LA PATIENCE 

 

       C'est une vertu rare que la patience, dont le Christ a fait un si grand éloge.  « Possédez vos âmes par la patience », a-t-Il dit. 

   Et de quelque façon que l'on comprenne le mot âme : soit l'âme de chaque auditeur, soit les multiples âmes attachées à tout individu, ou le néphesch, ou le rouach, ou même l'étincelle divine en notre centre, la parole christique est littéralement exacte.  Etre patient, pâtir, supporter l'épreuve avec une sereine résignation, c'est toujours payer la dette autrefois contractée par la partie de notre être qui subit la souffrance : le corps ou tel de ses organes, le double, ou tel de ses centres fluidiques, l'esprit, ou tel de ses habitants, etc.  La partie souffrante, à l'issue de l'épreuve, sort des ténèbres; et, comme le Ciel a voulu que, bien que serviteur inutile, l'homme reçoive en fief tout ce qu'il conquiert sur l'empire du mal, ces cellules, ces fluides, ces êtres subalternes deviennent notre propriété.  Progressivement, morceau par morceau, la patience nous procure la possession de nos âmes, bien à nous.  Et, à la limite, l'âme excellente, l'étincelle divine entre aussi dans l'enceinte de notre domaine spirituel. 
 
   Les maladies longues offrent encore un autre avantage; elles nous apprennent le peu que nous sommes. 
 Elles nous donnent du temps pour nous repentir. 
 Elles nous forcent, par la souffrance, à prier.  C'est en les utilisant ainsi que nous nous rendons dignes de la guérison, et capables ensuite de recommencer une vie nouvelle.  Car l'humilité est un abîme dont le fond se trouve à l'infini. 
 Quelques efforts que l'on ait accomplis pour faire le bien, les défaillances sont toujours nombreuses. 
 Et la prière peut toujours augmenter l'ardeur. 

 * 

   Plus que jamais tous les champs de la vie sociale deviennent des champs de bataille.  Le chrétien ne peut pas se désintéresser de ces luttes; seulement il ne doit se battre qu'avec des armes spirituelles, selon la tactique et la stratégie de l'Évangile.  Au soldat, en plus de ses armes, sont nécessaires la vigueur et l'art de les manier.  Nos armes, c'est nous-mêmes : forces du corps, passions de l'âme, facultés de l'intellect, puissances de la volonté.  Apprenons à les tenir en bon état de service et à nous en servir le plus utilement. 
 
   C'est là une science ardue, un art très sublime : je ne prétends point vous les enseigner.  Nous récapitulerons seulement ensemble quelques vues déjà familières, nous nous redirons quelques maximes évidentes, comme fait le soldat avant la bataille, qui met son équipement en ordre et rassemble, avec les chers souvenirs de ceux qu'il aime, toutes ses espérances et toutes ses énergies. 

   Aujourd'hui les moralistes laïques et les protestants libéraux placent l'action sociale au premier rang des devoirs; mais ils estiment qu'elle doit être entreprise indépendamment des idées que l'on peut professer sur le Christ, et ils croient que, quelles que soient ces idées, l'oeuvre philanthropique reste entière et bonne. 

   Le catholicisme contemporain est plus près de la vérité en enseignant que l'action sociale soit faite pour le Christ. 

 Tous ces hommes, pour sincères et graves qu'ils soient, oublient le facteur spirituel.  Un acte possède évidemment sa valeur propre.  Mais c'est une valeur matérielle.  L'âme de l'acte, c est-à-dire le sentiment qui l'inspire, en est une valeur capitale.  L'esprit de l'acte, c'est-à-dire l'idéal en l'honneur duquel il est accompli, est aussi une valeur, et la plus importante des trois.  Sans doute, pour quelqu'un qui regarde la vie, la paresse, le vice, l'entêtement apparaissent comme les causes, hélas !  de la plupart des souffrances que l'on voudrait soulager.  Il est bien difficile, quand on avance en âge, de conserver des illusions sur la bonté native de la nature humaine.  Aussi la philanthropie qui n'est qu'humaine devient vite positive, raisonnable et froide.  Pour lui redonner de la chaleur et de la vie, il lui faut un mobile plus qu'humain, un mobile divin; il lui faut le Christ. 

   Ainsi l'éducation de la volonté pour elle-même, ou l'éducation de la volonté pour l'oeuvre sociale, ou l'éducation de la volonté pour mieux servir le Christ, ce sont trois travaux identiques dans leur forme, mais très différents dans leur esprit. 
 Qu'est-ce que la volonté ?  C'est le pouvoir de faire concourir toutes nos forces à la réalisation de ce que l'on décide.  La violence, le parti pris, l'entêtement n'en sont que des excès ou des faiblesses.  Elle est la maitrise de soi et l'exercice du libre arbitre.  C'est la plus haute force de notre être conscient. 

   L'homme est fait pour se développer jusqu'à la perfection.  Dans quel but ?  Pour devenir fort ?  Pour échapper à la souffrance ?  Ou bien pour mieux aider ses frères en accomplissant le dessein de Dieu ?  Voici le vrai but : les deux premiers sont faux. 

   Quelles méthodes emploiera-t-il ?  Les cultures artificielles de l'ésotérisme et leurs succédanés anglo-saxons, ou bien la culture naturelle que l'Évangile indique ?  C'est à celle-ci que vont évidemment mes préférences.  Car l'existence n'est pas que mentale ou sentimentale, elle est surtout réelle et faite d'actions.  Pour être pleine et fructueuse, elle exige sans doute une vie intérieure intense de culture morale, esthétique et intellectuelle, mais encore une vie extérieure non moins intense d'oeuvres de devoir et d'oeuvres d'altruisme.  Nous sommes terrestres; nous ne nous débarrasserons pas de la matière en la niant mais en la spiritualisant.  Pas plus que les libertins spirituels, Charron, Rousseau ou Jules Simon n'étaient dans le vrai en prêchant un système religieux sans temple et sans culte, pas davantage ne sont dans le vrai ceux qui croient se perfectionner par la seule méditation, par la seule extase, par le seul athlétisme, ou par l'esthétique, ou par les rites, ou par les entraînements respiratoires, ou par des excitants. 

   L'homme est un petit univers.  Pour devenir parfait, qu'il fasse appel à tous les moyens, mais que le moyen ne devienne jamais un but.  L'homme est une cellule de l'humanité; il ne se développera qu' en vivant avec les autres, puis pour les autres. 

   En résumé, l'homme ne se donne de la peine que par amour : amour de soi, amour des siens, amour de l'humanité, amour de Dieu, et il ne peut trouver que dans le seul amour de Dieu la force de vaincre les bas attraits de l'amour de soi ou les déceptions souvent amères de l'amour familial et de la philanthropie.  Que l'amour de Dieu devienne notre unique mobile, notre but unique et notre méthode. 

   On ne peut pas vivre toujours dans l'enthousiasme, on ne peut pas non plus toujours se créer des enthousiasmes.  Au-dessus de l'amour sentimental existe donc un amour de raison, un amour intellectuel et calme.  Mais certaines crises intérieures ne laissent plus notre pensée se déployer sereinement; elles peuvent réduire en chaos et l'intelligence et l'organisme affectif et même l'organisme nerveux.  Alors intervient la forme la plus spirituelle de l'amour, l'amour de volonté.  Ainsi, quel que soit l'état psychique ou l'état physiologique, quelle que soit la complexité des soucis d'affaires ou la turbulence des passions, l'homme peut toujours, s'il le veut, agir selon l'amour. 
 
   Vouloir ce que Dieu veut : voilà l'arcane de notre perfection. 
 Une fois que l'on sait cela, de science intime et certaine, deux méthodes se présentent au chrétien. 
 La première, plus prudente, divise le travail et s'efforce de  vaincre, l'une après l'autre, en les isolant, les diverses faiblesses de notre gouvernement de nous-mêmes. 

   La seconde méthode, plus mystique, plus évangélique, mais qui exige une profonde humilité, nous place dans un abandon total entre les mains du Christ, nous désintéresse, pour ainsi dire, de nous-mêmes et nous apprête à toutes les éventualités.  Car le souci de notre perfection nous limite et nous ferme peut-être telles avenues spirituelles pour le moment invisibles.  A partir de ce sacrifice complet, le Christ prend le disciple avec Lui et, tout en lui conservant l'armature de son destin, en change l'atmosphère, de telle façon que n'importe quelle chose alors survenant à ce disciple lui devient un signe de la volonté divine.  Au disciple alors d'effectuer cette volonté : dans ses devoirs, ses occupations, ses plaisirs; dans ses études et ses entreprises, ses sentiments et ses opinions; dans ses rapports avec autrui : obéissances, commandements et entraides; jusque dans sa démarche, son langage ou son vêtement. 

   Voila ce qu'il faut faire.  Il faut le faire avec calme et optimisme; il faut dire : En avant, et : Oui.  De même qu'on ne guérit pas un ivrogne en l'empêchant par contrainte de boire, nous ne guérirons pas nos faiblesses ou nos vices en les jugulant, mais bien plutôt en nous créant les vertus correspondantes. 

   Nous en revenons au mot de saint Augustin « Aime et fais ce que tu veux », puisque nous avons choisi l'amour le plus pur et puisque l'intention vivifie l'action.  Voici une heure où j'ai résolu d'expédier des lettres que ma paresse à laissé s'accumuler.  Mais un voisin malade est au lit et se plaint.  J'irai donc plutôt le distraire, et ce sera mieux que d'avoir remporté sur ma négligence la petite victoire que j'avais résolue. 
 Tel est l'esprit général d'une éducation chrétienne de la volonté. 

   Vous savez que bien d'autres systèmes existent.  Le taoïsme, le bouddhisme, les yogas sont des écoles ou savantes ou fortes de la volonté.  Je serais présomptueux de les vouloir décrire avec leurs nuances infinies, car bien peu d'Orientaux même les connaissent toutes.  Mais si je puis me permettre de n'en dire que quelques mots, je les caractériserai ainsi : 
 
   Leurs dogmes sont : l'existence de mondes invisibles fort nombreux, la réalité des réactions dynamiques de tout ordre que déclenche le moindre des actes humains, la réalité des transmigrations du moi. 
 
   Leur idéal : la permanence et la stabilité. 
 
   Leur solution : se retirer de l'externe; laisser tomber toutes les attaches du désir, les amours, les haines, les ambitions, les convoitises; se tenir dans l'indifférence immuable. 
 
   L'Évangile nous dit, au contraire, que toute chose vivante est précieuse parce qu'elle est l'oeuvre de Dieu.  Dieu sème sans cesse et multiplie la vie; nous devons donc faire de même dans notre petite sphère.  Dieu n'agit pas pour Lui, mais pour Ses créatures : nous aussi, essayons de vivre pour les autres, dès tout de suite.  Tout est réel, il n'y a pas d'illusion au sens absolu où les Indous entendent Maya.  Rien ne nous appartient; nous restons donc comptables de tous les instruments et de toutes les occasions de travail que Dieu nous prête, nous devons donc ne nous dérober à aucune sollicitation des circonstances ou des créatures.  Enfin vouloir ce qui plaît est tout naturel; tandis que la volonté véritable maîtrise 
 nos goûts et, seule, nous agrandit, puisque, seule, elle nous sort de nous-mêmes. 

   Ainsi.  selon le Christ, la victoire sur soi pour l'amour de Dieu et du prochain est la seule véritable et saine école de la volonté. 

   Le chrétien choisira donc entre plusieurs actions possibles : 
 
 celle qui lui paraîtra la plus conforme à l'Évangile, 
 celle qui lui demandera le plus grand effort sur lui-même, 
 celle où se trouveront le plus de difficultés matérielles. 
 
   Dès lors son acte, si humble soit-il, deviendra le plus libre des contingences, le plus universel dans ses conséquences, le plus pur dans son rayonnement, le plus fertile en possibilités vitales. 

 Tel est le chemin de la Liberté. 
 Par un exercice persévérant, on arrive à vaincre les complications matérielles avec une aisance de plus en plus grande; on parvient en même temps à se contrôler de plus en plus facilement, et l'habitude peu à peu s'installe en nous d'agir, de vivre avec joie, avec élan, avec amour pour Dieu et sympathie pour le prochain. 

   Dans la pratique, comme c'est l'intention, c'est-à-dire l'amour, qui anime l'acte d'une flamme spirituelle plus ou moins claire, il faut tout d'abord obtenir l'amour le plus pur.  Toute chose faite en union avec le Christ participe à Sa Lumière.  Voici une femme qui va au bal : qu'elle y aille par plaisir ou par soumission à une convenance d'état, ce bal lui sera une chute ou une spiritualisation.  La même femme se lève de bonne heure pour courir à un dispensaire dans un quartier excentrique : qu'elle y aille par amour-propre, ou par amour du prochain, sa fatigue lui sera une chute ou une spiritualisation.  On peut vivre avec le Ciel dans les pires milieux : on peut vivre en égoïste dans des milieux dévots. 

   Toutefois il faut apporter le soin le plus sincère et le plus impartial dans la critique de nos mobiles.  Le moi fourmille de ruses et s'ingénie inlassablement à tromper la conscience.  D'une façon générale, on ne s'égarera pas en acceptant toutes les besognes qui se présentent naturellement, communes ou héroïques, basses ou décoratives.  Là où nous vivons, là est notre travail. 
 
   Bien loin de rechercher une existence extraordinaire, soit par son niveau, soit par son étrangeté, le chrétien saura que la culture de son Etre immortel, la culture de sa volonté restent possibles partout.  Qu'on se retire dans la solitude sous prétexte de se détacher du monde dangereux, il est probable que la paresse nous tentera.  Souvent un fils de famille qui n'a aucun souci matériel et dont toutes les heures sont disponibles pour ses études, travaillera bien moins que tel autre jeune homme à qui la pauvreté de ses parents impose de gagner son pain et qui n'a que ses nuits pour préparer ses concours.  Il n'y a pas d'autre recette que l'exercice gymnastique pour développer les muscles.  Il n'y a pas d'autre recette que la lutte contre les diverses formes de l'égoïsme pour développer la force volitive. 

   Nos devoirs avant tout.  S'ils nous laissent du temps, nous lirons, nous méditerons, nous prierons.  L'état, le métier ont pu nous être imposés par les circonstances, ou par notre choix; ou le Ciel a pu y conduire certains individus exceptionnels.  Ils constituent, dans tous les cas, le milieu le meilleur pour notre développement.  Les exercices inventés par les hommes, quelque sages, quelque expérimentés qu'ils soient, ne possèdent jamais la richesse vitale et féconde de ceux auxquels nos devoirs nous obligent.  Seul, l'accomplissement de ces devoirs nous fait acquérir la souplesse, la présence d'esprit, la vigilance, la pleine et constante possession de toutes nos énergies; seul, il contient toute la réalité, toute la substance vive qui nourriront nos forces en les maintenant en harmonie.