EXAMEN DU VEDANTA

    Commencé de la sorte, le repas finit fort tard. J'avais des rendez-vous; je dus partir. 

A ma prochaine visite, ce fut Stella qui remit la conversation sur le terrain métaphysique.


 - Mon siège est fait là-dessus, dit-elle en souriant; mais j'aime bien entendre discuter de ces choses, quoique j'en sois fort ignorante... ou parce que... Vous aviez critiqué le bouddhisme, docteur, l'autre jour, le brahmanisme a-t-il trouvé grâce devant vos yeux ?

 - je ne suppose pas que le bouddhisme se porte plus mal de mes critiques, ni le brahmanisme de celles que je vais vous dire. je vous demande votre appréciation.
 Les Védas laissent entendre que l'homme contient, en miniature, des représentations de tout ce qui existe dans l'univers. Chez l'un comme chez l'autre existe un principe central, un pivot, sur lequel s'engrènent, avec des multiplications différentes, les rouages de chacune des deux machines. Ce pivot, dans l'homme, c'est l 'Atma, sommet de l'inconscient supérieur, il entraîne le mental. Celui-ci peut, paraît-il, s'approprier les rouages successifs de l'inconscient. Agrandir, approfondir, sublimer ainsi la sphère consciente jusqu'à l'Atma, tel est le but que se proposent les hauts yogis.
 - Tout ceci est parfaitement exact, répondit Andréas. Vous savez que la Goupta Vidya possède, entre toutes les sciences, la propriété originale de se compliquer en raison de la complexité de l'intellect qui l'assimile. Ses manuels authentiques, ceux du moins que j'ai lus dans les cryptes, ne sont que des sommaires ; les plus détaillés ne comptent qu'une vingtaine de pages, faites de ces feuilles de palmier rendues incorruptibles par un procédé curieux. Ce sont des aide mémoire ; et l'élève doit inventer lui-même l'adaptation personnelle de chaque règle générale. Mais je vous empêche de poursuivre votre exposé ; pardonnez-moi, j'atteins l'âge où l'on aime avoir un auditeur bénévole.
 - je suis certain de toujours retirer grand fruit des souvenirs que vous voudrez bien me raconter ; mais je poursuis mon explication ; il me semble que j'aurai l'esprit allégé quand je vous aurai dit mes doutes. Voici ce que j'ai cru comprendre du Radja Yoga ; arrêtez-moi si je me trompe. je saisis une pierre ; la sensation du contact met un temps infinitésimal à se produire ; le mouvement de retour volontaire, par lequel je laisse ou je retire ma main, emploie un temps à peu près égal : environ trente-trois millièmes de seconde, paraît-il. Le yogi cherche à prendre conscience des deux courants et des phénomènes cérébraux qui se déroulent dans le court intervalle que je viens de dire. Quand il sera parvenu à discerner consciemment les nerfs le long desquels courent la sensation et le réflexe, les cellules cérébrales émues et les phases de l'idéation, il aura presque contrôlé son mental, c'est-à-dire que ce mental ne sera plus lié au cerveau ; il pourra être transporté sur n'importe quel point du corps ; le yogi pourra voir avec le bout de ses doigts, entendre avec ses yeux, et ainsi de suite. Il recommencera un entraînement analogue pour les sensations hyperphysiques, pour les pensées, pour les faits de mémoire, pour le principe pensant lui-même et enfin pour la notion du moi. Parvenu de la sorte à l'abstrait neutre où réside la cime du conscient, il se lancera dans les expériences indescriptibles qui feront de lui un " délivré ".

 - Tout à fait exact, interrompit Andréas, du moins selon mes essais personnels.
 - Eh bien ! continuai-je, j'ai commencé ces travaux. J'ai obtenu un certain état amorphe du mental , je me suis rapproché du monoïdéisme, que je me suis senti près d'atteindre ; tout à coup, chaque fois, une barrière m'a rejeté dans le tumulte ordinaire.  Il y a un mur.
 Si vous voulez. Mais ce mur est-il providentiel ?
Dois-je le franchir, ou le démolir ? Est-ce moi qui l'ai bâti antérieurement ? Est-ce un adversaire ? Est-ce un ami ?

 - je ne puis pas vous dire, docteur ; il faut que vous voyez vous-même. Vous pouvez démolir ce mur, le tourner ou sauter par-dessus, ou creuser par-dessous , mais n'essayez rien encore : attendez. Ces exercices ne s'appliquent qu'à quelques-unes de vos facultés. Vous commettez la même erreur qu'un athlète novice qui développe ses pectoraux ou ses biceps, sans songer à s'élargir d'abord le thorax ou à se fortifier le coeur.
 - Oui, m'écriai-je, heureux d'avoir entrevu une idée nouvelle. Votre point de vue diffère du brahmanique ; mais connaissez-vous donc un principe plus central que l'intellect et qui n'appartienne pas à l'inconscient ? Les livres hindous placent tous " la lune mentale " au-dessus du " soleil vital ".
 - C'est exact, pour le monde où ils passent ; mais nous, nous avons autre chose.
 Quoi donc ?
 Vous en avez vu le nom mille fois, docteur, et vous étiez encore enfant...
 - Mais dans quel livre ?
 - Dans l'Evangile, murmura  doucement Stella ; Jésus parle sans cesse de notre coeur.
 - Notre coeur, le coeur, répliquai-je : c'est un symbole, c'est une figure de rhétorique.
 - Non pas, non pas, dit Andréas avec force ; il n'y a dans l'Evangile de symboles que pour ceux qui vivent dans le royaume des allégories. Que signifie un mot en face d'un acte ? Qu'est-ce qu'un système devant les faits ? Qu'est-ce que le savoir en face du pouvoir ? Connaître un phénomène à fond exige qu'on l'ait d'abord mille fois expérimenté.
 - Mais c'est la faillite de la Science que vous prononcez là ! Avez-vous donc épuisé tant de sciences ? Avez-vous donc en main d'insoupçonnés pouvoirs d'action? Si vous dites vrai, tous mes rêves s'écroulent , je n'ai plus qu'à oublier mes livres, mes hiéroglyphes, mes chiffres, mes schémas ; J'ai perdu ces vingt ans d'études ; je suis une épave ! ...
 - Docteur, j'ai subi des doutes, moi aussi, répliqua Andréas d'un ton affectueux ; j'ai désespéré, jusqu'à ne plus avoir de larmes ; et, cependant, j'aurais dû être soutenu par l'orgueil, par un grand orgueil, par l'orgueil d'avoir gravi une pente sur laquelle, depuis des siècles, nul Européen ne s'était aventuré. Aujourd'hui, je sais que ce n'est pas par mes propres forces que j'ai accompli cette ascension. Mais, en ce temps-là, je ne croyais qu'en  moi-même. Les malheurs s'étaient abattus sur ma tête sans la faire courber; jamais je n'avais cessé d'avancer; tous mes condisciples, je les avais dépassés; et. tout à coup, je me suis senti seul. Mes maîtres étaient impitoyables; s'il tombe, pensaient-ils, c'est qu'il est trop faible pour monter davantage, et nous perdrions nos forces à le soutenir. J'avais tant appris, tant vu, tant lutté, résolu tant d'énigmes contraires que le bien, devant mes yeux, ne se distinguait plus d'avec le mal, ni la droite d'avec la gauche. Y a-t-il un Dieu, y a-t-il un diable ? La création est-elle ordonnée, est-elle un chaos ? Moi-même, que suis-je? Esclave ou libre ? Que deviendrai-je ? Succomberai-je ? Est-ce le néant qui me guette ? Est-ce une éternité glorieuse qui se prépare ? Ressassant ainsi mes travaux, mes voyages, mes réflexions, je passais sans répit de la crainte à la lassitude. Ces philosophies, ces dialectiques, ces théologies, les mystères pratiques que j'avais expérimentés, les poisons, les présences horribles et macabres, les désespérantes sentences de ceux revenus de toute illusion, tout cela, qu'en conclure ? J'avais aperçu, dans les extases initiatiques, la forme des dieux de la Nature et de la Science. Comme le bâtisseur de ponts de Kipling, ivre de l'opium occulte, j'avais parfois surpris les colloques secrets de ces êtres formidables. De tout cela me restait seule une fatigue infinie. Que devenir ? Comme les adeptes de Bénarès, me faudrait-il redemander à la Matière, malgré tout victorieuse, les philtres de l'oubli ?

 Conquis par l'accent vécu de ces confidences, j'écoutais de toutes mes forces. Enfin j'avais donc trouvé un homme qui ne parlait pas par ouï-dire; j'avais trouvé un véritable expérimentateur! J'entrevoyais le terme de mes longs tâtonnements ; je goûtais l'espérance, la claire espérance, l'aube enfin, Et Andréas, paisible, fumant avec bonhomie sa longue pipe flamande, brune et lisse comme un bambou à opium, continua en ces termes :
 - Durant cette crise intérieure, j'avais, en outre, lieu de craindre pour ma sûreté personnelle, malgré que tout semblait tranquille autour de moi. je savais les rancunes orientales terriblement patientes et savamment machinées ; et j'avais éveillé certaines méfiances. Voici de quelle façon. Mon étoile voulut que je fusse admis dans presque toutes les associations ésotériques musulmanes, hindoues et chinoises ;
 tantriks sivaites, sorciers javanais, Bonnets-rouges du Bhoutan, montagnards du Nan-Chan m'avaient initié à leurs magies. je connaissais les idiomes perdus, les rites qu'on se murmure de bouche à oreilles, les objets horribles qu'on ne se procure que par des crimes, les pierres ou les herbes rares dont la recherche demande des mois de pérégrinations ; j'avais habité des retraites perdues au fond des forêts; j'avais vu préparer les Poisons subtils, les philtres irrésistibles; j'avais accompagné les chasseurs intrépides qui osent arracher aux fauves l'ongle, la dent ou les poils que le rituel refuse s'ils proviennent d'un animal mort. Dans la fumée des holocaustes, dans la buée du sang répandu, bien des fois m'apparurent les formes monstrueuses des dieux de l'En-Deça; mes songes souvent furent troublés par le méchant regard ironique de ces êtres, auprès desquels les plus forts et les plus sagaces des humains ne sont que pygmées. Les évocateurs habiles qui, grâce aux calculs d'adroites correspondances, arrêtent une seconde ces titans et leur arrachent une réponse, leur sont un objet de risée et souvent leur servent de jouets.

 je pus progressivement me convaincre que la théorie seule de la magie est science exacte; sa pratique abonde en chances d'erreurs; trop de données en restent imprécises. Qui veut arracher à la Nature, par la force, quelque pouvoir inédit, se jette sous l'étreinte du Destin ; et ses débats, même s'ils en desserrent un moment Fétau, n'aboutissent qu'à le rendre plus inexorable et plus douloureux. Il faut à toute maturation le temps fixé dès l'origine. Si l'homme porte le désir de tous les pouvoirs, c'est qu'il en possède les germes. Mais, trop impatient, il les fait lever par des artifices, et il n'obtient que des plantes frêles, destinées à périr aux premières rafales de l'ouragan... Ces conclusions condamnaient donc les travaux de ma jeunesse, il me fallait, ou bien fermer les yeux à l'évidence, ou bien tout recommencer.
 - je suis stupéfait, dis-je, de voir comme vous m'éclairez à moi-même ma propre situation. Que je me suis donné de souci pour chercher au loin et à l'obscur une vérité simple, éclatante et toute proche !
 - Tout le monde en fait autant, docteur; consolez-vous. Il doit être bien difficile d'échapper à cette séduction du mystère. Car je me souviens que, dès le début de mon séjour aux Indes, les adeptes à qui je m'étais adressé me prévinrent loyalement. Ils m'expliquèrent que j'avais tort de cherche au loin des symboles étrangers, tandis que ma religion natale m'en fournit d'admirables ; ils m'affirmèrent que notre Maître perpétuel, à nous Européens, c'est jésus, et que l'attente de ceux qui se confient en lui ne saurait être déçue. Or, je gardai ces paroles durant des années dans ma mémoire, sans les " entendre " ! Comme on a tort de ne pas essayer de vivre en s'oubliant, et au moral et à l'intellectuel ! Quand ces brahmanes me parlèrent de la sorte, si j'avais mis de côté l'idée préconçue qu'ils voulaient m'éconduire, ces deux minutes de présence d'esprit m'auraient fait gagner des années qui ne reviendront plus. Oui, j'ai eu la faiblesse de regretter quelquefois cette perte.

 La faiblesse ? questionnai-je, un peu surpris.

 Eh oui, c'est une faiblesse de croire que quelque chose a été inutile.
 - Et maintenant, que pensez-vous des avertissements brahmaniques ?
 - je les trouve justes.
 - Alors, il faut suivre sa religion ; il faut aller à l'église, et à J'Eglise ?
 - Il faut se conduire selon sa conscience, après l'avoir éclairée le mieux possible.
 - En effet, l'homme avait une conscience avant que soit toute organisation ecclésiastique...
 Ici, Andréas lut sans doute dans ma pensée, car il m'interrompit avec un sourire - Docteur, ne nous égarons pas , nous ne sommes évêques, ni vous, ni moi ; nous n'avons pas à juger les prêtres, ni leur théologie, ni leur casuistique. Si vous croyez le Christ toujours vivant, suivez sa parole ; elle suffit à tout.

 L'accent avec lequel Andréas prononça ces derniers mots me sembla singulier. Une inquiétude me prit. Je répétai presque involontairement .
  - Le Christ toujours vivant ?
       Et j'aperçus soudain, avec quelque effroi, les conséquences extraordinaires que pourrait avoir une telle hypothèse. Car la parole d'Andréas impressionnait par son accent définitif. Ce n'était pas qu'il fût orateur ; il s'exprimait de la façon la plus simple ; mais, derrière ses discours familiers, sans même que le geste ni le regard ne les souligne, je percevais de plus en plus la lueur mystérieuse, très douce mais très forte, annonciatrice véridique des Présences surnaturelles. Cette dualité me déconcertait. Je n'osais pas lui poser de questions précises sur ses rapports possibles avec Désidérius ou avec Théophane ; je me serais montré naïf, s'il avait voulu me tromper ; ou méfiant, s'il était sincère. J'attendais du temps la délivrance de ces incertitudes. Elles m'étaient douloureuses, car tout l'intérêt de ma vie se jouait durant ces jours.

 Après une pause, mon interlocuteur reprit, comme se parlant à lui-même.
 - Oui, sous quelque jour que je considère les actes et les paroles de cet être divin, je ne puis que prendre en pitié les imaginations indécentes et les sottises qu'on a écrites sur lui. Les brahmanes eux-mêmes ont haussé les épaules quand je leur ai dit que beaucoup de spiritualistes occidentaux croient à l'initiation de Jésus chez les Esséniens, les Egyptiens ou les Lamas ; que les spirites le représentent comme un médium, les magnétiseurs comme un du Potet avant la lettre, et les occultistes 'comme un mage ; qu'ils prétendent tous arriver à sa hauteur, sans-compter ceux qui se mettent au-dessus de lui, parce qu'ils sont venus deux mille ans plus tard ! ...
 - Ah oui ! interrompis-je, j'ai entendu proférer cette bourde au fameux...
 - Ne citez pas de nom, docteur; ne jugeons pas ; comparons seulement, me répliqua-t-il en se levant. Et, voyez-vous, apprenons de ce Christ la profonde indulgence : " Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ".