Qu'est-ce donc que l'intelligence?
Le moi possède divers corps: un corps de chair et de sang, un corps fluidique, un corps passionnel, un corps spirituel, un corps volitif, mais aussi un corps mental qui élabore la pensée.
Notre estomac, notre poumon vivent d'une vie propre encore qu'elle se subordonne au fonctionnement de toute la machine corporelle. L'un se nourrit de substances solides et liquides, les digère et les transforme; l'autre se nourrit d'air, le digère et l'assimile. Le cerveau suit la même marche: il se nourrit de lumière par les yeux, d'harmonie verbale ou musicale par les oreilles, d'odeurs, de saveurs et de contacts: il digère tout cela et l'assimile. L'homme animique vit par les fonctions analogues de l'organisme sentimental et passionnel. L'homme mental fait de même au moyen de l'organisme intellectuel. De même que le pain que nous mangeons devient en partie de la chair et du sang, les idées qui entrent dans notre cerveau deviennent en partie des pensées. L'intelligence possède sa vie propre.
Elle est un système de l'homme total; elle n'est pas tout l'homme, contrairement à ce que prétendent tant de philosophies anciennes et modernes. L'estomac et les aliments sont deux choses distinctes; pas plus que le premier n'invente les seconds, l'intellect n'invente les objets de ses perceptions ou de ses conceptions. Les mondes concrets et abstraits existent en dehors du mental qui les connaît. Il y a une vérité, certes, dans le mental, qui est la loi même de sa nature; mais il y a aussi une vérité première hors du mental, indépendante de lui, et qui est la loi de l'univers. Et les deux vérités, la subjective et l'objective, s'avancent sans cesse au-devant l'une de l'autre.
Nos idées ne naissent pas de notre seul fonds; elles ne sont pas autonomes; les qualités des objets que les sens nous indiquent sont réelles; les objets ne sont pas des images de ce qui existe en nous; l'idée d'un objet n'est pas l'objet, c'est un rapport vivant, organique entre l'objet et le sujet; et, contrairement à ce qu'affirme Kant, connaître, ce n'est pas fabriquer. Connaître, c'est digérer, c'est assimiler ce que d'un objet, concret ou abstrait, mon intellect est capable d'assimiler.
Connaître un arbre n'est pas devenir cet arbre. C'est produire dans mon mental une image ou idée de l'arbre, image qui peut être physique, chimique, picturale, psychique même ou spirituelle, mais en tous les cas fille de l'aspect arbre conjugué avec mon pouvoir personnel de perception ou de conception. Un même objet engendrera dans différents cerveaux des concepts différents. Ces concepts ne seront pas des arbres, évidemment; ce ne seront pas non plus des formes du mental; l'aliment n'est pas la matière même de la tunique stomacale. Ces concepts sont une troisième chose, à l'image de l'arbre objectif, mais image teintée par la couleur propre du mental-miroir.
Ainsi, l'intelligence parfaite a pour fonction de produire la connaissance parfaite, ou la vérité. Elle se nourrit de la perfection des objets, c'est-à-dire de leur réalité essentielle; et de cette nourriture elle engendre une troisième perfection: la connaissance. L'univers objectif est un monde; l'homme subjectif est un second monde; le savoir est un troisième monde né de l'action mutuelle des deux premiers.
Dieu crée les choses extérieures, d'une part. De l'autre, il crée en l'homme un organisme pour les connaître. La connaissance est l'enrichissement, la fructification de la pensée; tout comme le sang artériel est le produit de la respiration, et la croissance du corps le résultat de l'alimentation.
Descartes, Kant et tous leurs disciples se trompent en exagérant le rôle de l'intelligence; tel quel, il est assez magnifique; et, à vouloir faire de cette fonction le centre de l'homme et le centre de la Nature, on glisse sur la pente au bas de laquelle le Néant nous guette.
Sédir