METAPHYSIQUE INDOUE
Quelques-uns de nos lecteurs, préoccupés de spéculations intellectuelles, demandent souvent des précisions doctrinales sur l'homme, sur le monde, sur Dieu. J'ai beau ne pas croire à l'utilité absolue de telles recherches, je n'en admets pas moins leur utilité relative pour certains esprits qui ont besoin de comprendre avant d'oeuvrer. A mon avis, la réalisation progressive des commandements de l'Évangile opère dans notre être une spiritualisation lente, au cours de laquelle notre inconscient perçoit plus nettement la Lumière, et notre intellect, notre cerveau, notre corps même deviennent de plus en plus perméables à cette Lumière, le savoir croissant ainsi spontanément en nous, au fur et à mesure de nos perfectionnements dans l'action, par des triomphes renouvelés sur l'égoïsme.
Un nouveau livre de M. René Guénon, intitulé L'Homme et son devenir selon le Vedanta, me fournit le prétexte de répondre à quelques-unes des demandes auxquelles j'ai fait allusion plus haut. Ce livre m'a paru fort clair, fort exact et me semble devoir prendre rang à côté de ceux de M. Grousset, de la doctoresse Schulze et des études anciennes d'Amaravella, que j'ai lues il y a bien longtemps et qui étaient intitulées, si ma mémoire est fidèle: Le Secret de l'Absolu et Le Secret de l'Univers. Je ne sais pas si mon jugement fera bien plaisir à M. Guénon, et, dans le cas contraire, je m'en excuse auprès de lui; mais, en tout cas, des travaux comme les siens sont d'une utilité primordiale pour les penseurs contemporains dont la subtilité intellectuelle risquerait souvent de s'égarer en se renseignant sur la pensée orientale par le moyen des vulgarisations courantes, parfois hâtives et fort peu objectives.
Je lis avec plaisir dans son Avant-Propos que M. Guénon nous met en garde contre la manie du système. En effet, tout système est une particularisation, donc une cause d'erreur. En connaissance, en " gnose ", tout est possible, et tout contient une certaine part de vérité. Mais rien ne contient la somme de toutes les vérités. Ajoutons que cette somme abstraite ne constitue pas elle-même la Vérité totale, qui la dépassera toujours. Cette absence de systématisation est, pour M. Guénon, le caractère même de la métaphysique, surtout de la métaphysique indoue. Je dirai qu'elle est encore bien plus profondément le caractère même de la Connaissance intuitive et directe que le Saint-Esprit accorde au disciple parfait du Christ.
Dans ce sens, il n'y a pas de philosophie indoue; les six systèmes scolastiques auxquels nos orientalistes donnent ce nom ne sont pas des philosophies, mais des points de vue et, parmi eux, le Vêdânta est le plus métaphysique, c'est-à-dire le plus universel. Ces six systèmes sont six observatoires du haut desquels l'étudiant considère le Véda, la vision centrale de la connaissance.
M. Guénon distingue d'abord dans l'être humain le Soi et le Moi, le Soi étant le principe transcendant et permanent, qui développe ses possibilités en nombre indéfini, dont l'une d'elles se détermine en individualité, en Moi. Le Soi est lui-même une détermination de l'esprit universel, Atmâ, le Suprême Soi de tout ce qui existe. Le Soi universel peut être non manifesté ou manifesté, mais alors sans forme; tandis que le Soi individuel ne peut être que manifesté dans une forme, ou subtile, hyperphysique, ou grossière, physique, sensorielle.
Le Soi, c'est Atmâ; et Atmâ, c'est Brahma, principe suprême. La réalisation par l'être humain de l'identification de ces trois principes s'opère par le Yoga, l'union. Ce Brahma, qui se trouve partout, est appelé Purusha lorsqu'on le regarde dans l'individualité. Ici nous sortons du domaine de l'absolu pour entrer dans celui de la relativité. Donc, pour que la manifestation se produise, Purusha doit entrer en corrélation avec un autre principe, Prakriti, la substance primordiale indifférenciée, principe passif, représenté comme féminin, tandis que Purusha est le principe actif, représenté comme masculin. L'union de ces deux principes complémentaires produit le développement intégral de l'état individuel dans l'homme et dans tous les états manifestés de l'être autres que l'état humain en multiplicité indéfinie Purusha déterminant la manifestation, Prakriti produisant toutes les choses manifestées. Il n'y a ici rien qui ressemble au dualisme esprit-matière de la philosophie occidentale moderne; il faudrait parler plutôt d'essence et de substance.
Prakriti possède trois gunas ou qualités constitutives: sattva, la conformité à l'essence pure de l'être; rajas, l'impulsion expansive; tamas, la tendance descendante. Ces trois gunas sont en parfait équilibre dans l'indifférenciation primordiale de Prakriti; toute manifestation représente une rupture de cet équilibre et tout être participe des trois gunas à des degrés divers.
La première production de Prakriti est Buddhi, l'intellect supérieur, principe informel donc universel tout en appartenant déjà à la manifestation. Et cette conscience donne naissance à la notion du " moi " qui produit à son tour tous les éléments spéciaux de l'individualité humaine; mais tous ces éléments, distincts au point de vue individuel, ne constituent en réalité qu'autant de modalités manifestées d'Atmâ (l'Esprit universel) et ne sont rien de distinct d'Atmâ. Donc, dans l'Universel et non plus par rapport aux êtres individuels ils sont véritablement Brahma même; mais Brahma est absolument distinct de ce qu'il pénètre, c'est-à-dire du monde. (Il n'y a donc dans la pensée indoue ni panthéisme ni immanentisme: Brahma n'est pas dans les êtres, mais ceux-ci n'existent que par lui).
Les états de l'être qui sont les conditions d'Atmâ, sans qu'Atmâ en soit affecté sont: l'état de veille (qui correspond à la manifestation grossière de l'être individuel), l'état de rêve (qui correspond à la manifestation subtile), le sommeil profond, état extra-individuel où l'être entre dans l'informel et qui comprend l'évanouissement extatique et l'état de mort; auquel on ajoute le quatrième état, non perceptible par quelque faculté que ce soit, état inconditionné.
Atmâ est représenté par la syllabe par excellence Om dont les trois caractères A U M représentent, le premier l'état de veille, le second l'état de rêve, le troisième l'état de sommeil profond. Le Quatrième état est le monosyllabe sacré considéré indépendamment des caractères qui l'expriment.
La mort n'est rien que la dissolution du composé qui constitue l'individualité actuelle; c'est le point commun à deux états, l'état présent et l'état non manifesté qui le suit, de sorte que la mort à un état est en même temps la naissance dans un autre. A la mort, les facultés individuelles se résorbent dans le sens interne (manas), lequel se retire dans le souffle vital (prâna), qui se retire à son tour dans l'âme vivante (jîvâtma), manifestation particulière du Soi au centre de l'individualité humaine. Cette âme vivante, accompagnée de toutes ses facultés, se retire dans une essence individuelle lumineuse, dans un état subtil (par opposition à l'état grossier dont le cycle est terminé pour l'individu), réflexion individualisée de la Lumière intelligible, laquelle réflexion a une nature semblable à celle du mental pendant la vie corporelle. Il s'agit donc d'un état qui est encore individuel, mais où l'être peut obtenir l'immortalité (c'est-à-dire qu'il n'aura plus à passer dans d'autres états conditionnés), en attendant qu'il réalise la délivrance (Moksha ou Mukti), c'est-à-dire la libération hors de la forme corporelle, l'état principiel de non-manifestation, l' " Identité suprême " obtenue par la parfaite connaissance de Brahma. Cette délivrance peut être obtenue aussi bien avant la mort (jîvan-mukti) que " hors de la forme " (vidêha-mukti), car par rapport au but suprême il y a équivalence entre tous les états d'existence et entre ce qu'au point de vue terrestre on appelle l'homme vivant et l'homme mort il n'y a pas de distinction. Mais celui qui n'est pas " délivré " au moment de la mort devra parcourir une série de degrés qui sont autant d'états intermédiaires, non définitifs, par lesquels il lui faut passer avant de parvenir au terme final.
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On voit par ce trop court résumé avec quelle aisance M. Guénon nous guide sur le chemin déconcertant pour nous, occidentaux, de la méditation indoue. L'étudiant lira avec plaisir les nombreuses et abondantes notes que l'auteur a répandues au bas de maintes pages, et qui contiennent pour la plupart l'indication des analogies les plus suggestives entre la doctrine de Sankaratcharya et les autres traditions ésotériques étrangères: le taoïsme, le soufisme, l'hermétisme, la kabbale, la théologie catholique, l'Évangile.
Je me permettrai toutefois quelques réflexions. Il est entendu que la Connaissance intuitive, la seule universelle, dépasse la Connaissance discursive, rationnelle, mentale, cette dernière étant constituée par la totalisation du plus grand nombre possible de connaissances particulières et par leur synthèse. Il est entendu d'autre part que le langage, quelles que soient la richesse et la précision d'idiomes comme le sanscrit et telles autres langues orientales, il est entendu que le langage décrit surtout les expériences de la conscience ordinaire, et que dès que l'on passe dans ces régions supramentales que les Européens nomment l'inconscient, mais qui, en réalité sont des consciences plus subtiles, les langages humains perdent de leur précision, surtout lorsqu'on leur demande d'exprimer des états de conscience inconnus du lecteur. Comment donc quelqu'un peut-il affirmer, par exemple, que le Wang taoïste est l'Adam Quadmon hébraïque; que le Rouach Elohim est assimilable à Hamsa inutile de multiplier ces analogies ; comment, dis-je, peut-on affirmer de telles égalités si l'on n'a pas expérimenté personnellement l'état de vie nommé Wang, Adam Quadmon, Hamsa ou Rouach? Car l'idée théorique que l'on se fait d'une chose n'est pas toujours exacte: l'expérience quotidienne nous l'apprend.
De telles hardiesses, pour sincères qu'elles soient et consciencieuses, sont engendrées, à mon avis, par une foi préalable en la supériorité des spéculations intellectuelles. Certes, la vraie métaphysique, celle à laquelle M. Guénon dédie ses travaux, est le plus beau, le plus pur des regards que la pensée puisse jeter sur l'univers de l'Abstrait. Mais son culte exclusif nous dégoûte de la vie et de l'action. Voilà justement, s'écriera M. Guénon, où les Européens montrent qu'ils ne sont que des enfants turbulents, et il sourira de nous du même sourire que le sage Lao-Tseu, les vénérables Rishis, et tous les Mounis, et tous les Jivanmuktis, laissent tomber avec indulgence sur les bruyants barbares d'occident.
Si le but de la vie n'est que de connaître, s'il suffit de penser pour remplir notre labeur humain, si rien n'existe que des états de conscience, rien n'a plus grande importance et la seule besogne digne de nous, c'est de laisser tomber toute créature, tout désir, toute oeuvre, pour nous réfugier dans une conscience de nous-mêmes de plus en plus abstraite, de plus en plus générale, de plus en plus immobile. C'est un programme austère et beau, sans doute; mais il n'est réalisable que pour ces êtres qui ne sont qu'intelligence. Et puis, toutes les manifestations existantes de l'Absolu ne sont pas pour qu'on s'en détourne; les abandonner parce qu'elles nous embarrassent, comme fait le Yogi ou l'Arhat, ce n'est pas généreux, ni chrétien. Il est vrai que le caractère sentimental du christianisme appelle le sourire sur les lèvres désabusées de ces sages.
Les orientaux cherchent la délivrance; les chrétiens cherchent le salut. La délivrance, c'est la conquête de l'indépendance des lois, des formes et des appétits. Le salut, c'est, pour la foule, la prolongation dans le bonheur de l'individualité terrestre. Ce devrait être, si tous les chrétiens comprenaient bien leur Maître, la transmigration de l'individu total dans le Royaume éternel. Les orientaux veulent conquérir la délivrance en se réfugiant dans le point abstrait, origine de toutes les formes spatiales. Les chrétiens s'efforcent de se rendre capables de recevoir la Liberté par le baptême de l'Esprit. Les deux indépendances sont aux antipodes l'une de l'autre.
M. Guénon stigmatise " l'ignorance " des néo-spiritualistes, qui localisent les modalités extra-corporelles de l'individu et qui situent les états posthumes quelque part dans " l'espace ". Cela signifie, en langage simple, que l'enfer, le purgatoire, le paradis ne sont pas des lieux, comme le croient les puérils occidentaux, mais des états. Cependant, chrétiens simplistes et métaphysiciens ont tous raison. De même que toute créature est à la fois un individu, une collectivité et un milieu, les modes de l'existence universelle sont à la fois des lieux, des états, et des faits instantanés. M. Guénon admet que Henoch, Moïse, Elie ont vu disparaître leur forme corporelle " passée tout entière soit à l'état subtil, soit à l'état non-manifesté ". Les atomes du corps de Moïse, dissociés par un agent inconnu, n'ont pas pu tomber dans le néant; ils ont été transmués, mais quelque part, dans un autre espace peut-être. Les phases de la délivrance ne seraient donc pas toujours des états métaphysiques; elles se localiseraient donc ? Et si l'existence du Délivré " passe hors de toute forme, ... est dilatée au-delà de toute limite, ... parce qu'il a réalisé la plénitude de ses possibilités ", comment concilier cette conclusion avec la précédente ? Car si le Délivré vit par delà toute forme, toute mesure et toute durée, tous les non-délivrés vivent dans des formes, des mesures et des durées. Or, ce sont ces derniers qui expérimentent les purgatoires, les paradis de l'ascèse, ou les enfers de l'abrutissement.
Le Délivré est " affranchi des conditions de l'existence individuelle humaine ainsi que de toutes autres conditions particulières et limitatives... Il est une conscience omniprésente... manifestant des facultés transcendantes ". Faut-il entendre que ce Délivré ne sent plus la faim, la soif, ni le sommeil, qu'il lit les pensées, bref, que les voiles de la Matière n'existent plus pour lui, et qu'il commande en semant les miracles ? Nous voilà bien loin de la métaphysique. Notre auteur prend soin de nous informer, avec juste raison, que de tels résultats sont " partiels, secondaires et contingents ;... ce sont des moyens ". L'Union, la vraie Délivrance, se trouve au-delà de l'Etre, dans le nonconditionné, et s'acquiert par la fixation constante de la pensée sur cet Inconditionné. Les rites, les pratiques ésotériques n'étant que des auxiliaires non indispensables. Mais il suit de là que le chrétien qui sert le Verbe par une obéissance constante et un amour sans défaillance, ne peut pas monter plus haut que le Verbe: l'Etre existant par lui-même. Tandis que le métaphysicien, pour lequel, au-dessus du Verbe siège encore le Principe Suprême, non manifesté, tient son ascèse pour plus sublime; pour lui, l'action ne peut pas conduire au Non-manifesté, seule la Connaissance y mène.
En somme, la Connaissance nous conduit, de formes grossières en formes subtiles, à l'abstrait métaphysique. L'action nous conduit, d'existences cupides en existences rayonnantes, à la vie éternelle. Je préfère ce second chemin. Et puis, on m'excusera de le redire encore, l'inconvénient des conclusions théoriques reste de ne pouvoir juger les choses lointaines que par induction en quelque sorte. Sans doute, un Cuvier reconstituera sur un os toute la physionomie de quelque animal antédiluvien; mais les images du Museum peuvent-elles donner la même notion vive que la vue de cet animal donnait autrefois à nos ancêtres des cavernes ? Ainsi, je prétends qu'il est téméraire de dire que l'Ananda indoue, le Vide taoïste, le Nirvana bouddhiste, la Sekinah musulmane, la Shekinah juive, la Pax profunda rosicrucienne, la Lumière de Gloire chrétienne soient la même chose. Pour promulguer cette affirmation, il faudrait avoir suivi successivement jusqu'au bout chacune des écoles précitées et en avoir ensuite comparé les fruits.
En homme, n'attendons de chaque méthode que ce qu'elle peut donner. La méditation, l'action, la dévotion offrent aux différents types de chercheurs leurs ressources propres; mais elles ne s'équivalent point, ni ne conduisent au même sommet. Et, au surplus, rien ne remplace l'amour du prochain.
Sédir