C'est ici une matière abstruse, ou plutôt rendue telle par les innombrables philosophes et par les innombrables explications inventées pour l'éclaircir. Mais, comme ces lignes ne sont pas destinées aux spécialistes, nous laisserons les vocabulaires savants, les citations et les discussions, pour essayer de suivre le plus simple bon sens. Non pas que je méprise Parménide ni Platon, Sankarâchârya ni Lao-Tzeu, le Bouddha ni saint Thomas d'Aquin, ni Descartes, ni Kant, ni personne: toutes ces intelligences se sont épuisées à construire quelque système qui aidât la pauvre foule si lasse; nous leur devons notre gratitude avec notre respect. Non pas que je croie apporter la solution définitive; je serais quelque peu ridicule. Je voudrais seulement regarder le problème d'un autre point de vue que de celui de la métaphysique.
Voici comment se présente la question.
Je considère une roche en face de moi. Les uns, surtout en Orient, disent alors que cette roche, je ne puis la voir que parce qu'elle existe en moi, et que, si elle existe en moi, rien ne prouve qu'elle existe hors de moi. Ainsi le monde se réduit à une existence subjective ou à une illusion de ma pensée.
Les autres, surtout en Occident, disent que cette roche, je suis incapable de la percevoir sous tous ses aspects sensibles, encore moins dans son équation, encore moins dans son squelette atomique; tout le monde se sert de l'électricité, sans que personne ne sache ce que c'est. Ainsi, l'être pensant est un agrégat fragile lié aux seules forces physiologiques; la recherche du Savoir comme collection de connaissances particulières est indéfinie; le problème du Savoir en soi est insoluble.
Où est la vérité? Probablement dans un troisième point de vue qui concilierait ces deux thèses opposées. Aristote, saint Thomas, Boehme, le P. Sabbathier nous présentent divers aspects rationnels de ce point de vue synthétique. Le polonais Hoené Wronski nous en indique une autre plus réaliste lorsqu'il énonce que le vrai réside dans ce que le Savoir et l'être peuvent contenir d'identique, et sa réponse est remarquable pour un penseur tout plein d'admiration envers Kant, Fichte et Hegel.
Quand je considère un caillou, je ne deviens pas ce caillou, même si je pratique les entraînements spéciaux d'un Yoga quelconque; je ne puis pas voir ce caillou s'il n'est autre que moi, extérieur à moi. Contrairement à ce qu'enseigne Spinoza, l'objet de la pensée et la pensée elle-même, cela fait deux choses. La conscience, la science, le savoir nécessitent une dualité.
Platon, Aristote et les Scolastiques résolvent l'énigme en admettant que l'objet et la conscience sont identiques comme essences, comme abstractions, et différents par leur mode, leur forme sensible. Ce caillou est indépendant de moi; mais, dès que je le regarde, il entre en moi en tant qu'image sensorielle; dans la conscience que j'en prends, il y a une perception et un concept; la perception affirme que ce caillou n'est pas moi; mais le concept caillou ª n'a lieu que moyennant l'identification temporaire de ma pensée avec ce caillou en tant que nature abstraite.
Cette manière de voir apparaît comme la transposition dans l'abstrait des phénomènes biologiques de la connaissance et de la perception.
La psycho-physiologie, en montrant comment les perceptions se réduisent à des phénomènes physico-chimiques, nous reporte aux données indiennes, pour lesquelles toute sensation et tout concept est un contact. On peut en effet considérer les activités des sens comme des états d'être. En comptant les cinq sens, le mental raisonneur, et l'intuition à la prise directe, les vieilles théories brahmaniques considèrent le monde comme septuple: il y a un monde acoustique, dans lequel les créatures ne paraissent que comme son et comme ouïe; un monde des odeurs, où les créatures ne sont que cela; et ainsi pour les autres sens; un monde mental, où les créatures ne sont que concepts; un monde spirituel où les créatures se touchent toutes immédiatement. Il y a une matière lumineuse, une matière acoustique, et ainsi de suite, au sein desquelles s'effectuent les divers ordres de sensations; il y a une matière mentale qui est le lieu de toutes nos opérations intellectuelles; celles-ci ne nous paraissant se passer dans l'abstrait que parce que, pour notre habitude de placer notre conscience dans le sensible, le sensible seul est concret.
Cette théorie, bien antérieure à Krishna, et que l'on retrouverait dans les monuments hiéroglyphiques des plus anciennes dynasties égyptiennes, comme dans les inscriptions gravées que l'on remontera peut-être bientôt au jour, dans le désert de Gobi, ne présente rien de contraire au dogme évangélique du Verbe.
La pensée constitue réellement un système d'organes hyperphysiques, semblable, par exemple au système digestif pour l'homme physique. L'oeil du peintre enregistre les formes, les nuances, les dispose selon de certaines lois. La pensée enregistre les objets comme concepts, les élabore, les assemble, les organise par un travail analogue et, de même que l'artiste enfante un poème ou un tableau, le philosophe enfante cette série de jugements que l'abstraction et la généralisation portent à l'état de synthèse.
Ces vues, quelqu'étranges qu'elles puissent paraître, ne sont pas plus extraordinaires que celles de la psychologie classique, selon laquelle toutes les activités mentales se déploient dans un monde entièrement nu. Si l'on croit à l'axiome évangélique: Tout est vivant, il faut bien admettre que l'intelligence vit; et, si elle vit, comment le peut-elle dans l'abstrait sans formes et sans qualités. Ce que je vous dis là, dans un langage peut-être simplet, vous le retrouverez, dans une langue plus riche et plus subtile, entre les lignes de différents essais, comme les études d'Amaravella, ou de Paul Valéry (Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, la soirée avec M. Teste, etc.)
Le problème de la connaissance se pose, dans notre hypothèse, comme une équation entre le foyer connaissant, l'objet à connaître et le milieu transmetteur. Il faut que le milieu soit homogène pour ne pas déformer l'image de l'objet. Il faut que le centre percepteur soit en parfait équilibre pour recevoir l'image telle quelle.
Tout ce que peut essayer l'homme ordinaire, c'est d'obtenir cet équilibre sensoriel ou mental: d'où une discipline physiologique, une discipline fluidique, une discipline psychique. Mais, ici, nous nous trouvons en face d'une pétition de principes; car, pour instituer cette discipline, il faudrait que je connaisse mon corps, mes instincts et mes passions; pour la suivre, il faudrait que je sois le maître de ces trois groupes de serviteurs indociles; or, je cherche justement cette connaissance et cette maîtrise. C'est là que les méthodes de l'ésotérisme ne peuvent nous fournir que des moyens approximatifs. Tandis que l'Évangile, qui nous fait purifier le moi central, nous procure peu à peu l'harmonie des passions, des instincts et des appétits qui sont des prolongements du moi. Ainsi la recherche du Vrai dépend, en dernière analyse, de l'effectuation du Bien.
Pour l'homme ordinaire, la vérité sera donc accessible dans la mesure où ses sens et son mental seront sains et calmes, et où le milieu transmettra les images des objets physiques ou mentaux avec le minimum de réfringence.
Pour l'homme libre, qui a reçu le Saint-Esprit, l'unité étant faite en lui et ayant le pouvoir de commander parce qu'il a fini d'obéir, les objets physiques, hyperphysiques, mentaux, spirituels lui apparaissent sans aucune déformation. En percevant, il connaît, absolument.
Pour Dieu, outre que, en lui, il n'y a pas de processus de la perception, ni de la connaissance, sa pensée est créatrice et légifère son objet. Il est la Vérité.
Sédir