LES FORCES MORALES


Toute force se compose, en proportions variables, de matière et d'esprit. Dans les forces morales la proportion d'esprit est la plus grande: elles ont donc, par elle-mêmes, une vie plus intense, plus de ressort, plus de spontanéité que n'importe quelles autres. En outre, elles n'essaient leurs ailes dans le coeur de l'homme que parce qu'elles se sont d'abord magnifiquement envolées de ce coeur de Dieu qui est le Christ Jésus. Que l'un de nous, dès lors, sachant qu'il manque de courage, accomplisse malgré cela un tout petit geste courageux, il aura donné l'impulsion de croître à la semence de courage que le Père a certainement déposée dans son coeur et le jardinier surnaturel la cultivera avec sollicitude.

Ici est le point important, le point où la volonté voit s'ouvrir devant elle deux voies, aboutissant aux antipodes. Qu'elle reste solitaire: elle ira vers l'orgueil et vers les Ténèbres. Qu'elle accepte la collaboration de Dieu, qu'elle la réclame: elle ira vers la Lumière. Que l'homme donne tout son effort, puis, qu'il demande au Ciel le parachèvement de son oeuvre: telle est la méthode de la perfection.

Les forces morales sont les plus hautes et les plus pures: innombrables, elles proviennent toutes d'une source unique, elles retournent toutes à la même source éternelle. Cette source se nomme l'Amour.

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L'Amour est le transmutateur, le transfigurateur universel. Il magnifie les moindres gestes et revêt de splendeur les objets les plus vulgaires sur lesquels il descend. Il est toujours prêt, il ignore la fatigue, il devine les désirs, les exécute et y ajoute toujours quelque chose de plus. Il verse des mesures débordantes et surabondantes. Il ne s'impressionne pas ni ne se décourage. Il ne se rebute jamais ni ne critique. Il voit la Vérité, il la saisit et la répand à pleines mains autour de soi. Il recrée les êtres en lesquels il habite et leur infuse sa jeunesse perpétuelle. Il donne en premier lieu ce qui lui appartient et ensuite jusqu'au plus intime de lui-même: il célèbre un sacrifice continu où il est à la fois le prêtre et la victime. Et sa vertu divine non seulement réunit et associe les créatures les plus étrangères, mais encore les soulève chacune au-dessus de toute hauteur mesurable, les transporte au-delà de toute distance, les enlève de toute durée, pour les confondre corps et âmes en l'Etre inaccessible qui, habitant l'Infini, Se laisse toutefois saisir par quiconque veut bien se charger de Son joug.

Encore faut-il pouvoir aimer. Et notre pauvre coeur est si dur, si froid comme la pierre aux entrailles de la montagne. C'est pour nous, la foule, que Jésus a dit: " Comme vous voulez que les hommes agissent avec vous, agissez vous-mêmes pareillement avec eux ". Ce n'est que pour l'élite qu'Il a ajouté: " Comme je vous ai aimés, aimez-vous aussi les uns les autres ". En attendant que l'Amour s'éveille en nos coeurs, Il nous demande d'en faire les gestes. Pour passer du simulacre à la réalité, Il nous a ouvert une voie: c'est la souffrance.

Allons à cette école: apprenons les leçons que le Destin nous indique: imposons-nous des leçons supplémentaires pour regagner le temps perdu. Que jamais une plainte ne s'échappe de nos lèvres: que la résignation avec la patience habitent nos coeurs. Voilà déjà de rudes efforts. Faisons davantage: Demandons à Dieu le travail supplémentaire, plutôt que de le choisir de notre propre chef. Et ne craignons pas la fatigue. Les forces morales s'entraînent, comme la force musculaire, avec cet avantage en plus, qu'elles disposent de réserves inépuisables et que leur usure est nulle, lorsqu'elles jaillissent d'une racine pure.

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Le Ciel sait que nous sommes chargés des chaînes de la matière. Ce n'est pas le grand nombre d'oeuvres qu'Il nous demande, c'est leur perfection approximative: ce n'est pas de la hâte qu'Il attend de nous, c'est de l'intensité.

Agir intensément, ce n'est pas agir avec brusquerie. C'est mettre dans l'oeuvre tout le soin, toute l'adresse, toute l'intelligence, tout l'amour dont on est susceptible. C'est appeler sur le plus petit acte toutes les bénédictions célestes. C'est ne rien entreprendre que pour Dieu, par le Christ. C'est ne rien désirer que l'Ordre divin.

L'intensité de l'acte s'obtient par la concentration des forces, une concentration vers le dedans, vers le haut: un rassemblement vers ce point intérieur où se réunissent le zénith, le nadir et les bornes cardinales de la Nature, où brûle la flamme primitive qui donne la vie au monde: l'Amour. En purifiant nos mobiles à cette flamme, nous pourrons en emporter une étincelle: grâce à quoi tous nos actes ensuite seront purs: ils vibreront de l'énergie la plus vivante: nous aurons atteint l'intensité.

Ne cherchons donc que d'obéir à Dieu: ramenons à Dieu nos plaisirs, nos douleurs, nos affections et nos répugnances: déblayons les égoïsmes et que le Christ devienne le principe, le but et le moyen de toutes nos oeuvres. Alors nous serons des alchimistes, selon l'Esprit, à l'exemple de ce Christ. Alors tout ce que nous accomplirons  avec des lacunes sans doute, avec des mains malhabiles, certes  , mais d'un coeur tout dévoré du zèle de l'Amour: le Christ prendra tout cela, le parfera, le créera à nouveau, lui donnera la splendeur de Sa Lumière et la fécondité de la Vie éternelle.

C'est là le plus important de tous nos efforts intérieurs. Sans lui, les plus beaux héroïsmes restent stériles: avec lui, les moindres peines portent des fruits nombreux.

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Un être qui travaille ainsi de tout son coeur et de tout son amour ne devrait plus pouvoir souffrir de l'inquiétude. Mais une telle entreprise comporte des luttes et des déchirements: c'est alors qu'il faut garder son calme. Si l'on est d'ordinaire fébrile avant d'agir: si, après l'action, on ne se sent jamais satisfait; si l'échec irrite; tout cela, ce sont des fuites de force qu'il faut arrêter.

Ne veuillez pas aller plus vite que Dieu; quand vous avez loyalement fait tout votre possible, remettez-vous entre les mains du Père: cet abandon donne la paix. Restez attentifs à saisir l'indication divine; elle se découvre dans les circonstances, dans les idées intuitives, dans les conseils reçus d'autrui; aucune conscience droite n'ignore son devoir.

Si le trouble vient de l'excès de souffrances, cela prouve que l'on n'a pas pris la bonne attitude pour souffrir. Supporter l'épreuve est un art; cela consiste dans une répartition sagace des forces psychiques; le débardeur sait comment équilibrer une balle sur ses épaules; il la porte avec aisance, tandis qu'elle écraserait un homme plus fort, mais inexpérimenté. Les charges spirituelles pèsent moins sur les coeurs humbles. Quand l'amour-propre, la vanité, l'orgueil nous raidissent, l'épreuve devient blessante. C'est alors qu'il faut prendre en exemple Celui qui a porté sur Ses épaules le fardeau du monde.

Si le trouble vient de cette maladie de la conscience, appelée le scrupule, il faut refréner notre hâte et maintenir notre zèle dans les limites de la loi divine, des règlements humains, de la soumission aux supérieurs.

Tout ce que je viens de dire se résume en quelques mots: Vivre avec force, avec simplicité, avec sérénité. Nous serons certains de n'omettre alors aucun de nos devoirs. Comme, en définitive, la loi ne s'inscrit jamais mieux dans notre cerveau que lorsqu'elle vit d'abord dans notre coeur, je vous recommande par-dessus tout la contemplation de Jésus: la contemplation la plus intense, la plus passionnée, aussi fréquente que vos travaux vous le permettent. Jetez sur Lui de ces regards brûlants que les artistes attachent sur les chefs-d'oeuvre. Scrutez cette figure, si grande et si noble; plongez vos yeux dans ces yeux insondables, qui percent l'infiniment grand et atteignent l'infiniment petit. Voyez ces gestes forts, entendez ces paroles simples, modelez votre coeur sur le calme auguste de ce visage. Étudiez cette majestueuse allure, sous laquelle se cache une immense activité; imitez cette affectueuse bonhomie, dont s'enveloppe la force toute-puissante de Dieu; ce Jésus est absolument simple, parce qu'Il est infiniment grand; soyez simples, mais parce que vous vous sentez tout petits. Pas d'effervescences extérieures. Brûlez: mais par-dedans et en silence.

Celui qui n'est fort que de la force arrachée à des victimes innocentes reste inquiet; il ajoute à sa force la ruse et ne s'en trouve pas encore rassuré. Mais vous autres, si vous avez déposé vos faiblesses aux pieds de l'Omnipotent; si vous avez jeté vos idoles au brasier de l'Unique; si vous avez remis vos angoisses aux mains bénies du Permanent; à quelles tempêtes ne résisterez-vous pas et quels obstacles ne renverserez-vous pas ?

Donnons-nous donc, de toutes nos forces, au devoir de l'heure présente; de telle sorte que l'avenir en soit harmonisé; que l'heure du triomphe sonne un peu plus vite, au cadran de l'Éternité.

SÉDIR (16 mai 1915)