels grimpe la vigne. Plus haut se découvrent à gauche trois plans de collines prochaines qui se dégradent du gris-vert au lilas ; en face de nous, tout en bas, le cirque des ruines étrusques et latines. Sur notre droite, les maisons de Fiesole sont étendues au flanc de la colline mystique, toutes roses des lueurs du couchant, comme une troupe de bambins las d'avoir joué au soleil. Alors les cloches sonnent pour un office tardif ; l'une après l'autre, puis toutes ensemble . le campanile du dôme épiscopal, celles de San Francesco, celles de saint Alexandre, celles mêmes plus lointaines de la Badia et de saint Dominique ; tout cela chante, gongue, s'entremêle, avec de lentes ondulations qui montent, descendent et planent, au gré des courants atmosphériques et des échos, comme d'invisibles albatros, aux ailes immenses, balancés sur l'invisible océan des sons. Et l'éclairage rose s'accentue à chaque minute ; il s'exalte de la grâce à la splendeur, il anime les nuées que le vent d'est allonge en les soulevant ; on dirait des anges aux robes traînantes, aux gestes sinueux, qui passent avec, dans leurs mains élevées, quelque fruit précieux du Paradis. Le son des cloches est le murmure de leur vol ; et la vitesse immobile de leur course aspire après eux notre âme désirante, nos mélancolies, nos espoirs, nos regrets. Ah ! cloches de Fiesole, lumière de Fiesole, cyprès hiératiques, fidèles gardiens des vivants et des morts, lignes élégantes des horizons toscans, images terrestres des collines éternelles, havres de beauté fine et fière, échos des conversations chérubiniques, que vous séduisez, dans votre actuel abandon ! Par vos truchements, toutes les grossièretés des hommes, leurs avarices, leurs luxures, leurs orgueils se déposèrent peu à peu au fond du creuset des siècles. Vos tyrans étrangers vous ont fait vous réfléchir sur vous-mêmes ; et de toutes ces fermentations, de toutes ces convoitises, de tous ces soupirs, de tous ces pleurs, ce qu'il y avait d'éternel dans vos désirs, de surhumain, dans vos efforts, de céleste dans votre beauté transparaît aujourd'hui avec une lumière plus pure. Ah ! toutes les alchimies ne se font pas que dans les laboratoires ; et le feu revêt bien plus de formes invisibles et indicibles, que d'aspects physiques. Il y avait hier, à notre hôtel, un banquet d'orphéonistes. La fanfare de Fiesole recevait celle de Compiobbi. On fit naturellement des discours au dessert, après quelques chansons. Le plaisir qui se lisait sur les bruns visages tannés, l'attention profonde avec laquelle ils écoutaient, l'aisance et la mimique souvent admirable des orateurs, la fascination passagère qu'ils exerçaient sur leur public, tout cela composait un tableau instructif et, sous un autre abord, un peu pitoyable. Ces braves gens étaient garibaldiens ; beaucoup de maisons étaient décorées de rouge, on leur jetait des fleurs dans les rues où ils défilaient ; la conviction enthousiaste et les espérances de la foule flottaient dans l'air embrasé ; des applaudissements interminables accueillaient les programmes du socialisme le plus avancé ; et les clameurs contre le roi et contre le pape ne cessaient qu'à grand-peine, dans la grande salle, pleine de fumée et d'odeurs fortes. Après tout, ils ont assez cru, pendant des siècles, à l'Église et à leurs seigneurs ; ils ont été bernés, incendiés, pressurés, tués, avec une abondance assez copieuse, pour que leurs revendications actuelles se justifient ; ils espèrent aujourd'hui vers d'autres illusions ; plaise au Ciel que leur présente recherche soit moins pénible et moins longue que la précédente ! Car la sincérité du peuple est admirable. Je regardais, le soir, les promeneurs qui, groupés sur la terrasse Mino de Fiesole, écoutaient la musique des orphéons. Entre parenthèses, l'habileté de ces orchestres villageois me surprit. Dans cette foule il y avait quelques très belles figures d'hommes ; presque tous très attentifs, écoutant avec cette immobilité, cette fixité, cette tension intérieure que Fra Angelico a si bien rendue. L'un d'entre eux surtout était admirable. Grand paysan, encore jeune, la face mate, rasée, maigre et osseuse ; il avait dans le regard, dans la forme de ses paupières lourdes et hautes, dans le contour des tempes et des maxillaires, une finesse, une douceur, une ferveur sérieuse, introuvables aujourd'hui. L'âme du Poverello d'Assise n'eut pas été mal logée dans une aussi noble et expressive enveloppe.
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