L'EUROPE ET L'ASIE
Les Cahiers du Mois, cette jeune revue si sympathique, a entrepris une enquête sur les rapports le l'Orient et de l'Occident. L'idée de cette enquête est née d'une interview publiée dans les Nouvelles Littéraires de M. René Grousset, auteur, entr'autres ouvrages sur l'Orient, d'une remarquable Histoire de l'Asie.
Voici le texte de cette enquête:
1 Pensez-vous que l'Occident et l'Orient soient complètement impénétrables l'un à l'autre ou tout au moins que, selon le mot le Maeterlinck, il y ait dans le cerveau humain un lobe occidental et un lobe oriental qui ont toujours mutuellement paralysé leurs efforts?
2 Si nous sommes pénétrables à l'influence orientale, quels sont les truchements germaniques, slaves, asiatiques par lesquels cette action vous semble devoir s'exercer le plus profondément sur la France?
3 Etes vous d'avis, avec Henri Massis, que cette influence de l'Orient puisse constituer pour la pensée et les arts français un péril grave et qu'il serait urgent de combattre, ou pensez-vous que la liquidation des influences méditerranéennes soit commencée et que nous puissions, à l'exemple de l'Allemagne, demander à la " connaissance de l'Est " un enrichissement de notre culture générale et un renouvellement le notre sensibilité?
4 Quel est le domaine art, lettres, philosophie dans lequel cette influence vous semble devoir donner les résultats particulièrement féconds?
5 Quelles sont, à votre sentiment, les valeurs occidentales qui font la supériorité de l'Occident sur l'Orient, ou quelles sont les fausses valeurs qui, à votre avis, rabaissent notre civilisation occidentale?
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Voici ce que Sédir a répondu, quoique son discours à l'Assemblée Générale les " Amitiés Spirituelles " de 1924 traite exactement de cette question:
MONSIEUR,
J'ai donné, en septembre, une conférence à l'Assemblée Générale des " Amitiés Spirituelles " sur le sujet même de votre enquête.
Je me bornerai donc à vous redire en résumé les points principaux de cette causerie qui répondent à vos questions.
L'Orient et l'Occident peuvent, à mon avis, se comprendre et se pénétrer dans tous les modes de l'activité humaine, sauf, peut-être, dans le mode religieux, comme j'essaierai de l'expliquer à la fin de ma réponse. Les efforts mutuels tentés jusqu'ici par l'élite des deux civilisations ne semblent pas avoir échoué. Que de chemin parcouru depuis l'école anglaise de Calcutta, en matière philosophique et philologique; que de chemin en art, depuis les fausses chinoiseries des XVIIe et XVIIIe siècles; que de chemin dans les concepts sociaux ! Ne voit-on pas les Jaunes devenir plus vite Européens, dans tout le côté extérieur ou matériel de notre civilisation, que nous ne devenons orientaux dans notre art, notre pensée ou nos moeurs?
Mais, de tous les pays d'Europe, la France me paraît le plus réfractaire à l'influence asiatique, si je distingue la vraie France, laborieuse et silencieuse, de tout cet élément étranger qui fait du bruit dans le Paris moderne. Tous ces cerveaux bouillonnants, slaves, germains ou levantins, nous apportent quelque chose, sans doute; ils manquent toutefois un peu trop de mesure et de modestie. Il est douloureux de voir notre patrie devenir un champ d'expériences; cependant tel est son rôle séculaire. La France subit une fois de plus l'invasion des Barbares; mais s'ils lui infusent un sang nouveau, elle leur donne le goût, l'ordre, la clarté, cet équilibre aisé, cette solidité foncière sans quoi les extrêmes en tout ne peuvent faire leur synthèse, sans quoi l'idéal et le réel, l'abstrait et le concret demeurent inconciliables.
Si le génie français perdait ses attaches traditionnelles, je crois, avec M. Massis, que la crise contemporaine pourrait lui faire courir un grave péril. Il faut que, chez nous, un noyau demeure qui maintienne les principes de notre esprit national, dans la vie pratique comme dans les activités de l'art et de la pensée, et j'ajouterai que cette maintenance me paraît surtout nécessaire dans l'ordre de la vie religieuse intérieure. Il nous faut des savants positifs, méthodiques et libres de parti-pris; il nous faut des philosophes à la méthode claire; des écrivains classiques par la discipline de leur sensibilité et de leur intelligence plus encore que par leur souci de la forme; des artistes qui, sans s'asservir à des techniques peut-être périmées, conservent en face de la Nature cette humilité, cette sincérité, cet essor lyrique qui furent toujours l'apanage des grands maîtres.
Certes, une liquidation des influences méditerranéennes est déjà commencée; elle ne s'achèvera probablement pas sans crises ni sans dégâts; on peut craindre qu'entre l'Est et l'Ouest les luttes d'idées s'accompagnent de luttes économiques, politiques et militaires; car la paix universelle n'est qu'un beau rêve, hélas ! Mais de tous ces chocs naîtra une vision nouvelle du monde, une méthode et une mentalité nouvelles. Du moins, je l'espère.
Les civilisations orientales nous dépassent de loin, en profondeur. La Chine et la Perse ont renouvelé notre peinture et notre art décoratif; les grands systèmes ésotériques de là-bas ont, si peu que nous les connaissions, ouvert des fenêtres à nos philosophies; la chimie actuelle reprend quelques-uns des procédés de l'alchimie brahmanique; la physique actuelle arrive aux conceptions de la physique taoïste et de la physique indoue; les théories d'Einstein sont connues dans les vieux temples; les théories de Freud forment un chapitre de certains yogas; Bergson se retrouve dans la théorie du Bhakti; ce que Paul Valéry nous explique en langage littéraire, c'est la métaphysique des Adwaitis; nos psychistes déchiffrent une science cultivée dans toute l'Asie; les combinaisons qu'on essaie au théâtre entre le décor, le poème, la musique, la danse sont réalisées depuis bien des siècles dans les temples de l'Est; les tentatives récentes d'un art scientifique qui utiliserait toutes les données de la psycho-physiologie sont portées à leur perfection dans les écoles d'initiation. En Europe, tous ces efforts restent fragmentaires parce qu'ils ne sont pas hiérarchisés dans un système de connaissance aussi cohérent que ceux de l'Inde, de la Chine ou du Tibet. Nos novateurs vont de l'externe sensible à l'interne philosophique ou métaphysique. Ces sages orientaux se flattent, au contraire, de posséder des principes tellement certains que leurs conséquences aboutissent à un contrôle exact des faits physico-chimiques, psychiques ou intellectuels. C'est dans le seul domaine utilitaire que l'Europe, assure-t-on, peut apprendre quelque chose à l'Asie. Je l'accorde; mais il y a un autre domaine où nous, Européens, pouvons offrir aux Asiatiques une lumière précieuse, dans l'ordre religieux: la lumière du Verbe, qu'ils ont perdue depuis peut-être six mille ans.
Je vais essayer de m'expliquer en peu de mots. On convient généralement que l'univers sensible n'est que le produit d'un autre univers dynamique, qui lui impose ses lois; mais ce monde des forces obéit lui-même à des lois que recherche la philosophie et que les Anciens avaient symbolisées par les types de leurs diverses mythologies. Les fausses valeurs de l'Occident proviennent toutes de l'importance exagérée qu'il accorde à l'univers sensible, à la matière. Les fausses valeurs de l'Orient proviennent par contre de l'importance exagérée qu'il accorde à la métaphysique et à l'homme conçu comme entité intellectuelle. Car, en dehors de ces trois mondes précités, au-dessus d'eux, préexistant à eux, subsistant après eux, il y a l'Absolu, Dieu, le Verbe. Mais, dira-t-on, aucune race n'est plus religieuse que celle de l'Orient. Sans doute, le sens de la religion vit, chez les Asiatiques, avec une intensité admirable; cependant l'idée qu'ils se font de Dieu est cérébrale, scientifique, philosophique. L'Absolu, disent leurs sages, n'est ni ceci ni cela ni aucun des couples d'antinomies. Il faudrait dire: l'Absolu est ceci et cela et tous les couples opposés, plus tout ce que l'homme ne peut pas même concevoir. Pour eux, l'Absolu, c'est l'immobile; l'Absolu est au contraire le mouvement sans moteur, le mouvement se développant par soi-même. L'Absolu réside par delà le Relatif, certes; mais il réside aussi au sein même du Relatif. Cet absurde mystère d'une entité à la fois infinie et finie, qui est le mystère même du Christianisme, si les théosophes d'avant Fo-Hi et les brahmanes d'avant Rama le connaissaient, leurs descendants l'ont déformé.
A la créature perdue dans l'inextricable confusion du Relatif, parmi les milliards d'autres créatures, de dieux et de démons, de fleuves ignés, de mondes en révolution, seul Jésus-Christ donne le moyen d'appréhender immédiatement l'Absolu.
Sans m'attarder à expliquer en quoi ceci diffère du système des avatars ou de celui des Bouddhas de compassion, je me permets de souligner un fait essentiel, que l'on oublie trop souvent, je crois. C'est que, dans une race comme dans un peuple, une famille ou chez un individu, l'idée particulière que l'on s'y forme de la Divinité modifie non seulement la manière de penser ou de sentir et la conduite, mais encore toute la machine sociale, économique, juridique et politique, la méthode du savoir, la coutume des moeurs, et même on en trouve des preuves en examinant différents types d'ascètes la physiologie des dits sujets.
J'estime enfin que ce paradoxe illogique d'un Etre extra-naturel, libre, tout-puissant qui se rend l'esclave volontaire de ses créatures et la victime de leurs erreurs, c'est le trésor inestimable que porte la chrétienté, qu'elle offre au reste de la terre, mais qu'elle se voit presque toujours refuser. Toutes les merveilles de culture et de savoir que l'Orient nous propose nous enrichiront certes dans notre vie esthétique et intellectuelle, mais ne feront qu'aveugler notre vie spirituelle et notre sens du vrai Dieu. De plus en plus nos contemporains se montrent avides de mystères, de conquêtes, de jouissances; de plus en plus ils s'épuiseront à chercher au loin des solutions que le Christ leur offre, immédiates et simples. Ce qu'il me paraît donc à craindre, c'est que dans leur mouvement réciproque de pénétration, l'Asie et l'Europe, s'enrichissant l'une l'autre de leurs conquêtes dans les divers domaines du Relatif, s'appauvrissent dans le seul domaine qui compte, dans le domaine de l'Absolu.
Les Cahiers du Mois ont interrogé sur cette question une centaine de littérateurs, philosophes, érudits, français et étrangers. Certaines le leurs réponses sont très instructives. Cependant aucune d'elles, même celles émanant de catholiques notoires, ne place la question sur son véritable terrain qui est l'opinion qu'on peut avoir sur le Christ.
Sédir