A PLAISANCE


     La traversée du boulevard Saint-Michel m'empêcha de répondre. Mais, dès le Luxembourg, je renouai bien vite l'entretien.

- Je comprends tout ce que vous m'enseignez, déclarai-je, et cependant je ne me laisse pas convaincre.

- Vous avez raison, docteur, s'écria Andréas, on nous a donné le jugement, l'analyse, il faut s'en servir.

- Permettez-moi de préciser. Voici ce que je ne m'explique pas. La Providence est juste et bonne, n'est-ce pas? Pourquoi permet-elle que les hommes inventent des méthodes d'évolution pernicieuses ?

- En effet, ce que vous proposez là est un problème difficile, répondit mon compagnon, d'un air grave. Il faudrait vous décentrer mentalement, ajouta-t-il après une minute de réflexion.

- Je ne comprends pas, répliquai-je ; me décentrer?

- C'est vrai, j'ai la mauvaise habitude des comparaisons saugrenues. Vous savez, l'entendement fonctionne comme un système algébrique, ou comme une épure de géométrie descriptive; mais il y a aussi le calcul différentiel et l'hyperespace.

- Je continue à ne pas comprendre, avouai-je, après un assez long temps de réflexion.

Andréas fit un geste dubitatif, et me demanda :

- Quand vous aurez compris, pourrez-vous me promettre de continuer à vous conduire comme si vous ne saviez pas ?

J'allais protester que oui ; mais, sous le regard sagace de mon interlocuteur, je sentis la vanité suffisante de ma réponse. Je me contentai de dire que je ferai de mon mieux. Nous étions alors, je m'en souviens, devant ce beau parc de Couesnon, qui a été abattu depuis pour faire place à un dépôt de tramways. Le soir commençait à tomber. Andréas s'arrêta, redressa la tête qu'il portait assez souvent inclinée, me regarda dans les yeux pendant quelques secondes, et dit:
Bienheureux les pauvres en esprit ! Voilà ce que l'on peut lire dans le Livre de l'Agneau.
Or, l'esprit de l'homme
n'est connu que de ceux-là seuls qui peuvent vivre dans l'atmosphère du Consolateur. Nous autres, nous ne pouvons pas respirer cet air trop vif. Chaque épreuve cependant tonifie nos poumons, et précise en nous l'ébauche, que nous portons tous, d'une statue du Verbe. Mais nous ne pourrons jamais, par nos propres forces, animer cette statue. Le Verbe seul peut lui insuffler la Vie, Sa Vie. Or, beaucoup d'hommes, aveuglés, tiennent cette statue pour vivante; ils s'y attachent, ils en font leur oeuvre, leur chose; ils agrandissent l'ombre; et, croyant aller vers l'Etre, ils s'égarent vers le Néant. Quelques-uns toutefois se doutent de leur erreur: ceux que l'orgueil n'a pas entièrement envahis. Ils peuvent entendre l'avertissement de l'ange gardien; ils commencent à palper l'inconsistance de ce monde; ils apprennent à oublier; et le Ciel s'approche d'eux de cent pas, à chaque marche qu'ils descendent vers le centre du monde. Tout ce que tu as lu, tout ce que tu as entendu d'exotique et de mystérieux, ne t'a redit que cet axiome: « L'action appelle la réaction ; ta main ne peut se dresser vers le firmament que si ton épaule et ton corps pèsent sur le sol d'un effort équivalent ». Tu appelais ceci la loi du binaire, n'est-ce pas ? Tout le long de tes années d'étude, les cellules grises de ton cerveau ont emmagasiné, les cellules blanches se sont affinées, tu t'es découvert beaucoup d'organismes inconnus, que tu as baptisés de noms grecs, hébreux, ou
sanscrits, ou égyptiens, ou chinois, selon tes espoirs du moment. Tu as pris de la force où et comme tu as pu, tu t'es fait une sorte d'athlète décoratif et inutile, capable, à l'occasion d'un effort extraordinaire, mais condamné tout le reste du temps à un régime méticuleux. On t'admire et tu t'enorgueillis. 

Tous les corps naissent, croissent puis diminuent. Tes corps invisibles échapperaient-ils à cette loi ! Non, tous ces organes, tous ces pouvoirs prématurés, il faudra que tu les restitues. Et c'est maintenant que l'on va te conduire sur le chemin descendant.

Andréas se tut. Nous étions arrivés. Nous pénétrions dans une cité ouvrière aux maisons de briques salies, sans étage, aux courettes peuplées de marmaille bruyante. Une vieille grosse femme reconnut Andréas et nous fit entrer dans une triste chambre où, au fond d'un fit assez propre, un homme tournait vers les visiteurs un regard anxieux. C'était un de ces parias que les villes engendrent par milliers, usés depuis l'enfance par un travail précoce, et à qui l'alcool seul donne la force de vivre malgré la mauvaise nourriture, la mauvaise hygiène et l'incurie.

Il se répandit en lamentations, de concert avec sa femme. Andréas, debout, le chapeau à la main, les écoutait attentivement, hochait la tête avec compassion, et semblait réfléchir. Enfin le vieux termina ses plaintes en criant avec ce qui lui restait de voix:

- Le bon Dieu n'est pas juste, tout de même! Et puis, tout ça, c'est des histoires d'exploiteurs, y a pas de bon Dieu!

- Comment ! le bon Dieu n'est pas juste ? gronda Andréas. Et vous, est-ce que vous êtes juste ? Faut-il que je dise tout devant la bourgeoise ? ajouta-t-il plus bas, pendant que la femme était allée chercher des petits verres pour prendre de « la liqueur ». Et, se penchant, il ajouta quelques mots à l'oreille du malade.

- Comment savez-vous cela ? s'exclama l'homme effrayé.

- Tais-toi, tais-toi, répondit Andréas avec un air ravi du tour qu'il venait de jouer au bonhomme. Donnant, donnant. Ne te plains plus, et je ne dirai rien. Mais - et il le menaçait de l'index - mais il faudra marcher droit ! ...

La femme rentrait. On trinqua, on but. Et ce fut à son tour de se plaindre.

- Guérira-t-il, mon bon monsieur ? gémissait-elle. Qu'est-ce que je vais devenir ?

- Ah ! je ne sais pas, la maman, répliquait Andréas. Voici mon ami le docteur qui vous dira cela. C'est grave, n'est-ce pas, docteur ?

J'étais assez embarrassé de mon personnage. Médicalement l'homme était fini; mais Andréas était là. Je me décidai à avouer la vérité.

- Oui, c'est très grave, ce sera un vrai miracle s'il s'en tire.

- Alors, demanda Andréas, la maman, vous tenez beaucoup à garder ce vieux sacripant de mari ?

Pour toute réponse, la vieille femme se mit à pleurer.

Mais Andréas lui prit affectueusement le bras, et le mit sous le sien : Cela s'arrangera, consolez-vous. Seulement ne vous disputez plus tous les deux ; ce ne serait plus la peine, alors, et souvenez-vous qu'il y en a de plus malheureux que vous. Tu as entendu, n'est-ce pas ? dit-il au mari. Allons, au revoir, à un de ces jours. Vous venez, docteur?

J'étais un peu déçu , je m'attendais à voir un miracle.

- Pourquoi ne l'avez-vous pas guéri tout de suite ? demandai-je.

- Eh ! mais... d'abord ce n'est pas moi qui le guérirai; ensuite il n'a pas besoin d'être debout immédiatement; il a quelques sous, il peut bien attendre une semaine.
A propos, qu'auriez-vous fait, vous occultiste, pour guérir cet homme ?

- Il est bien malade, répondis-je, je ne sais trop; j'aurais essayé de transplanter le mal dans un arbre, dans un animal...

- Oui, l'introduire dans un endroit où il n'a pas le droit d'aller. Et puis, je voudrais bien vous voir si on vous chargeait d'une maladie des dieux; oui, vous pourriez gémir, du coup.

- C'est vrai, cependant; je n'avais jamais songé à cela. Eh bien ! si je lançais un autre génie sur le génie de la maladie ?

- Si votre génie est le plus faible, votre malade tombe dans un état pire. Il doit y avoir une parabole dans l'Evangile, à ce sujet. Si votre génie chasse le mal ou le tue, c'est vous qui êtes responsable de ce qui arrivera ensuite. Le génie de la tuberculose ira chercher des camarades pour se venger; et vous, qu'est-ce que vous ferez ? Et si, furieux, ces êtres attaquent des innocents?

- Alors, je ne vois pas de solution ; se borner à la médecine ordinaire ?

- Que non pas, docteur. C'est quand l'impossible se présente que cela devient intéressant. Il faut s'obstiner. Ou bien le Ciel remettra la dette du malade, ou bien il changera le mode de paiement.

- Je veux bien vous croire, dis-je; mais je ne suis pas convaincu.

- Je sais, répondit-il en souriant. Au revoir, docteur, portez-vous bien. Venez me voir la semaine prochaine; mercredi, voulez-vous ?

- Oui, certainement, dis-je un peu distrait par mes pensées. Je comptais sur un bon retour, lent et long, avec des conversations pleines, des pauses commodes, des nouveautés; j'avais tant de choses à expliquer, tant de projets à soumettre ! Mais déjà Andréas avait disparu dans la nuit commençante que de rares réverbères trouaient de loin en loin. Je rentrai chez moi assez mélancolique.