LE BERGER 

 
 

 Il y a toutes sortes de troupeaux, toutes sortes de mauvais bergers, toutes sortes de bons bergers.   
Mais ceux-ci paraissent bien plus rares que ceux-là parce que les hommes, peu habiles à l'examen selon l'Esprit, ne discernent la Lumière que la où elle est le moins voilée : dans le domaine religieux.  Dans les domaines de l'art, de la science, de la politique, de l'économie sociale, Dieu Se manifeste aussi; mais les hommes, en se civilisant, ont construit des murs entre eux-mêmes et ce Dieu suprême qu'ils confondent presque toujours avec les dieux.  L'intelligence, la sensibilité la plus exquise ne suffisent pas pour apprécier la valeur spirituelle d'une oeuvre d'art, d'une invention, d'une loi; il y faut le don de sagesse.    

   La plupart du temps, donc, les bergers ne sont connus des hommes que dans les centres supra-conscients de la cérébralité.  Sous certaines conditions, ils se manifestent à la conscience ordinaire de leurs brebis; et, quelquefois même, leur nom vole de bouche en bouche parmi la foule, mais avec cette particularité remarquable que leur célébrité grandit bien davantage s'ils appartiennent aux ténèbres que s'ils appartiennent à la Lumière.    

 Il arrive qu'un monarque rencontre tel de ces hommes extraordinaires.  Le mauvais berger saisit cette occasion avec empressement; le bon Berger sait trop que, si quelqu'un est incapable de concevoir la Lumière surnaturelle et de la réaliser, c'est surtout celui-là que le destin asseoit au faîte de la puissance temporelle; en tout cas, pour un prince,  l'acquisition de la sainteté est extraordinairement plus difficile que pour un misérable.    

   Vous avez pu voir, dans l'histoire secrète contemporaine des exemples de ces particularités.  Des chefs d'empire ont accordé leur confiance à des illuminés de la voie gauche aussi bien qu'à des illuminés de la voie droite; et même leur faveur a été plus grande envers ceux-là qu'envers ceux-ci.    

   Il parait incompréhensible que Dieu laisse ainsi l'erreur surmonter la vérité; et, cependant, cela doit être, afin que l'homme apprenne à choisir, afin que le Bien, en lui, passe par la coupelle du feu infernal.  Tous les éléments nous sont fournis pour éclairer le choix de notre libre arbitre; ce sont les expériences qui, seules, nous instruisent.  L'examen théorique des êtres et des choses ne fournit que des indications; mais les expériences ne vont pas sans souffrances.  Ce n'est qu'après avoir connu un certain nombre de formes du faux que la semence du vrai peut germer dans notre esprit; de même que l'effort obscur des racines dans la puanteur du fumier grouillant de larves est nécessaire à l'élaboration lumineuse de la fleur.    

   A quels signes reconnaître le bon Berger ?  Jésus en indique plusieurs.  L'Envoyé de Dieu ne cherche point l'éclat, il se cache plutôt.  parle peu, n'attaque personne, ne discute pas, ne se défend pas; il ne demande jamais rien pour Lui-même; il ne se hâte point d'étaler les merveilles qu'il détient; il ne cherche pas à capter la faveur des grands; il ne répond que lorsqu'on l'interroge; et ses enseignements se résument toujours dans les préceptes de la charité active, du sacrifice et de la lutte contre soi.    

   D'ailleurs, l'Envoyé direct du Père connaît d'avance ses brebis.  Elles portent au front une marque, visible seulement pour lui : et il ira certainement les chercher partout où elles se trouvent, puisqu'en somme il ne vient sur la terre que pour cela.  Il suffit que les brebis entendent son appel.    

   Le Christ, autrefois, en parcourant le monde, appelait les hommes à haute voix; et cependant beaucoup ne L'ont point « entendu ».  C'est qu'Il appelait par l'esprit, en même temps que par la bouche.  Nous devons donc faciliter l'éclosion du sens spirituel de l'ouïe, nous devons donc acclimater peu à peu notre être intérieur à l'atmosphère céleste des domaines du Seigneur; et d'abord le déraciner des domaines du prince de ce monde.  Le seul procédé consiste dans la réalisation persévérante des préceptes de l'Évangile.  Sous l'influence de cet effort, les énergies sommeillantes en notre interne se réveillent.  Dans l'homme invisible aussi le désir et le besoin créent l'organe; et, à force de tendre vers Dieu, notre esprit finit par entrer réellement dans le Royaume et à s'y développer; à force de désirer voir et entendre les anges, il finit par se construire des organes assez subtils pour de telles perceptions.    

   Il n'y a de mirage possible que si l'on emploie les méthodes artificielles du magisme ou du psychisme; ou bien si on ne maintient pas le moi sous une discipline de fer.  Sans quoi, la chute est inévitable dans le libertinage spirituel.    

   On voit pourquoi les hommes se trompent si souvent sur la qualité de leurs pasteurs.  La foule accueille tous les racontars; les gens cultivés nient tout ce qui dépasse leur horizon intellectuel; les uns et les autres s'entendent et s'unissent pour médire de tout.  La voix du peuple n'est donc la voix de Dieu que bien rarement; et l'on pourrait presque poser en règle que, si un individu marquant est très calomnié, c'est qu'il appartient à la Lumière.    

   Outre la sottise naturelle du public, le zèle indiscret des disciples est l'autre ennemi des bons bergers.  Ces disciples ne sont que des disciples; je veux dire, ils n'ont élaboré encore que des aspirations, et presque rien réalisé.  Il leur manque donc la modestie que procure la connaissance de soi-même, et l'intelligence, fruit de l'expérience.  L'adage antique : « L'initié tue l'initiateur » se vérifie presque toujours, hélas !  Ainsi, depuis un demi-siècle, l'Europe a vu paraître deux ou trois vrais bergers.  Leurs noms vous sont peut-être connus.  Peut-être savez-vous que le plus grand d'entre eux - un Français - fut aussi le plus vilipendé : qu'il vérifia une fois de plus le proverbe de l'Évangile : « Nul n'est prophète en son pays », et que la contrée où il devint le plus célèbre fut aussi celle où on déforma davantage ses enseignements et où on leur obéit le moins.    

   Le travail des ambassadeurs de Lumière est-il donc toujours stérile ?  Non; mais il est à longue échéance.    

   Dieu n'a pourvu le diable de forces égales aux siennes que pour fournir aux créatures les occasions de déployer jusqu'à l'extrême toutes leurs énergies.  Toutefois, le diable n'a pas reçu la sagesse, mais seulement la subtilité.  La sagesse comporte un élément de vie libre que l'enfer ne peut accueillir, puisqu'il n'est, par essence, que le reflet de la vie véritable.  Le Père envoie Ses pasteurs, non pas pour opérer soudain la conversion des hommes, mais seulement pour semer des germes qui mûriront plus tard.  Car rien ne peut s'élaborer de valable si l'homme n'y collabore librement.  Le Père ne contraint jamais, puisqu'Il peut toujours nous donner des délais.  Le diable est plus pressé; c'est ce qui le condamne finalement à la défaite.    

    Quant à nous, donc, ayons la sagesse de ne pas sortir du pâturage où notre Pasteur nous a parqués.  N'écoutons pas les appels qui peuvent nous parvenir des enclos voisins.  Nous ignorons les projets du Berger; mais Ses chiens mystiques veillent, et ils Lui sont fidèles jusqu'à la mort; ils exécuteront Ses ordres, ils nous mèneront de vallées en collines, ils nous rentreront et, la nuit, veilleront sur notre repos.    

   Que l'éclat d'aucune renommée ne nous distraie de notre Jésus; que si l'on nous sollicite, répondons que Jésus est le seul Maître, qu'Il sait où sont Ses brebis, parce que c'est Lui qui les a placées, et que c'est Lui seul qui les viendra chercher.    

   Mais prenez bien garde que ce refus de courir çà et la ne devienne pas de l'inertie.  Demeurez où le destin vous fixe, selon les indications des circonstances et les lumières de votre conscience; mais, dans la sphère ou vous croyez devoir vous tenir, déployez toutes vos énergies, subvenez à tous vos devoirs et, si vous ne trouvez plus rien à faire, inventez des entreprises et allez au-devant des besoins de ceux qui n'osent pas les exprimer.