L'AMOUR DIVIN


Essayons, maintenant que nous pouvons nous discipliner quelque peu, essayons-nous à aimer notre Maître : d'une part, tenir la bête bien en main; de l'autre, laisser l'ange étendre ses ailes. L'amour que la créature peut ressentir envers son Créateur diffère radicalement de toutes les autres amours. Les passions des hommes et des femmes, quelque pures qu'un idéaliste les imagine, il s'y mêle toujours, soit à leur nais-sance, soit au cours de leur épanouissement, certaines vapeurs de la chair, certaines harmonies des vibrations magnétiques, qui appartiennent au terrestre. Si Béatrice ou Vittoria Colonna avaient été des viragos, je doute que l'Alighieri ou le Buonarroti eussent pu s'accorder avec elles, même selon les modes immatériels de l'Art ou de la Spiritualité.

L'amour du prochain, si l'amour de Dieu ne le vitalise, devient vite de la philanthropie, cette industrialisation de la charité. Quant à l'amitié, le fait que tout le monde en parle m'incline à croire que personne ne la connaît. Platon, là-dessus, me paraît trop métaphysique, Cicéron me semble trop raisonnable, et Montaigne trop individualiste. L'amitié à deux ne peut être qu'une correction ennoblissante de l'individualisme. Lorsque ce beau sentiment unit plus de deux personnes, il rentre dans l'ordre chrétien, parce qu'alors la collaboration de Dieu lui devient nécessaire pour que nos invincibles égoïsmes ne le tuent pas.
En somme, nous ne pouvons rien engendrer dans l'idéal si nous n'appelons Dieu au secours de nos exaltations. Comment donc aimer Dieu, et quand L'aimons-nous ?

Un état de plénitude intérieure et de joie, de prière facile et d'optimisme, indique sans doute de l'amour pour notre Maître; mais c'est souvent un amour superficiel ou externe, qui naît d'heureuses conjonctures dans nos corps invisibles, et que les premiers souffles de l'adversité peuvent éteindre.

Quand les oeuvres charitables, les travaux ascétiques, la prière perdent leurs attraits, si je me force malgré tout à m'y astreindre, quelque dégoût que j'en éprouve, quelque certain que je crois être de leur inutilité, cela, c'est un amour de Dieu plus solide et déjà plus profond. Les anticléricaux croient que les longues oraisons nocturnes et diurnes des ordres contemplatifs ont pour effet d'allumer dans l'âme des moines et des moniales les feux de l'imagination; on voit bien qu'ils n'ont jamais expérimenté la chose. Tout au contraire, ces lentes psalmodies, ces bréviaires, ces rosaires font peu à peu tomber les ardeurs vagues du novice, le débarrassent de ses préjugés pieux, lui font voir le problème mystique dans sa simplicité, dans son effrayante nudité, dissipent son roman-tisme dévot, laissent le jour libre en lui à la froide raison et au sens critique, indispensable pour la vie intérieure, et reportent enfin le foyer de l'amour divin des régions extérieures de sa personne jusqu'à des centres de plus en plus intérieurs.

Le véritable amour de Dieu, c'est l'amour du prochain qui l'engendre. Il y a plusieurs sortes de compassions; la plus commune est une simple sensibilité physique; on doit la transformer en une sympathie plus intime, plus profonde, plus sereine. Il faut en arriver à ne plus voir les fautes ni les défauts de ceux que l'on aide, tout en ne se laissant pas duper; il faut ne pas condamner les malheureux; il faut, tout en secourant leurs personnes et leurs destins terrestres, apercevoir en eux les membres mêmes de notre Christ. Si on peut parvenir à cette vue centrale, notre charité n'aura plus de retours sur soi, ni de fatigues, ni de déconvenues; nous aurons agi logiquement, avec notre foi, qui sait combien la Lumière se cache en toute ténèbre, la Beauté en toute laideur, la Vérité en toute erreur, et la Puissance en toute faiblesse. En aimant notre prochain, alors, nous aimerons Dieu; et de notre divin amour notre amour humain se renforcera encore et se purifiera.

Marie-Madeleine, en adorant publiquement son Maître, reconnut ces choses encore irrévélées; son coeur magnifique embrassa le mystère même des rapports de Dieu avec Sa créature, et c'est à cause de cela que son amour fut le germe des extases futures de tous les contemplatifs qui, jusqu'à maintenant, furent unis au Seigneur, chacun selon sa force.

Les choses les plus vastes commencent toujours par un tout petit incident.