CHAPITRE PREMIER

- 1 Toute créature a des droits et des devoirs. Ses droits : c'est ce que le reste de l'univers est dans l'obligation de lui fournir. Ses devoirs : c'est ce qu'il faut qu'elle donne à cet univers sous peine d'enfreindre la Loi, de détruire l'harmonie, de léser les autres êtres.

Le fonctionnement du monde peut donc passer par trois états :

L'un : négatif, où le cosmos est en voie de disparition vers le Néant; c'est quand les êtres ne s'occupent que de leurs droits.

Le second : neutre, où se maintient l'équilibre du régime de la Justice; c'est quand les êtres savent balancer exactement leurs droits et leurs devoirs; ceci est l'idéal scientifique et humain.

Le troisième : positif, où les êtres se soucient plus de leurs devoirs que de leurs droits. L'univers tend alors vers la vie absolue : c'est le régime de l'Amour, que prêchent les religions, et nommément l'Évangile.

- 2 Chacune de ces trois classes de volonté s'affirme en agissant; mais les modes de cette affirmation sont divers. Sans disséquer ici tous les éléments connus de ce corps très complexe, de ce principe central individuel, qu'est la puissance volitive, nous pouvons nous rendre compte qu'il est pourvu d'organes de réception et d'organes de manifestation. Suivant le point où il en est de son cycle de développement, il emploie un groupe d'organes plutôt qu'un autre. Ainsi, tel homme vit, c'est-à-dire veut, avec son intelligence, ou avec l'une des facultés de son intelligence; tel autre avec l'un de ses pouvoirs corporels, et ainsi de suite.

De sorte que chaque phénomène vital est en somme un acte de volonté, aux racines plus ou moins profondes.

D'autre part, notre organisme le plus extérieur étant le corps physique, l'acte le plus extérieur aussi que nous puissions accomplir est donc l'acte physique. Et il sera le plus complet, le plus saturé d'énergies, le plus fécond, puisque, pour mouvoir l'instrument corporel, le courant volitif aura eu à traverser, à évertuer, à ébranler tous les organismes intellectuels, animiques, magnétiques et sensoriels intermédiaires.


- 3 L'acte matériel est donc le plus sain, le plus normal, le plus équilibrant. Si j'avais le moyen et le loisir d'esquisser un manuel de psychologie spirituelle, ce serait ici le lieu de faire voir quelle armée d'énergies, quelle suite séculaire d'efforts furent nécessaires pour que, par exemple, notre enfant pût mettre un pied devant l'autre. Toutes les puissances du monde sont ici en action. La plus misérable des formes de la vie mérite infiniment d'être étudiée, d'être admirée, d'être aimée.

Il serait aussi important de faire pressentir que tel artiste, en dessinant le pli d'une robe, tel potier en tournant un vase, tel poète qui exprime l'ineffable par des mots, tel musicien qui nous apporte un accord de l'harmonie des sphères, tel philosophe qui cultive une fleur de méditation, jettent chacun dans le vaste champ du futur le germe d'un organe, d'une possibilité physique pour les races de l'avenir. La vie est partout.

Mais il faut circonscrire nos imaginations.


- 4 Tout est un être, en dernière analyse; il faut comprendre ici que les plus grands mystères ne sont pas cachés, mais fleurissent en foule sous nos pas. Marcher, dormir, vivre, en un mot : qu'y a-t-il de plus inexplicable ? Quel savant dénombrera tous les efforts, toutes les souffrances, les sensations, les sentiments, les pensées innombrables, qui, répétées durant des millénaires, nous permettent aujourd'hui de mouvoir notre main instantanément ? Que d'efforts n'y a-t-il pas sous la spontanéité d'un mouvement réflexe ?

Telle est l'expression de la seconde face du formidable axiome que la vie est en tout. Les sages du vieux temps connurent cette vérité, et quelques-uns en firent le grand arcane de leurs initiations, arcane d'autant plus occulte qu'il est découvert, d'autant plus difficile à saisir qu'on le trouve exprimé à chaque seconde et partout, d'autant plus inaccessible à la convoitise cupide, que le seul dragon qui en défende l'approche est le propre égoïsme de l'homme.


- 5 Si la notion vive de la vie universelle inspira le communisme métaphysique du Jaune, la mansuétude de l'Aryen, et l'âpre activité du Sémite, la véritable forme et la plus compréhensible s'en trouve fixée dans le verset divinement simple de l'évangile joannite : " Tout ce qui est, a été fait par le Verbe, et rien de ce qui est n'a été fait sans Lui ".

Le Verbe est Dieu, le Verbe est la vie; la vie est partout; le Verbe est partout. Les états de l'être ne sont que des vêtements; et comme les créatures sont elles-mêmes ces modes infinis de l'Etre, toutes : de la plus microscopique à la plus immense, de la plus belle à la plus monstrueuse, sont les robes dont Il cache à nos yeux clignotants la radieuse splendeur de Ses membres ineffables.

En chaque créature, Il réside, bienfaisant, très pur, très secret; Il est, en elles, leur âme unitaire et unifiante; mais toutes les puissances, tous les halos, tous les organes de l'individu, ses ciels, ses terres et ses cloaques, sont les habits de ce Verbe omniprésent; tout cela Lui appartient et tout cela est donc encore Lui-même.

Si le règne minéral fournit à la plante sa substance, celle-ci fait de même pour l'animal, et ces trois ordres s'unissent pour offrir à l'esprit humain le chef-d'oeuvre organique de leur silencieuse collaboration. Ils sont, je le répète, les vêtements de ce Verbe dont l'esprit de l'homme doit devenir un jour le corps glorieux.


- 6 Ne vous effarouchez pas de cette phraséologie d'illuminé; si dans la matière, les forces s'entre-dévorent; si dans l'animique, les passions s'incendient mutuellement; si dans l'intellectuel, les idées se choquent, dans l'Esprit tout s'ordonne, tout se concilie, tout s'harmonise.

Le langage y est surhumain, les émotions angéliques, et les pensées universelles. Ne prenez donc pas les mots dont on use ici dans le sens que l'usage des sectes et des écoles leur a conféré; voyez-les comme des signes tout neufs; comprenez-les comme on les comprit aux anciens siècles, quand ces très vieilles idées vinrent pour la première fois sur terre.

- 7 Il est peu utile, sauf pour les spécialistes pourvus de dons particuliers et investis d'un caractère d'ambassadeur, de se servir, dans l'étude des questions morales, d'un vocabulaire bien savant. La langue usuelle nous offre tous les termes nécessaires à la notation des phénomènes intérieurs. Les mystiques de notre race nous montrent excellemment ceci. Quand, par exemple, Amiel explique que le sauvage civilisé fait un homme; que l'homme cultivé fait un sage; que le sage éprouvé fait un juste; que le juste, qui a mis la volonté divine à la place de sa volonté propre est un saint; et que ce saint est le régénéré, le spirituel, le céleste, le libre, dont parlent toutes les religions, il décrit, en termes compréhensibles à la masse, l'ascèse des vieux ésotérismes, et l'ascension des mystiques.

Donc, à notre époque, où l'abus des termes excessifs est devenu d'un usage si général, réagir en restituant aux mots leur valeur primitive, simple, absolue, est une bonne chose. Ainsi, dans l'ordre d'idées qui nous occupe en ce moment, on ne devrait pas classer sous le vocable de spiritualistes, cette masse énorme d'individus qui sentent remuer en eux des tendances plus ou moins vagues, plus ou moins faibles, plus ou moins latentes, vers des formes d'idéal; ou plutôt, si : tous ceux-là sont des spiritualistes en ébauche; le critique est obligé de les ranger sous cette dénomination; mais c'est eux-mêmes qui ne devraient pas s'accorder ce titre, car on ne tire jamais que des bénéfices d'une excessive sévérité envers soi.


- 8 Un spiritualiste est, par étymologie, celui qui croit à l'existence, à la primauté, à la permanence de l'Esprit; c'est un homme qui sait cet agent partout actuel, en tout actif, principe et fin de tout; c'est un coeur assez sensible pour en percevoir les effets mondiaux; c'est une intelligence assez vaste pour en connaître les modes les plus contraires; c'est, pardessus tout, une volonté assez royale pour faire obéir les instincts de la chair, les tendances du moi, les paresses de la pensée, à ce qu'elle a pu reconnaître, dans les voix que sa conscience entend, comme l'appel très sage de cet Esprit. Si tout homme porte en soi un idéal, même obscur, même bas, celui qui se réclame de l'Esprit, doit concevoir le plus haut, le plus neuf, le plus lointain des Idéals, et il le doit nourrir de son amour, de toute son intelligence, de toutes ses forces, et de tout son sang.

C'est un tel serviteur qui a seul le droit à la qualification de spiritualiste; il paraît à la foule un surhumain, parce qu'il est exceptionnel, bien que cependant le simple titre d'homme soit le plus beau et le plus difficile à conquérir.


- 9 Or, si celui qui parcourt ces lignes pressent, malgré leur maladresse, quelque peu du Beau, du Flamboyant, de l'Ineffable, dont elles procèdent, il est élu, dès lors, à la béatitude et au martyre. Car, " le devoir qu'on devine nous lie dès cet instant ".

En réfléchissant à cette sentence, on à l'intuition nette que le vrai principe de notre moi vit plus haut que notre conscience ordinaire; et, en effet, la personnalité n'est qu'une partie de nous-mêmes, celle où luit, pour l'instant, le soleil de la vie psychique terrestre; chacun des organes de l'individu n'est en rapport qu'avec la sphère du Non-Moi qui lui est analogue et correspondante; ces rapports, alternativement passifs et actifs, constituent les droits et les devoirs des créatures; ils existent en dépit de la connaissance que nous pouvons en acquérir, mais dès que cette connaissance a lieu, ils s'imposent à nous comme la loi même de notre santé totale.

Ou, plus exactement, ces rapports ne se dévoilent qu'à l'heure où nos forces physiques, intellectuelles et morales sont assez développées pour que nous collaborions dans le sens actif ou passif qu'ils indiquent; la loi de nature est appliquée par des puissances invisibles qui graduent l'effort selon notre degré d'évolution. Aussi, quand nous sommes aptes à suivre telle classe de l'École du Monde, on nous y conduit, et il serait maladroit et puéril de ne pas vouloir entrer : un devoir est un instituteur.


- 10 Sachant donc que chaque jour de notre existence est préparé par des guides capables, sachant que nos contacts avec le dehors sont toujours opérés par ce qu'il y a dans le sujet de semblable à l'objet, comme d'ailleurs les anciennes sagesses ésotériques le répètent à l'envi, - nous autres, qui aspirons à devenir les réceptacles, les serviteurs et les propagateurs de l'Esprit, de la Force des forces, de Dieu, sachons aussi, entre les guides, - entre les devoirs, - qui s'offrent à nous, choisir les plus durs; sachons, entre les demandes que nous font les autres êtres, choisir les plus exigeantes, les plus hautes.

Nous reconnaîtrons alors la vérité de l'enseignement des sages : rabbins à la barbe fourchue, philosophes à la parole fleurie, brahmanes immobiles, Pères romains d'abondante éloquente, moines enfiévrés de jeûnes, tous s'accordent à dire que, selon la nette formule de Marsile Ficin et d'Angelus Silesius : " Comme l'oreille emplie d'air entend les vibrations de l'air, comme l'oeil rempli de lumière voit la lumière, c'est Dieu qui, dans l'âme, voit Dieu ".

Ne jugez pas cet axiome panthéiste. N'accordez jamais grande importance aux étiquettes; elles s'usent, et elles se décollent; étudiez plutôt l'objet qu'elles prétendent décrire.

Dieu est en nous : non pas comme la forme de l'eau et dans chacune des gouttes de l'Océan; Il est en nous individuellement, personnellement, comme lumière distincte, comme feu central particulier, - et tous les composants du genre humain sont uns, parce que la lampe sacrée qu'abrite leur coeur à chacun vient de Dieu et est Dieu, mais pour comprendre ceci, il faudrait comprendre comment le zéro devient l'unité, comment le Point mathématique devient la forme géométrique, comment le monde est créé, comment l'infini devient fini et l'absolu relatif.

Ce n'est pas cela qu'il est nécessaire de savoir; c'est plutôt ce que je vais essayer de décrire.


- 12 Dieu est en nous l'organe essentiel; avec lui nous sommes tout; sans lui, nous nous évaporons dans le néant. Mais, par la même raison que ce vaste univers fut manifesté, il faut, pour la croissance de ce germe ineffable, pour la splendeur de cette étincelle, des efforts et un aliment; c'est à cause de cela qu'il y a en nous le moi qui n'est pas Dieu, qui lutte contre son Père, qui cherche à le détrôner; si ce moi se transforme, il y a régénération, renaissance mystique, salut et vie.

La bataille est donc nécessaire, inévitable, bénie.

La vie c'est le mouvement; l'immobilité c'est la mort; plus le mouvement est subtil, plus la vie est haute, puissante, parfaite; plus l'immobilité est intérieure, plus la mort est néfaste et grave. Il faut donc vivre, c'est-à-dire vouloir sans cesse, sans relâche, le plus hautement possible, dans l'Esprit et non dans aucun des aspects de la Matière.

Que le spiritualiste comprenne à fond ceci : car. s'il est un signe auquel la foule le doit reconnaître, c'est qu'il aura la stature d'un homme de volonté; et comme nul ne peut vouloir extraordinairement, S'il n'aime extraordinairement, l'amour vrai sera le réactif de sa puissance volitive, et les oeuvres de celle-ci les aliments de sa flamme mystique.


- 13 C'est son idéal que le spiritualiste doit chérir d'une tendresse inlassable : c'est à lui qu'il doit tout rapporter, c'est de lui qu'il doit tout attendre.

A l'amant, rien n'a de prix que le sourire de l'être qu'il aime. Le serf d'une idée ne s'inquiètera donc pas de ses échecs, de ses déboires, de ses recommencements : Cejourd'hui ne semble pas promettre de récolte ? Qu'est-ce que cela fait ? Demain en donnera peut-être : n'est-ce pas le désir de l'Ami que Son esclave s'efforce ? Le grand charme du travail est la certitude, qui l'idéalise, d'être le geste que l'Aimé souhaite qu'on fasse. Que ce geste n'ait point d'effet apparent, qu'il soit à répéter cent et cent fois, qu'il nous amène la moquerie ou la haine, qu'il nous épuise, jusqu'à la mort même ? Eh oui ! L'Ami est là qui le fera resplendir quand il le jugera bon, qui nous aimera au centuple de ce que nous aurons été haïs, qui nous recréera beaux de sa beauté, forts de sa puissance, savants de toute son intelligence, lucides de toute sa clairvoyance. Avançons, non pas dans une heure, mais de suite; marchons sans regrets, sans fièvre, sans plainte. Qui n'avance pas recule; et c'est, en vérité, par la patience que nous pourrons nous posséder nous-mêmes.


- 14 " Aucune chose - écrit le prestigieux Pic de la  Mirandole, - aucune chose n'est plus profitable que de lire, jour et nuit, les Saintes Écritures; il y a en elles une certaine force céleste, vive, efficace, qui, animée d'un pouvoir merveilleux, convertit l'âme du lecteur à l'amour divin ".

L'oeuvre du savant, de l'artiste, du musicien, du prophète est toujours oeuvre d'inspiré; l'auteur est toujours l'interprète d'un invisible, et si la puissance d'expression du livre, de l'édifice, ou de l'objet d'art dépend de la maîtrise technique et de la compréhension animique du travailleur, si sa puissance de rayonnement se proportionne à la réceptivité du public, - la puissance cultivatrice, l'émotion, l'émulation, l'ardeur que l'oeuvre va susciter, dépendront de l'altitude, de la pureté, de la beauté intrinsèque de l'invisible inspirateur.

Un homme robuste et qui travaille, jouit d'un bon appétit; il faut que notre sensibilité, que notre esprit, que notre mental travaillent pour avoir faim. La faim intellectuelle, cela s'appelle le désir d'apprendre; la faim psychique s'appelle l'admiration; la faim passionnelle se nomme l'amour; la faim du coeur spirituel, c'est l'adoration de Dieu.

Il faut donc que l'aspirant spiritualiste s'apprenne à apprendre, s'apprenne à aimer, s'apprenne à admirer, s'apprenne à adorer.


- 15 Regardons les herbes des champs; combien d'entre elles, répandues à foison, contiennent, pour le thérapeute sagace, les vertus curatives les plus énergiques ! Ne faisons pas comme le promeneur désoeuvré, ni comme le savant à système-; les vieux alchimistes disent que la matière de leur poudre philosophale est commune et que les enfants s'en servent tous les jours dans leurs jeux. Illustration ingénieuse d'une vérité générale, cette remarque doit nous rendre attentifs à tout autour de nous. Il n'est pas de monstre qui ne révèle quelque beauté à l'oeil du peintre; il n'est pas d'homme vulgaire chez qui l'amant du divin ne puisse faire jaillir quelque étincelle d'idéal.

Ne rejetons rien; tout s'offre à nos enquêtes; ne refusons aucune aide; ne fuyons aucun travail; et comme l'enseigne le vieux théodidacte, Jacob Boehm, " que le disciple apprenne à ne dire jamais : Non, dans la Colère, - et à dire toujours : Oui, dans l'Amour ".

Le grand Alchimiste emploi une substance extrêmement vile; les perles et les gemmes que sa divine industrie sait en extraire, n'en sont que plus précieuses; pourquoi serions-nous plus difficile que Lui dans nos petits travaux, tâtonnants et hasardeux ?