INCERTITUDE




   Les circonstances firent que de longues semaines se passèrent avant que je pusse retourner à Ménilmontant. Cet intervalle fut fertile en difficultés; affaires,
amitiés, relations, tout devint pour moi une source de mécomptes. J'appris par hasard sur Andréas quelques histoires malveillantes; j'entendis des gens
d'apparence honorable se plaindre de lui. Les doutes me revinrent. N'ayant jamais osé le questionner sur Désidérius, ma confiance faiblit; l'irrésolution et le
découragement survinrent. Si bien qu'un jour je décidai d'aller reprendre ma broderie, pour couper ces relations. Je n'accusais pas Andréas, cependant; quelque  pressentiment obscur m'ordonnait de ne pas le juger. Je savais comme les colportages mondains travestissent tout ; et cependant j'aurais voulu effacer de ma mémoire son souvenir. L'illogisme de ces impulsions intérieures me déroutait; je n'avais pas alors beaucoup d'expérience des purgatoires de l'âme.

Quand j'arrivai là-haut, la vue seule de la maisonnette suffit à me rasséréner. Stella me reçut avec sa gaieté charmante; elle me montra son travail.

- J'ai dû, me dit-elle, fabriquer un carton avec du papier de Chine, Andréas y a passé un vernis mou, transparent de sa composition; alors j'ai pu découper les
pétales des fleurs manquantes, de façon que ma broderie nouvelle reste translucide comme l'original.

- Le bougran n'aurait pas suffi ? demandai-je, étonné de tant de soins.

- Non; il aurait fait opaque. Du reste, jugez-en par vous-même.

Le panneau, en effet, se trouvait admirablement en état; impossible de distinguer les reprises. J'étais ravi et je remerciai chaudement Stella. Mais, quand je voulus payer, elle refusa tout net, disant que son mari la gronderait. Pourtant, pensai-je, on me représente ces gens-là comme peu scrupuleux et intéressés! 

Andréas, survenant sur ces entrefaites, approuva sa femme. D'ailleurs, ajouta~t-il, comme pour me faire accepter ce cadeau, vous aurez bien l'occasion, un jour ou l'autre, de nous rendre cela.

Nous nous assîmes sous la tonnelle. Stella nous fit goûter des liqueurs qu'elle avait préparées elle-même, selon d'anciennes recettes; et, le hasard d'une causerie à bâtons rompus aidant, je pus dire à mes hôtes mes tergiversations, et, à mots couverts, quelques-uns des racontars qui circulaient sur eux. Ces confidences les
laissèrent indifférents.

- On colporte bien d'autres histoires sur mon compte, et j'en suis ravi, déclara Andréas. Je préfère de beaucoup être attaqué qu'encensé. Comme le dit la Bible,
tout a son poids, son nombre et sa mesure, n'est-ce pas ? Il y a une certaine quantité de calomnies, de par le monde; j'aime autant qu'elles tombent sur moi, qui
n'en ai cure, que sur d'autres personnes, qui s'en affecteraient ou qui en recevraient du dommage. C'est le bien qui nourrit le mal, puisque c'est le bien qui
possède la vie. Mieux vaut servir de pâture au mal que de se faire nourrir par le bien; mieux vaut être attaqué qu'assaillant... pourvu toutefois qu'on reste humble.

- Vous répondez à la question que j'avais sur les lèvres, dis-je. Cependant, j'ai entendu un mystique, un vieux médecin de la marine que vous connaissez sans
doute, enseigner que ne pas se défendre contre la médisance ou la calomnie, c'est un suicide.

- Je ne nie pas que la médisance fasse des blessures; mais, si vous la repoussez, elle ira sur le voisin. Et puis, le seul fait qu'une chose vient à vous signifie qu'elle vous est personnellement destinée.

- C'est la doctrine de l'abandon à la volonté de Dieu ? demandai-je.

- Oui, mais ne tombons pas dans le quiétisme. Il faut subir les souffrances et faire le bien.

- Réunir le passif et l'actif ?

- C'est cela. Examinez la dernière période de votre vie; ne voyez-vous pas d'où viennent vos doutes actuels ?

- Non, avouai-je; je n'ai pas au remonter de l'effet à la cause. Sont-ce mes études d'occultisme, mes tentatives de yoga ? Ne faut-il point, comme dit saint Paul,
éprouver avant de juger ?

- Certainement, mais, répondit Andréas avec un sourire., vous êtes un Européen, toujours pressé d'agir. Agir est excellent ; mais réfléchir quelques minutes,
demander la Lumière, ce sont des précautions qui ne nuisent jamais à l'oeuvre.

Et, comme je gardais le silence, il ajouta:

- Voyons, docteur, on a fait de petits entraînements, hé ? Fixation du regard, formation d'images mentales, statuvolence, développement de la volonté? La grande opération d'après le rituel d'Eliphas Lévi ?

Mon sourire avouait. Andréas reprit:

- Cela se voit sur votre visage; vous vous êtes surmené; le foie ne va plus très bien; les poumons non plus. Mettons qu'un génie vous soit apparu. Et puis après? Supposé que vous ayez une force de 10; pouvez-vous croire que vous allez conduire une force de 1.000?

- Cependant, le chauffeur, d'un geste, déclenche sa locomotive ?

- Ce ne sont pas des forces de même ordre. Le magicien agit par sa force... disons astrale, sur des êtres également de nature astrale. Et puis, le chauffeur connaît certaines lois de la matière. Tandis que le magicien évoque pour, justement connaître des forces mystérieuses; il commet une pétition de principes.

- C'est juste, évidemment.

- Votre magie n'a donc pu vous aboucher qu'avec un être un peu plus fort que vous et, remarquez, je parle de force et non de Lumière. Le chimiste qui découvre un composé nouveau risque très bien de s'empoisonner ou de se faire sauter avec son laboratoire.

- Je crois, dis-je, que je ne tenterai plus d'opération magique.

- Alors, conclut Andréas en souriant, tendez les épaules ; endossez vos responsabilités. Considérez un seul de vos entraînements, et récapitulez ceci : toutes les
cellules de vos aliments, toutes les molécules des teintures, des drogues, des meubles, des plantes, des animaux que vous avez employées, toutes les fibres de votre corps que vous avez mises en mouvement dans ce but, tous les invisibles que votre volonté s'est asservis, il faut que vous répariez ces désordres et ces ruines.

- Ce n'est que justice, dis-je.

- Soyez donc en paix ; le Ciel fera quelque chose pour vous, conclut Andréas, d'un accent paternel.

Une fois de plus, je partis rasséréné. Dans la bouche de cet homme si simple, la plus abstraite métaphysique devenait d'un clair bon sens. Son regard si droit
m'avait inoculé de la force ; son sourire avait dissipé mon pessimisme. Je partis plein de confiance, et presque honteux de mes récentes inquiétudes.