Une autre lettre de Sédir 2

 Il faut penser à ce que pouvait devenir la poignée d'hommes que Sédir avait tirés des quatre coins de l'idéologie spiritualiste subitement lancés dans l'aventure de 1914-1918.

 Les uns gardant de leurs anciennes attaches libertaires un dégoût de la violence, d'autres réveillés d'un romantisme religieux ne pouvaient que perdre pied. Celui-là enthousiaste mourait de sacrifices dès les   premiers mois; chacun faisait pourtant son possible avec la foi au Christ chevillée au coeur.


 Des basses-fosses allemandes, de la souffrance des hôpitaux de l'arrière, des misères physiologiques et de l'usure nerveuse des tranchées il était, il faut l'avouer, bien difficile de garder son équilibre.


 Aussi la lettre de Sédir, comme le baume attendu, arrivait-elle avec sa recharge d'énergie et de courage; cette réponse, aux mots portant juste, ces conseils affectueux devenaient autant de forces vives pour nos   esprits troublés. Il s'y employait du reste sans relâche, prenant sur ses nuits pour les rendre fréquentes et chargées de nouvelles. Celle-ci, adressée à l'un des nôtres particulièrement timoré et douloureux, peut donner une idée de la mise au point directe et pleine d'enseignements.


 Elle peut aussi être actuelle pour bien des états d'âme.

 
     16 novembre 1915.

Mon bon L...

    Je t'ai écrit il y a deux ou trois jours.

    Tu prends les choses trop à coeur. Songe qu'elles sont ce que le Ciel permet qu'elles soient; à moins qu'elles ne tombent dans le rayon de notre responsabilité.


    Songe en outre que, comme on disait au XVIIIe siècle, l'homme de bien doit faire chérir la vertu. Alors aie le sourire, ne fais pas la tête à toutes les pauvres brutes qui t'entourent; que tu n'essaies pas de les   améliorer, possible; quoique, à vrai dire, tu le devrais. Mais je t'accorde que c'est extrêmement dur; au moins tâche de les considérer avec une bienveillante compassion.


    Quant à ta sécheresse, à tes humeurs noires, elles sont logiques, ne t'en inquiète pas; c'est la façon de souffrir. Et puis, tu as l'essentiel: de reconnaître que tu as tort.

    Vois-tu, quand il y a une montagne à grimper, il faut l'aborder en douceur.
    (Ici une longue énumération de nouvelles et d'adresses au front, puis): Tu vois, ta femme est d'aplomb.  T''as pas honte.?

    Au revoir, mon bon L... Je te taquine, mais je t'aime bien et t'embrasse de tout coeur.

     SÉDIR.
 
 En ces courtes petites phrases, tout le balan de l'accomplissement d'un destin, d'une échéance collective, tout le jeu providentiel aussi, prêt à venir en aide à cette bonne volonté par trop craintive.

 Considérant la difficulté d'une action que la promiscuité hétéroclite de ces dépôts d'hommes rend forcément rebutante, c'est le discret appel à une compréhension plus généreuse, à un effort plus joyeux pour le dépassement de soi.


 Le drame intérieur, fait accepté une  fois pour toutes, ne pouvant être pour celui qui veut suivre le Christ un argument puisque « c'est la façon de souffrir »: inutile d'y revenir et même d'en parler. Et cette gaminerie de la fin, que la tension des circons-tances exige presque, montre toute la sollicitude du chef devenant le copain; de manière à fondre les dernières résistances.


 La sévérité de la doctrine est ainsi rompue dans toute l'oeuvre de Sédir par une merveilleuse adaptation au coeur et aux faiblesses humaines; ce, qui en fait bien l'héritage évangélique que nous désirons suivre.


 FERNAND MAURICE