PARABOLE DU SEMEUR
Cette parabole semble à première vue susceptible de nombreux commentaires. On imaginerait facilement qu'il y a d'autres semeurs que le Verbe; que les génies, les dieux, les anges ensemencent aussi la personne humaine, que les formes vivantes du monde physique ensemencent notre sensorium comme les sentiments passionnels, les émotions artistiques fécondent notre sensibilité, comme les concepts germent dans notre intelligence; on imaginerait également que nous sommes, les uns par rapport aux autres, tour à tour des semeurs, des graines et des terrains. De telles hypothèses ne correspondent pas à la vérité, et je ne les reproduis que pour en faire un exemple de la distance qui sépare la signification totalement pratique et réaliste des leçons évangéliques d'avec les symbolismes où l'on a voulu les affadir. De telles tentatives vont probablement se multiplier en ce siècle où fleurit l'assurance des novateurs tout fiers de redire de vieilles choses qu'ils ignorent.
Le propre d'une semence, c'est de porter en soi la somme dynamique de la créature dont elle provient et la puissance d'en reproduire un ou plusieurs autres exemplaires, lorsqu'elle se trouve déposée dans un milieu convenable. La pierre pos-sède sa vertu séminale, comme la plante, comme la bête, comme l'homme, comme l'aborigène du monde invisible; mais cette vertu s'arrête à la reproduction de la forme physique. Quoi qu'en disent nos physiologistes, les parents ne transmettent pas à leurs enfants l'essentiel de leur tempérament, ni de leur mentalité; mais, au contraire, le Moi pour lequel l'heure est venue de venir travailler ici-bas, au moyen de telles forces morales ou intellectuelles, est dirigé sur le couple de parents dont la physiologie et la psychologie lui fourniront
le milieu le plus favorable aux expériences que son destin lui impose. Les êtres, les choses, les événements, les milieux ne créent pas en nous; ils y impriment des images, ils nous sollicitent ou nous écartent, ils nous suggèrent, ils nous tyrannisent parfois; mais ils ne peuvent pas faire sortir de nous un être nouveau, pas plus que nous ne pouvons véritablement créer; nous ne pouvons que copier.
Aussi ne se trouve-t-il qu'un seul semeur dans les champs de l'Univers : c'est le Verbe Jésus-Christ. Lui seul sème la vie, parce que Lui seul est la vie. Ce n'est pas la vie que nous donnons à nos enfants, c'est l'existence; et encore, nous ne la leur donnons pas, nous la leur transmettons. Si l'on veut naître à la vie, il faut comprendre, il faut sentir, il faut voir que nous ne vivons pas, que rien en nous ne vit réelle-ment, que nous nous mouvons dans un monde d'ombres, que nous nous passionnons pour des fantômes, que nous pensons par images. Et, en même temps, il faut respecter ces ombres, chérir ces fantômes, saisir ces images, parce qu'en eux et en elles gisent, comme la graine dans la poussière du chemin, les possibilités merveilleuses de notre naissance en Dieu.
Ces conclusions, permettez-moi de le répéter encore une fois, s'appliquent aussi bien à l'individu qu'au peuple, et dans l'individu, à chacune des formes de son activité, à chacun de ses postes sociaux; et, dans la nation, à chacun de ses organismes, à chacune de ses oeuvres, à chacune de ses attitudes envers les autres nations.
Ainsi le Verbe est le seul semeur authentique. Nous tous, races, peuples et individus, corps, âmes ou esprits, nous sommes les seuls terrains, car l'homme seul possède le privilège de pouvoir communiquer immédiatement avec Dieu; les autres créatures - sauf les anges - , c'est par Lui qu'elles reçoivent la Lumière éternelle. Il importe donc au suprême degré d'apprendre à recevoir les semences d'éternité. Comment n'être ni le sol dur de la route, ni la pierraille, ni la ronce ? Jésus nous le dit : il faut se faire un coeur honnête et bon, et réaliser le commandement divin avec persévérance.
Vous êtes assez expérimentés pour comprendre la profondeur et sentir la richesse de ces paroles si simples. Mais
vous avez souvent affaire à des gens qui aiment un peu de complication. Voici donc quelques vues que vous pourrez utiliser dans des entretiens au dehors.
Considérons, par exemple, le travail général de l'esprit humain.
Ce travail consiste en enquêtes sur le monde, sur les faits, sur les idées, sur les méthodes de notre perfectionnement individuel et de nos constructions morales, intellectuelles et sociales. Il y a deux manières de conduire ces enquêtes. La première est celle des sentimentaux, des intuitifs, des pas-sionnés, des libres penseurs; c'est à des titres divers le roman-tisme, c'est Montaigne, Rousseau, Delacroix, Proudhon, Bergson. La seconde est celle des systématiques, des tradi-tionalistes, des partisans de l'autorité; c'est le classicisme, c'est la théologie catholique, c'est Bossuet, Ingres, Auguste Comte, Maurras. La première, c'est le génie oriental; la seconde, c'est le génie gréco-latin. La perfection réside dans une synthèse des deux procédés; mais elle est rare et ne dure pas. Gustave Flaubert la signale dans son dialogue du Sphinx et de la Chimère; le Dante, le Vinci, Racine l'ont atteinte quelquefois sur leurs voies particulières; mais, sur la voie com-mune et universelle, le Christ en est le modèle inégalable, et l'Évangile la méthode parfaite. Chez nos contemporains s'exaspère l'horreur de la règle; ils ne veulent même plus obéir à une règle qu'ils auraient eux-mêmes édictée. Ils oublient que, en vertu de l'impuis-sance où l'homme se débat de combler à jamais ses désirs, c'est dans l'obédience qu'il trouve le bonheur le plus solide et la force la plus durable. Devant ses perpétuelles désillu-sions, l'orgueilleux devient pessimiste, comme Châteaubriand, mais l'humble se retourne vers le Ciel, s'humilie à fond, et reçoit bientôt toute la somme de certitude et de paix compatible avec l'humaine nature. C'est la grande leçon de Jésus que d'atteindre l'harmonie parfaite en restant simple et naturel. Mais on la comprend mal; selon leur caractère, les uns n'en prennent que la partie disciplinaire, les autres que la partie libertaire. Voilà comment un excès d'autorité engendre les révolutions, et un excès de licence, les tyrannies.
Nous ne nous éloignons pas de notre parabole. La semence divine, la Vie, l'intelligence véritable, le sentiment sain, l'énergie volitive, elles peuvent tomber sur le chemin, sur les pierrailles, parmi les ronces ou dans de la bonne terre.
La bonne terre, c'est cette harmonie organique faite d'une combinaison normale de tous les éléments : le sable du chemin, quelques cailloux, les restes des buissons sauvages formant engrais, et où la graine trouve une nourriture complète. Les ronces, c'est la végétation désordonnée de la tendance libertaire. Les pierrailles, c'est l'aride nudité de la tendance autoritaire qui se stérilise elle-même à son paroxysme. La poussière du chemin, c'est l'amorphe, l'anarchique, l'inconsistant, où aboutissent fatalement les excès de l'un ou l'autre système.
Nous sortons de la poussière, nous retournons à la poussière, et non pas seulement quant à notre corps. Que ce soit le citoyen, l'ouvrier, le penseur, l'artiste ou le religieux, tous débutent par se débattre dans la poussière; chacun doit faire un choix. Mais la qualité même de ce choix importe extrêmement. Choisirai-je pour me soumettre à une règle ou à une autre ? Choisirai-je pour l'orgueil de me dire libre ? De la réponse dépend le classement dans l'armée de l'Antéchrist ou dans la phalange du Christ. Mais ce n'est pas tout que de s'enrôler; il faut le faire, ce métier de soldat, il faut devenir bon pour les corvées et bon pour la bataille. Il faut apprendre à obéir librement. Toujours la synthèse des contraires; le Verbe, le " premier mobile ", et le seul parfait, Se sème Lui-même sur la terre, dans l'inerte.
Le catholicisme, lui aussi, est double; il est le christia-nisme intérieur de chaque croyant, il est l'Église extérieure, monument de pierre indestructible, dans l'ordre social et dans l'ordre intellectuel. Regardez Israël, le peuple autrefois le plus fortement organisé dans sa religion et dans sa politique. Depuis qu'il fut dispersé et persécuté, il est devenu le plus actif des ferments révolutionnaires, le microbe peut-être victorieux des sociétés européennes. Sans doute, je dis les choses en gros - ou grossièrement - , négligeant les nuances et les transitions, qui exigeraient des volumes; je ne note ici que des
points de repère pour classer vos études; car tout est infini-ment complexe, et quelle que soit la campagne que l'on explore, les poteaux indicateurs sont utiles, même s'ils n'indi-quent pas les distances au mètre près.
En tout effort qui n'a pas Dieu pour objet gardons-nous des extrêmes. Aussi ne nous fions jamais entièrement ni à notre intelligence, ni à notre volonté; fions-nous à notre coeur, dans la mesure où nous assainissons ses élans par une discipline inflexible sur ses égoïsmes et sur nos paresses. Le concile de Trente a établi que l'attrition, c'est-à-dire un repentir venu par la crainte de l'enfer, ne suffit point à assurer notre salut; mais qu'il y faut encore le regret d'avoir offensé Dieu, soit la contrition. Et cette vue est celle même du bon sens.
Transportant cette remarque au plan collectif des sociétés, nous comprendrons que toutes les manières d'être sont utiles à la vie d'une race. Elle aussi a besoin d'une discipline comme celle de Rome, d'une liberté comme celle de la Réforme, et même, à certains moments, d'individualismes excessifs comme ceux où se jettent les Juifs d'aujourd'hui. Mais, par-dessus tout, elle a besoin de l'Amour, de cet Amour silencieux que la poussière, les pierres ou les ronces refusent à la Vie, mais que la bonne terre arable lui offre sans éclat. Celle-ci se donne toute à la semence; celles-là se gardent; elles n'acceptent qu'elles-mêmes.
Ainsi le volontaire, le libertaire, l'inerte échoueront également; seul, celui-là, homme ou peuple, triomphera qui aura su recevoir, puis organiser; qui aura su être passif, puis actif; ionien, puis dorien; enthousiaste et volontaire; tyran de son égoïsme et fraternel aux égoïsmes ou plutôt aux souffrances d'autrui; dur pour lui-même enfin et tendre pour les autres.
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Toutefois n'oublions pas que toute faveur comporte une responsabilité. La motte de terre où tombe le grain ne reste pas inerte; elle travaille, elle s'efforce autant que le grain; imitons-la. Ce que le grand Semeur nous confie demande
toute notre sollicitude; il faut le mettre en oeuvre à toute occasion, simplement, humblement, discrètement, mais cons-tamment.
La petite graine minuscule qui a été semée en vous est sollicitée de grandir; vos demandes nombreuses la tireront vers le haut, comme l'air et le soleil tirent la tigelle hors du sol; vos disciplines et vos peines la nourriront, comme l'humus nourrit la gemmule, par en bas.
Je vous demande donc une culture patiente et soigneuse de la graine reçue; une préparation libre, aisée, confiante, allègre, à recevoir d'autres précieuses semences. Car ce grand Semeur, que nous prétendons servir, personne n'ima-gine quelles peines Il Se donne pour descendre jusqu'ici; pour apporter jusque dans nos coeurs obscurs les brillantes semences de la Lumière; pour réduire jusqu'à la misérable capacité de nos courages infirmes les étoiles formidables de l'Infini; pour affaiblir les éclairs éblouissants des Cieux irrévélés afin qu'en nous touchant, nous et ce pauvre globe qui nous porte, nous ne soyons pas réduits en cendres à l'instant. Notre devoir rigoureux, c'est de mettre toute notre force à reconnaître les immenses fatigues de Celui-là qui, seul au monde, nous aime en vérité.
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Le temps où nous vivons est des plus déprimants; la situation de notre patrie est la plus incertaine; elle ressemble à la pire de celles où se trouva notre front plusieurs fois pendant la guerre; tout le monde est anxieux; nous ne pouvons pas ne pas ressentir l'inquiétude générale. Et, cependant, nous ne devons pas nous y laisser aller.
Cette inquiétude paraît plus profonde aujourd'hui qu'elle ne semble l'avoir été à d'autres époques également critiques de notre histoire. C'est qu'autrefois les fondations sociales ne paraissaient pas solides parce qu'elles étaient en train de se construire; tandis qu'aujourd'hui, quand on les sent bouger, on craint que ce ne soit de vieillesse. Et puis, les caractères sont bien moins trempés. Trop de gens ne veulent
plus de la tradition; trop de gens ne veulent plus de l'autorité ni de la divine espérance; trop de gens ne veulent plus de la simple raison. Nous n'y pouvons rien; nous sommes nés dans cette époque-ci; nous n'avons pas à gémir; nous n'avons qu'à regarder la situation en face.
Dans vos lassitudes, reportez vos regards sur la constance de notre Père, sur la persévérance incompréhensible de Son Fils. Je ne parle pas de ce qu'Il a fait pour l'univers depuis la première minute du temps; la perspective serait trop vaste. Mais regardez ce qu'Il a fait pour notre terre, depuis vingt siècles, et pour notre race. Il Se représente Lui-même sous la figure du semeur; mais l'ensemencement qu'Il pratique n'est pas si aisé que celui de nos paysans, car, s'Il est le semeur, Il est aussi le grain. Le paysan lance ses poignées sur le labour, et puis il s'en remet à la bonne terre, au soleil et à la pluie; mais le Verbe ne jette pas du haut du Ciel les semences de Lumière; Il prend la peine de descendre d'abord à travers les zodiaques. Ce voyage dure des siècles, vous le savez, et chacun des pas de l'éternel Pèlerin, c'est une incarnation sur l'astre où Il pose le pied. Imaginez tout ce que cela représente de souffrances, d'inquiétudes, de crucifiements, d'espoirs infinis sans cesse déçus. Songez que depuis Son Ascension notre Christ ne cesse point de regarder ce monde, qu'Il n'y voit que des pierrailles et des ronces où aucun épi ne lève. Songez que peut-être Il a repris parfois un corps en secret pour empêcher ce globe de rouler vers le Néant. Songez que, depuis Son existence historique, sur les milliards d'êtres humains qui ont vécu, il ne s'est peut-être pas trouvé quelques centaines de ces épis qui soient parvenus à une parfaite maturation. Sans doute, les générations ne se renouvellent pas constamment; les mêmes reviennent à plusieurs reprises; malgré cela, les résul-tats de la patience divine paraissent bien minces à notre impatience.
Songez que vous êtes chacun, comme le Christ, à la tête d'un monde; nous-mêmes, nous sommes notre champ; nous sommes les ensemenceurs de nous-mêmes; et, si notre personne est minuscule, comparée à un astre, les grains que nous devons y faire lever sont également petits et de faible vitalité. Ne nous décourageons pas. Est-ce que Jésus Se décourage ? Et n'a-t-Il pas proportionné notre travail à nos forces ? Le soldat ne sent-il pas son courage grandir à mesure que la lutte devient plus dure ? Et ne savons-nous pas que la victoire est à nous ?
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Pardonnez-moi si je vous dis des choses qui ne vous satisfont point; mais, puisque parfois vous me confiez vos fatigues, vos mécomptes, vos succès aussi, sans rien dire de cette joie profonde où vit le soldat du Ciel, je pense que vous ne possédez pas cette joie. Et, comme je sais que le Christ la donne sans faillir à quiconque Le sert sans retour, je conclus qu'il doit y avoir en vous des minutes mornes. Il ne faut pas. Vous pouvez faire que la paix du Ciel surabonde en vous délicieusement.
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Nous devons tout au Ciel et nous ne faisons rien pour Lui. S'il nous était possible de voir les innombrables dons que le Père nous distribue sans cesse, et les imperceptibles retours que sont nos pauvres vertus, nous serions terrifiés et désespérés. Nous recevons l'Océan et nous jetons quelques gouttes d'eau sur le sol aride de notre champ. Heureusement, nous ne mesurons pas l'effrayante disproportion. Partout, dans la Nature, il y a des chemins sablonneux, des pierres, des ronces et un quart seulement de bonne terre; mais ces sables, ces rochers, ces fourrés, il dépend de l'homme qu'ils s'améliorent. L'homme est le roi de la création, hélas ! car il ne veut être roi que pour pressurer ses sujets, tandis qu'il devrait leur distribuer toutes ses richesses. Notre dignité nous écrase devant la Justice, et nous ne reconnaissons même pas l'inépuisable Miséricorde.
Il faudrait se rendre constamment attentif à la possibilité de recevoir une graine du grand Semeur. Contrairement à ce que croient les sages, la Création n'est pas finie; elle continue; et chaque minute terrestre, chaque lieu, chaque organe peut être le point de chute d'une parcelle de la Vie divine.
Il faudrait, puisque notre coeur est trop débile encore pour se trouver en deux endroits simultanément, il faudrait utiliser chaque seconde libre pour se remettre devant Dieu, sans réfléchir, sans se tendre, tranquillement, doucement, sans transports, mais sans jamais s'abattre.
Il faudrait d'abord et avant tout ne jamais se laisser distraire de Dieu. Il faudrait ensuite que les épreuves ne nous détournent pas de Lui. Notre coeur, c'est de la pierre, recouverte d'une mince couche de terreau; pour désagréger cette pierre, pour l'émietter, la transformer lentement en terre ensemençable, il faut la neige, la pluie, le soleil, le feu de l'orage, et aussi la pioche de certains Laboureurs, je veux dire les souffrances diverses que nous acceptons si mal, la pauvreté, les calomnies, les deuils, les déceptions. Il faudrait encore que nous ne laissions pas croître en nous les désirs des bonheurs terrestres qui, vus à la Lumière, ne sont que des ronces. Il faudrait, enfin, comme le dit expressément Jésus, que notre coeur devienne tout à fait honnête : ne fasse de tort à aucune créature; et tout à fait bon : fasse du bien à toute créature.
Voyez ici que les états psychiques et mentaux sont, en réalité, des êtres vivants. Vices, défauts, vertus, tendances préexistent avant et après leur manifestation en nous, sous des formes végétales, animales, pseudo-humaines. Ainsi les paraboles sont des allégories pour les moralistes et les philosophes, mais d'exactes descriptions pour ceux auxquels l'Esprit a ouvert les yeux.
Mettons tous nos soins à résister aux influences temporelles. N'acceptons que les éternelles; regardons d'abord le Christ.