INITIATIONS


  Parmi ceux qui étaient venus pour adorer Dieu pendant la fête se trouvaient quelques Grecs. Ils abordèrent Philippe, qui était de Bethsaïda, en Galilée, et lui firent cette demande : " Seigneur, nous désirons voir jésus ". Philippe alla en parler à André; et tous deux ensemble allèrent le dire à jésus. Celui-ci leur adressa alors ces paroles: " L'heure est venue où le Fils de l'homme -doit être glorifié. En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain de froment tombant en terre ne passe pas par la mort, il demeure seul; mais qu'il vienne à mourir, il porte beaucoup de fruits. Qui aime sa vie la perdra; et qui hait sa vie en ce monde, la conservera pour la vie éternelle. Qu'il me suive, celui qui veut me servir! Et là où je suis, mon serviteur sera aussi. Si quelqu'un me sert, mon Père l'honorera. Maintenant mon âme est troublée; et que dirai-je ? Dirai-je : Père, délivre-moi de cette heure ? Mais c'est pour cette heure-là que je suis venu ! Père !glorifie ton nom !" Du ciel il vint alors une voix: " je l'ai glorifié et je le glorifierai encore !" " C'est le tonnerre ", dit la foule qui était présente et qui entendait. Il y en avait qui disaient: " C'est un ange qui lui a parlé ".

 Jésus reprit ainsi: " Ce n'est pas pour moi, mais pour vous que cette voix s'est faitentendre. C'est maintenant que se fait le jugement de ce monde ; c'est maintenant que le prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, quand j'aurai été élevé de la terre, j'attirerai tous les hommes à moi ". Il disait cela pour indiquer de quelle mort il allait mourir. 


 La foule lui répondit: " La Loi nous apprend que le Christ doit demeurer éternellement; pourquoi donc dis-tu: Il faut que le Fils de l'homme soit élevé de terre ? Quel est ce Fils de l'homme ? " jésus leur répondit: " Pour un peu de temps encore la Lumière est avec vous. Marchez pendant que vous avez la Lumière, de peur que les ténèbres ne vous surprennent. Celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va. Pendant que vous avez la Lumière, croyez en la Lumière, afin de devenir des enfants de Lumière ".  Ainsi parla Jésus, puis il s'éloigna et se cacha d'eux. XII, 20-36).

 

  ETAT D'ÂME

 je venais d'atteindre la quarantaine. L'existence affairé du médecin de banlieue n'avait pas éteint les rêves de ma jeunesse, beau temps où j'étais libre de tout quitter pour un livre rare ou pour la conversation d'un mystique. Mes réminiscences revenaient toujours à mon vieil ami Désidérius, mort depuis près de vingt ans, et aux inconnus que j'avais rencontrés à ses funérailles. Et, tous les soirs où la fatigue ne me l'interdisait pas, je prolongeais ma veille en feuilletant le livres qu'il m'avait légués, surtout un petit carnet noir où mes regards s'arrêtaient toujours, sans motif raisonnable d'ailleurs, sur les noms d'Andréas et de Théophane.

 Un incident banal vint rompre la monotonie de mes jour. Ma domestique maladroite fit une déchirure à une magnifique soie brodée, qu'un colonial de mes parents m'avait offerte.
 Ce splendide panneau représentait un bouquet de branches de pêcher à fleurs roses, se mêlant à des rameaux de cerisier tout vêtus de blanc. Le relief du bois, des feuilles, des pétales vaporeux sortait du fond de la toile comme une ronde bosse polychrome; les demi-teintes, les ombres transparentes, les mariages de couleurs exquises, tout était rendu avec la délicatesse aisée d'un pastel de La Tour. Trois fleurs avaient été atteintes par l'accident ; et, depuis quinze jours, je cherchai pour le réparer, une brodeuse émérite. Du Marais on m'envoya aux Epinettes ; des Epinettes à l'école professionnel de Plaisance. Là on me dit que, près du lac Saint-Fargeau je trouverai une sorte d'antiquaire, vendeur de toutes sort d'objets curieux ; la femme de cet artiste devait pouvoir restaurer mon chef-d'oeuvre.

 Je partis donc un matin de Billancourt, où j'habitais, pour les hauteurs de Ménilmontant. je connaissais ce quartier de longue date. J'y avais autrefois rendu de fréquentes visites à un savetier alchimiste. Néanmoins je fus long à découvrir la rue que je cherchais. Mais la promenade était agréable, sous le frais soleil d'avril. On se serait cru dans le faubourg de quelque sous-préfecture. Les lilas des petits jardins gonflaient leurs bourgeons ; les feuilles nouvelles des acacias dépassaient les grilles des maisons désuètes, à la Paul de Kock, sur les pavés herbus des bandes d'enfants couraient ; l'orgue de Barbarie, cher au coeur du vieux Parisien, répandait ses mélodies vieillottes. A mesure que la rue montait vers la porte du Pré, les buissons remplaçaient les murs ; les guinguettes, les baraques couvertes en carton bitumé, les jeux de boules se multipliaient.

 En entrant dans la rue où habitait mon antiquaire, j'aperçus un coupé de maître arrêté devant une maison à enseigne. C'était une large, antique et confortable voiture ; et ma surprise fut extrême, en jetant un coup d'oeil par la portière, de reconnaître l'installation ambulante que mon vénéré professeur d'histologie, le Dr B.... s'était aménagée pour ne pas perdre le temps de ses courses. Les papiers, les tirages à part de la Société de Médecine, la lampe électrique, la petite machine à écrire, tout y était.
 Ne voulant pas avoir à expliquer ma présence, au cas où le professeur serait apparu, je continuai mon chemin. La voiture stationnait juste devant le numéro où je me rendais. je décidai de revenir un quart d'heure plus tard. La rue menait aux fortifications. Un troupeau de moutons défilait juste à ce moment, mené par un homme et deux chiens superbes, de la race perdue des vieux beaucerons. Quelqu'un s'arrêta près de moi pour regarder aussi le travail des bonnes bêtes. C'était un de ces individus avec lesquels, au premier coup d'oeil, on se sent à l'aise et confiant ; de haute taille, de grande allure, parfaitement mis, chose assez étonnante dans ce quartier et à pareille heure, son abord restait distant, quoique de la meilleure grâce. Il me dit: Vous aimez aussi les chiens de berger ? - Oui, répondis-je, j'en raffole ; surtout des briards. - C'est comme moi; nous sommes sans doute de vieux pasteurs, tous les deux. Et il ajouta en souriant: Vous ne me reconnaissez pas, docteur ? n'importe, nous nous reverrons. - Il me salua et disparut vers la barrière sans que je songeasse à le retenir.

 Ce visage ne m'était pas inconnu, ni ce port de tète, ni surtout ce regard. Mais où l'avais-je rencontré? Et quelles paroles énigmatiques ! Quand il avait prononcé le mot : pasteur, j'avais ressenti un léger choc dans ma poitrine et, maintenant, une onde de force me pénétrait - tout entier. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Tout songeur, je rebroussai chemin. La voiture était partie. Une nouvelle surprise m'arrêta. Sur l'enseigne je lus ces mots

 ANDRÉAS
Rhabilleur-Antiquaire 
Réparations en tous genres

     Andréas, le mystérieux signataire des Lettres, le dandy aperçu à l'enterrement de Désidérius ? Mais alors, mon passant de tout à l'heure, c'est ce matin-là que je l'avais vu ; c'était lui, le chef des héritiers inconnus ; oui, ses yeux, sa stature ; c'était lui, ou bien ce nom n'était qu'une coïncidence !

 Je fis effort pour retrouver mon sang-froid. J'examinai la maisonnette en briques. Tout le rez-de-
chaussée était en effet une boutique de bric-à-brac. Un jardin s'étendait derrière jusqu'au boulevard où avaient passé les moutons. Il était planté de légumes en bonne place, quelques fleurs, et des arbustes exotiques dans une courette, des poules, une niche, un puits. Le plafond de la boutique servait de terrasse à l'unique étage, bâti en retrait. A travers les barreaux de la balustrade, un chien fauve et argent passait sa grosse tête sourcilleuse et moustachue et me surveillait. Sur le toit, un cabanon s'élevait comme une sorte d'observatoire. Je me rapprochai de la devanture. A l'intérieur je vis des étaux fixes ; un établi de bijoutier, abondamment fourni de précelles, de limes, de poinçons; un autre établi de menuisier : dans un coin, les outils du repousseur -, à des lattes pendaient toutes les variétés de ciseaux et de gouges du sculpteur sur bois; sur des tablettes, des pots, des flacons, des bassins. Le fouillis le plus hétéroclite que Balzac ait pu rêver pour servir de cadre à un type de vieil artisan.