QUI EST MA MERE
ET QUI SONT MES FRERES ?


On peut se représenter le monde comme une forêt où poussent dans une confusion en apparence inextricable toutes sortes de plantes, d'arbustes et d'arbres. Cependant un ordre caché dirige ce chaos; la nature du terrain, sa pente, le régime des eaux, celui des vents, celui de la lumière favorisent ou contrarient la germination des graines et leur croissance. Il en va de même pour la forêt du genre humain, avec cette particularité que nous sommes des plantes doubles, terrestres et célestes à la fois, plongeant par en bas des racines dans le physique, dans l'humus du Destin, par en haut, descendant du spirituel au contraire, mais produisant les deux sortes de fleurs à la clarté du jour. Ainsi, quel que soit le travail auquel nous nous adonnions, métier manuel ou labeur métaphysique, art ou science, réalisation ou spéculation, ses fruits participent du Ciel et de la Terre. Et nous-mêmes, construits avec les éléments antérieurs de l'évolution, de l'atavisme, de l'hérédité, nous nous voyons parachever au moyen d'une double descente actuelle. Des forces cosmiques supérieures viennent au berceau de chaque enfant, et, en plus, une lumière surnaturelle, une grâce divine lui est offerte par le ministère de son Ange.

Pour toute créature, trois facteurs : les forces évolutives du passé, la force présente de l'individu, les forces involutives des mondes supra-terrestres; et, quand il s'agit de l'homme, un quatrième facteur : le don divin que le Christ nous présente, mais que nous n'acceptons pas toujours.

Ainsi, près de chaque berceau se rejoignent deux longues théories de parents : la lignée selon la chair, la lignée selon l'esprit. Si la machine du monde n'avait pas été faussée par les innombrables désobéissances de notre race, ces deux lignées coïncideraient. Une telle harmonie est rare; aussi ren-contre-t-on trop souvent des incompatibilités de caractère, des haines, des écarts de valeur entre les membres d'une famille.

Ceci est le cas général; il y a des cas exceptionnels. Une nation peut avoir besoin d'un stimulant, d'une aide; elle peut avoir mérité un initiateur ou un geôlier. Alors, dans une famille dont les membres présentent les propriétés et les facul-tés convenables à la tâche qu'il devra remplir, arrive soit un esprit humain très en avance qui retourne sur ses pas pour encourager des retardataires, ou quelque créature extra-humaine, un génie peut-être, un dieu, ou peut-être un démon, qui apporte une science nouvelle, un grand progrès social, une forme d'art inconnue, ou qui, au contraire, inculque à la foule dont il s'empare les dures leçons de la souffrance.

Laissez-moi, ici, vous demander deux choses, de la façon la plus instante. D'abord, ne vous appliquez jamais, ni à vous--mêmes, ni à vos enfants, la vaine gloire de l'une de ces exceptions. Je vous le répète encore, l'âme plus vieille, l'esprit qui, sur des mondes supérieurs, gouverne telle de leurs fonctions, ou qui, dans des mondes inférieurs, excite telle de leurs colères, quand il prend un corps ici-bas, oublie peu à peu son état antérieur. Ceci est une loi rigide; personne, depuis l'âge de raison, ne peut lever le voile qui sépare les existences et les mondes; aucune voyance, aucun art occulte ne peut faire reparaître ce que nous fûmes. Soit pour nous préserver de tentations d'orgueil ou de lâcheté trop lourdes à notre faiblesse, soit pour faire croître en nous la foi surnaturelle, soit pour nous éviter le désespoir, le Ciel ne veut pas que nous connaissions avec certitude notre passé ni notre avenir. Ainsi ne cherchons jamais à savoir qui nous sommes, qui est tel héros ou tel génie; il ne faut pas juger.

Ensuite, acceptez, si elle vous plaît, la théorie des existences multiples, ou rejetez-la; il n'importe, puisque le chrétien ne doit pas se soucier de son avenir, mais seulement du jour présent, à la perfection duquel il consacre toutes ses forces. Le plus simple est de ne pas vous occuper de la réincarnation, de ne pas prêcher cette doctrine, de n'en pas scruter les mystères. Cette théorie, en effet, n'offre aucune précision. Comment en serait-il autrement ? Nous ne savons pas de quoi, au juste, nous sommes constitués, ni d'où viennent nos énergies; nous ne connaissons pas l'invisible, nous avons oublié nos ancêtres, nous ignorons nos descendants, nous ne voyons pas nos guides. De plus, nos chemins ne sont pas individuels, mais collectifs; nous marchons, nous vivons par groupes, par familles spirituelles; nos aînés nous entraînent et, à notre tour, nous tirons nos cadets; le chef de groupe, l'aîné de cette famille, peut changer les fonctions de chacun des membres, changer leurs places, modifier leurs fardeaux.

Voici un homme qui meurt; l'ensemble de sa personnalité comporte plusieurs séries d'éléments que l'on pourrait répartir en deux grandes classes : les éléments momentanés, que la mort restitue à leur milieu d'origine, tels le corps, les notions automatiques, les énergies superficielles; et les éléments permanents, les acquis profonds, qui augmentent le moi immortel, parce qu'ils sont de nature extra-terrestre. Or il est écrit : "A celui qui n'a pas, il sera encore ôté ". Si donc l'ange conducteur de la famille spirituelle voit que cet acquis rend son possesseur orgueilleux ou avare, il peut le lui prendre, en tout ou en partie, et le donner à quelque autre individu de cette famille. C'est pourquoi le sujet qui se réincarne n'est presque jamais identique à lui-même; entre la mort et la renaissance, il peut être amoindri de telles ou telles qualités, agrandi de telles ou telles autres. Il n'y aura jamais deux Mois dans un même corps; mais tout ce qui entoure ces Mois peut faire l'objet des répartitions les plus variées.

Ces apparentes anomalies ont, comme résultat moral, de développer en nous le sentiment indispensable de la fraternité, puisque nous contenons chacun un peu des particules physiques ou fluidiques qui, en plus grande quantité, constituent tels de nos semblables. Les sympathies et les antipathies spontanées n'ont pas d'autre cause.

En outre - car tout ceci appartient à l'ordre naturel - , selon l'ordre surnaturel, le fruit d'une existence, la lumière de toutes les actions bonnes accomplies dans l'humilité se retrouve, ou plutôt s'attache au Moi d'une façon permanente. Mais si, un jour, ce Moi cède à l'orgueil et vient à croire que cette lumière lui appartient, le Ciel la lui retire presque entière-ment et la donne à un autre plus humble; ici aussi " à celui qui n'a pas, il sera encore ôté ".

Voilà les lignes générales suivant lesquelles s'opèrent les " révolutions des âmes ". Mais voici le cas singulier par excellence que le Christ apporte à ce plan primitif et dont Il confère à Ses disciples parfaits le renouvellement possible par un privilège exceptionnel dépendant de l'Esprit Saint.

Au milieu d'une réunion populaire, averti que Sa mère et Ses frères le demandent, Jésus réplique : " Qui est ma mère et qui sont mes frères ? " Parole bien dure au sentiment humain; mais, je dois le dire, parole conforme à la réalité des faits.

Ni vous ni moi n'avons le goût des controverses; nous ne rechercherons pas si ces " frères " étaient des frères ou des cousins.

Les catholiques affirment que la très sainte mère du Christ n'a jamais eu d'autre enfant et que sa virginité fut perpétuelle; les protestants, par contre, prétendent qu'elle eut de son époux plusieurs enfants. Qui décidera entre les mérites de la virginité et ceux de la maternité ? Le conseil de saint Paul, que l'on brandit toujours en faveur de celle-là, me paraît, si j'ose dire, une défaite, car personne n'est certain, eût-il triomphé de dix mille tentations, de ne pas succomber à la dix mille et unième. Et si toutes les femmes refusaient la maternité, comment les esprits qui, aux portes de la terre, attendent avec impatience de venir se purifier par la douleur, effectueraient-ils leur évolution ? D'autre part, il est certain que la chasteté corporelle économise certaines forces et permet de les transposer en oeuvres psychiques : toute la sagesse pré-chrétienne est d'accord là-dessus avec la sagesse catholique. Mais ces transmutations de dynamismes nerveux en dynamismes fluidiques n'atteignent pas plus haut que le magnétisme ou le mental; elles ne joignent pas le surnaturel; elles sont hyperphysiques, non pas divines. Et puis, quel casuiste jugera si les douleurs de la maternité, les veilles et les angoisses d'une mère, si souvent hors de proportion avec les joies de l'amour conjugal, valent plus ou moins que les renoncements de la virginité monastique, avec ses luttes et ses rigoureuses pénitences ?

Mais revenons à notre sujet.
Si Jésus est Dieu, si Son corps terrestre fut formé dans le sein de Sa mère par une opération spéciale de l'Esprit Saint - et l'on doit croire cela contre toute raison physiologique - , Il n'avait, de toute évidence, rien de commun avec Ses parents terrestres.

Pourquoi donc emprunter, venant en ce monde, la voie commune ? Pour la renouveler, pour la sanctifier, pour la diviniser. Il serait inconvenant d'exposer ces mystères; nous ne les connaîtrons que lorsque nous ne serons plus les uns pour les autres que des amis indéfectibles; mais lés époux chrétiens peuvent savoir que l'état de mariage renferme de miraculeuses possibilités. Le Christ ne craint pas d'y faire allusion en proclamant que ceux-là sont Sa mère et Ses frères qui mettent en pratique la parole de Dieu. Entendue dans sa plénitude, cette phrase exprime le secret de la véritable régénération.

Imaginez, en effet, un disciple parfait, homme ou femme. Il ne considérera jamais que le service de Dieu; il ne se permettra ni une pensée, ni une parole, ni une action qui ne soit pour autrui et par amour de Dieu; non content de subvenir aux travaux qui se présentent, il choisira toujours, entre deux fatigues, la plus pénible à l'égoïsme; enfin, lorsque aucun labeur ne le réclame, il s'ingéniera à en inventer pour le bien général; et, menant cette existence de sacrifices perpétuels, se tiendra quand même pour un serviteur inutile. Chez un tel être, tout se transforme peu à peu, se régénère et se recrée. Ses facultés mentales, ses puissances animiques, ses forces corporelles, et jusqu'au dernier globule de son sang, jusqu'à la moelle de ses os, tout est lavé des taches ancestrales et des péchés personnels. L'Esprit redonne à tout cela une vie neuve, une vie divine; le Verbe naît au centre de cet être; il devient le père et la mère et le frère et la soeur du Christ, puisqu'il tire désormais de ce Christ toutes ses vertus, comme la pousse nouvelle tire sa substance et ses qualités du cep ancien sur lequel elle fut greffée.

J'espère que vous ne verrez pas dans ces courtes explications le matérialisme qu'y apercevraient sans doute certains métaphysiciens. L'Évangile n'est ni une physique, ni une métaphysique; cela, tout le monde le comprend. Mais j'ose dire encore qu'il n'est pas plus un spiritualisme qu'un matérialisme.

Tous ces points de vue sont de l'analyse humaine. L'Évangile est un regard divin sur les choses, un réalisme; il est un, il est total, il contient tous les systèmes connus et beaucoup d'autres encore. Souvenez-vous que Dieu n'est pas seulement tout ceci et tout cela, pas seulement tout ceci combiné avec tout cela; mais encore une infinité de modes inconcevables. L'Évangile, c'est la parole de Dieu.

Quand le Christ dit quelque chose, tout s'y trouve : pensée, sentiment, acte; principe, loi, fait; thèse, antithèse, synthèse. Assimilons-nous Son enseignement comme une nourriture triple; communion avec le Verbe, par l'intellect, par l'amour et par l'acte; et viendra ainsi la stase bienheureuse où ces grands ternaires eux-mêmes disparaîtront, où comprendre, aimer et agir ne seront plus pour nous qu'un seul geste.