LA VICTOIRE DE L'AMOUR ASCENDANT 

   Il faut se représenter un repas de cérémonie chez un riche israélite.  Simon, chez qui cette fête se donna, appartenait à la bourgeoisie riche et bien-pensante.  Dans ce milieu traditionaliste, intolérant et collet-monté, quel dut être l'étonnement, le scandale de voir une femme s'avancer vers le principal convive, lui faire l'hommage éclatant que Marie rendit à Jésus et surtout de voir ce rabbi, ce prophète presque, accepter la hardiesse de cette femme et en faire le texte d'une leçon à ses hôtes intransigeants !  Il faut penser aussi à l'effort que dut faire la modeste soeur de Lazare pour oser une démarche inouïe dans l'histoire des moeurs judaïques.  

   C'est l'extraordinaire de son acte qui l'a rendue célèbre; il fut le prétexte pour le Christ de fixer le caractère de Son enseignement au sujet de la femme.  Dans l'histoire des sociétés, au lieu d'une entente, on ne voit que luttes entre les deux sexes, avec l'oppression du plus faible : la polyandrie est liée au matriarcat, et la polygamie au patriarcat.  Quoi qu'en disent les anticléricaux, le christianisme a fait beaucoup pour hâter l'équilibre social de la femme et de l'homme, quels qu'aient été les errements des conciles du moyen âge.  Aujourd'hui le féminisme empiète : le mélange d'exagérations un peu ridicules et de sages desiderata qu'il renferme se clarifiera, il faut l'espérer, avec le temps.  Ses partisans les plus intuitifs ne se sont cependant jamais dit que, si elles sont aujourd'hui des femmes, c'est que leur esprit immortel l'a bien voulu.  En réalité, il n'y a pas de féminisme spiritualiste : ou alors ses « représentantes » ne se doutent pas que le spiritualiste est, par doctrine, un sacrifié.  Si elles savaient cela, elles seraient heureuses d'être nées femmes.  

   Et on peut croire que c'était là le sentiment de Jésus, puis, qu'Il a montré tant de mansuétude, puis, par la suite, tant d'affection à une créature qui était le rebut de la société d'alors.  
   On ne saurait trop le redire, l'homme et la femme ne sont pas opposés, mais complémentaires.  Il n'est pas besoin d'invoquer des révélations brahmaniques pour découvrir cette loi - M.  de la Palisse l'eût fait - selon laquelle si, corporellement, l'homme est actif et la femme passive, intellectuellement, la femme devient active et l'homme passif.  De même qu'il n'y a pas de génération physique sans un homme et une femme, il n'y a pas de génération intellectuelle sans une femme et un homme.  Mais, dans les deux plans, le rôle de l'homme est extérieur et celui de la femme, intérieur.  
 Le foyer est un temple; et c'est l'âme de l'épouse par qui passent les intuitions et les présences invisibles.  Son rôle d'inspiratrice et de consolatrice implique la morale la plus intègre et aussi les souffrances les plus aiguës.  D'ailleurs, l'homme ne paraîtrait pas être le chef, dans la vie extérieure, familiale ou civique, si Dieu ne le lui avait pas permis.  

 Les méthodes par lesquelles, jusqu'ici, le genre humain a senti, appris, pensé, inventé furent presque toujours illicites.  Car on a consacré à la réalisation de désirs, nobles peut-être, des forces qui auraient dû, d'abord, servir à faire la volonté du Ciel.  Satisfaire nos aspirations est mauvais si notre mobile est égoïste, et c'est ce qui arrive la plupart du temps.  L'inventeur, l'artiste, le savant qui ne travaillent pas, en premier, pour Dieu, quelque général et sublime que paraisse leur oeuvre, ne font, en somme, au point de vue mystique, qu'un échange avec leur dieu propre.  Ils se vendent pour recevoir en retour la fortune, la gloire ou une joie d'orgueil solitaire.  

   Toutefois, ce polythéisme intérieur est encore préférable à l'athéisme.  Tout le monde ne peut pas franchir l'univers d'un coup d'aile pour se poser sur les cimes de l'Absolu : il faut d'abord se fabriquer des ailes.  
 Bien des philosophes utilitaristes seraient volontiers de l'avis de Judas : il n'est pas raisonnable de perdre tant d'argent pour un parfum, tandis que beaucoup de pauvres en auraient pu profiter.  En ce cas, la Nature est une grande gaspilleuse : et le Père, combien de fois ne nous a-t-Il pas refait les mêmes dons avant que nous les utilisions ?  S'Il avait été économe de patience, que serions-nous devenus ?  Sachons aussi être généreux dans les circonstances extraordinaires : le Ciel ne demande pas l'ascétisme.  Un riche qui abandonnerait sa fortune renoncerait à bien des joies, mais il serait quitte de bien des soucis.  C'est de l'idée de possessivité qu'il faut se défaire : il faut tenir son rang, sauf dans des cas exceptionnels.  Il est plus difficile de rester simple et bon, riche que pauvre.  Celui qui est né avec de la fortune a de l'autorité, il peut agir sur ses domestiques, sur ses subalternes, sur des ouvriers : il peut les instruire, les éduquer, les secourir : il peut faire beaucoup aux animaux domestiques, à la terre, s'il a des domaines; en toutes sortes de circonstances il concourt à la vie publique, il concilie, il empêche le mal, il améliore.  

   Un homme ne naît pas dans telle famille sans des raisons profondes et sans des buts importants.  S'il quitte de lui-même le poste où Dieu l'a mis, il faut que ce soit pour en prendre un autre plus difficile et non plus aisé : encore doit-on être certain de ne pas faillir.  Voyez plutôt de quelles précautions s'entourent ceux qui s'engagent dans des chemins d'exception.  Ascètes de l'Inde et moines d'Occident accumulent derrière eux les garanties des observances les plus minutieuses : ils savent bien que le jeu de la vie ne nous met en présence que des êtres et des choses avec qui nous avons personnellement affaire, soit pour réparer un tort ancien, soit pour donner une aide ou leur apprendre quelque chose que le voisin ne leur ferait pas comprendre aussi nettement.  Tout est grave : et il faut une humilité bien profonde, une confiance en Dieu bien solide pour changer de son propre chef son destin, sans se tromper du tout au tout.  
   Ainsi, de même que Marie a osé tout pour faire la preuve de son amour, chacun, dans son milieu, doit tout oser pour l'expression de la Vérité.  

   La parole est, pour cela, le moyen le plus général.  Cependant, que d'efforts pour que nos discours portent des fruits !  D'abord, notre bouche doit désapprendre le mensonge.  Une parole fausse tue toujours quelque chose, en nous, en l'interlocuteur, ou dans l'atmosphère seconde.  Une parole oiseuse est un gaspillage dans ces trois milieux.  
   Écrire est bien plus difficile et plus grave.  Je ne m'occupe pas du métier, du bagage technique dont l'orateur ou le littérateur doivent se pourvoir au préalable, et dont l'acquisition demande des années de travail.  Il y a autre chose.  
  Tout rapport avec nos semblables est une sorte d'équation entre le sujet que l'on traite, la conception que l'on s'en fait, le moyen d'expression choisi, l'état du milieu ambiant, et la capacité réceptive du public.  
   Le protagoniste d'une idée croit l'avoir choisie librement : mais, en réalité, il n'a fait que recevoir entre toutes les splendeurs du Beau et du Vrai celle qui est adéquate à sa compréhension, à son degré spirituel.  Ceci se passe en dehors de sa volonté.  Je veux dire que le Titien est devenu peintre, et Bach, musicien, parce qu'il y avait, en eux, une relation directe avec le royaume invisible de la couleur, ou avec celui du son.  

 Mais là où commence l'effort humain, c'est au second terme de notre équation.  L'intuition innée - scientifique, philosophique, esthétique ou religieuse - , il faut lui préparer en nous un appartement.  C'est ici que la culture morale joue son rôle.  Plus notre coeur est pur, mieux la lumière y grandit et, sachez-le profondément, la Lumière du Verbe englobe toutes les lumières, toute science, toute abstraction, toute beauté de forme, de couleur, d'harmonie, et aussi tout pouvoir de rayonnement.  Plus la santé spirituelle est solide, plus les santés extérieures de notre intelligence, de notre sensibilité, de notre corps sont parfaites.  Il faut donc tenir nettes les chambres secrètes de nos palais intérieurs : car il y a des palais en nous, des magnificences, des clartés d'aurores, des embrasements et des orages.  Ceci s'obtient par la constance à penser juste, à sentir bellement, à agir pieusement.  Balayant les préjugés, chassant les vermines de l'égoïsme, donnant à nos visiteurs invisibles le pur encens des enthousiasmes à respirer, on facilite l'accès de notre coeur à la Lumière que force, pour ainsi dire, à descendre cet effort moral constant, et on la reçoit avec la plus grande plénitude.  
  
   Telle est la formule du pacte tacite que conclut tout propagandiste avec la vérité qu'il veut répandre.  Une fois le centre net, tout le reste deviendra pur.  
   Il faut, en outre, prendre des précautions accessoires et spéciales à l'organe qu'on emploie.  
   Ainsi, pour l'orateur, pas de mensonges, pas de paroles inutiles, pas d'actes bas.  Pour l'écrivain, pas de polémiques personnelles, pas de pensées étroites, pas de lectures vides.  Pour l'artiste, pas de sentiments mesquins, pas de réalisme servile, pas d'esclavage sensuel.  Et, pour tous, un désir enflammé du mieux.  
   Pour la maîtrise du moyen choisi, une volonté persévérante peut toujours l'acquérir : c'est le métier, la richesse du vocabulaire, le balancement des périodes, la science du dessin, de la couleur, de l'orchestration.  C'est ce qu'on peut apprendre en utilisant les qualités mentales.  Il y a, pour cela, l'école, la tradition, l'étude personnelle.  
   L'état du milieu ambiant est un facteur très peu connu.  Tous ses caractères sont dans l'invisible et ne se révèlent que par des signes à l'interprétation délicate.  C'est quelques-uns de ces signes que cherchaient à découvrir les anciens avant un acte décisif, par les présages de la terre et des astres.  Mais les sciences divinatoires, si admirable qu'en soit l'ordonnance, même dans la Chine et dans l'Inde, ne révèlent jamais qu'un coin du mystère des choses.  Nous autres chrétiens devons dépasser ce chemin creux qui mène au polythéisme.  Notre geste, après avoir amassé tous les éléments du connu, sera d'affronter l'inconnu avec le tremblement suppliant de la prière et l'audace certaine de la foi.  

   Quant au public, auditeur ou spectateur, on ne peut presque rien sur lui pour le préparer (1).  Avant que deux interlocuteurs soient en présence, ils portent déjà en eux-mêmes leurs capacités de compréhension réciproque.  Chacun cherche et va où sa soif le pousse.  On ne peut goûter quelque chose du surnaturel qu'après avoir épuisé les amertumes du temporel.  Ceux-là seuls qui ont reçu un don de Dieu peuvent espérer que leur parole portera des fruits durables.  Les autres pourront nous émouvoir, il leur sera presque impossible de changer un coeur, de transmuer un esprit, de régénérer un corps.  La seule propagande accessible au commun, c'est la contagion muette de l'exemple.  

   Un bon exemple est une Lumière définitivement acclimatée ici-bas.  Les méditations qui préparent la vie belle, les souffrances animiques qui la vivifient, les fatigues physiques qu'on supporte à réaliser son devoir sont les phases de l'adaptation de l'idéal aux conditions terrestres.  Une Lumière ainsi nourrie, vêtue ou matérialisée, sera comprise de nos frères, parce qu'elle aura la forme de l'acte, au lieu d'être restée un concept ou une notion esthétique.  Si elle dirige tous les détails de notre conduite, elle rayonnera autour de notre présence : esprit, elle parlera aux esprits : jaillie du fond de notre coeur elle atteindra le fond des coeurs, s'y implantera et les aidera d'une façon mystérieuse et efficace.  

   Telle est la plus facile, la plus fructueuse des propagandes.  
   Elle ne demande ni dons spéciaux, ni efforts héroïques : elle consiste essentiellement à rendre compréhensible aux autres ce qu'on a soi-même assimilé.  Etudions cela d'un peu plus près.  
   Entre la conception intérieure d'une idée et sa réalisation extérieure s'étend le domaine de l'expression : chacune de ces trois phases, qui correspondent respectivement à la découverte du Vrai, à la formation du Beau et à l'action du Bien, possèdent leurs organes propres, susceptibles, les premiers, d'une hygiène spirituelle, les seconds, d'une hygiène psychique, les derniers, d'une hygiène physiologique.  
   Les concepts s'épurent par l'entraînement moral : et les actes se perfectionnent par l'entraînement physique.  Quant au stage mitoyen de l'expression, il dépend des rapports de l'esprit avec la matière, et de l'organe avec le milieu.  
   Or, toutes ces choses étaient familières aux Anciens.  Ils avaient une certaine connaissance - incomplète en elle-même, mais profonde en face de la nôtre - des liens qui unissent les êtres corporels aux entités invisibles dynamiques.  Il y avait, dans les temples, tous les manuels utiles à l'entraînement de l'expérimentateur, du philosophe, du poète, du musicien, de l'orateur, du thaumaturge.  Les résultats qu'ils obtenaient étaient des améliorations, des perfectionnements, des sublimations.  Ce que l'Évangile nous permet d'accomplir, ce sont de véritables créations, car le disciple est un évocateur de l'Absolu, théurge du Dieu un et non plus des dieux.  

   Pour lui, les armées des êtres n'existent que comme représentations divines.  Il n'attend rien d'elles, il ne leur demande rien.  Réfugié en Dieu, debout à la droite du Verbe, il se tient étroitement attaché à Lui : aucune splendeur créée n'éblouit son regard, mais à tout être, aussi bien au caillou qu'à l'astérisme, il est prêt à se donner, puisque tout être est l'objet de la tendresse providentielle.  Ne laissez donc échapper aucune occasion de bien faire : l'invisible, ce que les taoïstes appellent les influences errantes, est un mécanisme extrêmement compliqué : l'enchevêtrement des individus, des événements, des forces, pour inextricable qu'il soit sur le plan physique, l'est bien plus encore de l'autre côté du voile : car les faits perceptibles ne constituent qu'une minime partie des possibilités latentes de l'univers.  L'existence terrestre est une faveur : les esprits se pressent en foule aux portes de ce bas monde, en dépit des souffrances qui les y attendent ou, plutôt, à cause d'elles.  

   En étant donc attentifs avec scrupule, nous exerçons une charité générale.  Beaucoup profitent de nos actes, de nos sentiments, de nos pensées, d'autant mieux que notre idéal est plus haut, c'est-à-dire notre intention plus pure.  
   Donner pour s'acquérir des mérites, c'est de l'égoïsme : donner par compassion est parfait : nous ne pouvons faire mieux : plus tard, quand nous aurons appris à tout donner, jusqu'à notre propre existence, nous pourrons songer à agir par pur amour de Dieu : mais il est inutile d'essayer cela maintenant.  

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1.  Quoique les arrangements scéniques de Wagner, renouvelés des brahmanes, des Egyptiens et des Chaldéens, supposent le contraire.