VERS LE SURNATUREL


Le Christ est le seul des fondateurs de religions qui ait osé demander à Ses fidèles le sacrifice de leur personne par la charité, l'optimisme surhumain par l'espérance, la négation ou plutôt le surpassement de tous les concepts intellectuels, le renversement de toutes les impossibilités pratiques, par la foi. Les autres religions s'appuient sur de la métaphysique, comme le taoïsme; sur de la philosophie, comme le bouddhisme; sur les données expérimentales d'une science secrète, comme le brahmanisme, ou le mazdéisme; sur une affirmation volontaire et dogmatique, comme le mosaïsme ou l'islamisme; sur le sentiment de communauté avec toutes les autres créatures, comme certaines sectes contemplatives, filiales des religions mères. Le Christ seul place l'homme devant Dieu, sans intermédiaire autre que Lui-même, qui est un avec Dieu; seul, Il dévoile le secret formel de la création en nous la montrant comme l'ombre limitée par l'espace et par le temps du royaume illimité, éternel, infini, qu'Il habite; seul, Il nous fait comprendre que toutes les valeurs créées sont inverses des valeurs incréées; seul, enfin, Il propose au genre humain, séduit par les froides clartés de l'abstraction et avide surtout de comprendre, un mode de connaissance vivante produit par l'essor de l'âme vers les réalités surnaturelles et par la discipline du moi la plus inflexible et la plus stricte.

L'Évangile seul oblige à une vigilance, à une attention, à une critique de soi-même aussi lucides et aussi impartiales
que peut l'être l'observation du vrai savant qui guette les secrets de la matière, et, simultanément, il nous encourage à nourrir une sensibilité aussi riche, un enthousiasme aussi lyrique que ceux de l'artiste et du poète. L'Évangile tend à faire de nous des êtres équilibrés et complets.
Le vrai mystique est sain. Si un voyant ne montre pas, dans le cours ordinaire de la vie, de la pondération, du bon sens, du réalisme, on peut croire que ses visions sont fausses. Lorsque l'extase est vraie, elle ne débilite pas les facultés mentales; elle les raffermit au contraire. Étudiez dans le détail la vie de saint Bernard, de sainte Colette, de sainte Thérèse, de Mme Acarie, de saint Vincent de Paul, du curé d'Ars - pour ne citer que des exemples célèbres - , et vous verrez ces serviteurs de Dieu, qu'une critique superficielle tient pour des névrosés, maîtres dans l'art de résoudre les situations les plus difficiles, en matière d'argent, en matière de psychologie, en matière d'arrangements familiaux, sociaux ou politiques. Mais, si leur piété fut fervente, si le désir du Ciel les consuma, si leur sensibilité fut la plus délicate, ils exercèrent tous sur eux-mêmes, sur leur complexion, sur leur caractère, sur leur intellect, le gouvernement le plus autocratique.

Pour comprendre quelque chose au Christ, il ne faut pas L'étudier comme ont fait les Renan, les Ledrain, les Loisy, les Alfred Charbonnel; il ne sert à rien non plus de L'expliquer à la Taine, comme l'a fait le P. Didon. Jésus n'est pas un personnage appartenant à la seule histoire; Son milieu, Sa race n'ont pas influé sur Sa formation; les paraboles ne sont pas des allégories; et il est sacrilège de vouloir, comme écrit ce dominicain, donner aux paroles de Jésus " plus de relief et plus d'éclat ". Il faut voir le Fils de Dieu tel qu'Il est, voyageur infatigable parcourant les mondes, chargé de toutes les douleurs, prenant sur soi les épreuves trop lourdes à nos épaules orgueilleuses, épuisé de sacrifices et de veilles, mais puisant dans Son amour miséricordieux, du fond de Ses agonies, la force de ressusciter sans cesse pour de nouveaux martyres.

La folie de l'entreprise chrétienne, la faiblesse de ses moyens de fondation prouvent la surhumanité de son Fondateur.
Et, si cette oeuvre subsiste depuis dix-neuf siècles, malgré les fautes de ses ouvriers, c'est donc qu'elle contient quelque chose de divin.

Entretenir cette Lumière impérissable, la débarrasser des cendres et des obscures fumées terrestres, telle est la tâche du chrétien. Cette tâche se nomme la conquête de la sainteté. La création tout entière, Dieu ne l'organise que pour nous conduire à la sainteté. Dieu nous poursuit partout; le criminel, le pervers, le superficiel, le paresseux, nous sommes tous comme Sa proie; Il nous guette, Il nous pourchasse de fourré en fourré, jusqu'à ce qu'enfin, las des vaines délices du monde, nous tombions terrassés sous la foudre très douce de Son amour. Nous sommes les bien-aimés du Père; nous sommes l'unique souci du Fils; nous sommes les bienheureuses victimes de l'Esprit.

Mais, pour voir la Vérité, il faut franchir le seuil que ferment les voiles prestigieux des apparences. Analysons nos certitudes et nos doutes jusqu'à l'axiome qui se trouve nécessairement à l'origine de ceux-ci comme de celles-là. Puis, prenons l'axiome opposé; nous pourrons en déduire, par une suite logique, des certitudes et des doutes contraires aux points de départ de nos premières inductions. De ces antithèses on conclut d'ordinaire que tout est plausible et possible, que tout donc est incertain. Pour entrer dans la phalange mystique, il faut trouver un troisième point de départ, un troisième ordre d'axiomes qui réunisse et concilie les précédentes thèses inconciliables. Ainsi l'on entre intellectuellement dans la pauvreté évangélique. Vous savez de quelle façon on y entre moralement. Dès lors, on commence à pouvoir dire : Je ne sais rien et : Je ne puis rien. Dans ce double vide surgit la Plénitude; dans cette double nuit jaillit le Rayon; la prière commence ses balbutiements; on entreprend la Route, la Vérité paraît, la Vie descend; les horizons temporels s'estompent, tandis que, à nos regards émerveillés, montent les paysages immémoriaux de la Foi.

Voilà l'école à suivre pour pouvoir accepter l'incarnation du Verbe, pour comprendre les miracles de Jésus-Christ, pour rendre possible l'approche de l'Esprit par lequel il nous sera plus tard permis de reproduire notre Modèle. En parlant
si en détail des guérisons opérées par Jésus, je n'ai voulu que vous rendre l'Univers mystique plus accessible. De ce Royaume de la Gloire, quiconque en a seulement entr'aperçu la splendeur porte à jamais, dans son sein, la nostalgie salva-trice, et cet immortel tourment le prosternera quelque jour devant l'arbre de la Croix dont les fruits se nomment la paix, le bonheur, l'omniscience, l'omnipotence et la liberté.