L'inondation ne s'était point arrêtée, mais Andréas n'en parlait pas. Il attendait un visiteur depuis quelques jours, un, vieillard chinois dont je ne fus pas peu surpris d'entendre le nom célèbre.
J'ignorais comment ce très haut fonctionnaire, célèbre, riche et puissant, se trouvait l'hôte d'Andréas. Il arriva, un soir après dîner, dans un fiacre fort démocratique, en compagnie d'un petit mandarin taciturne et d'un soldat d'infanterie de marine, en congé de convalescence. J'étais invité à ces réunions savoureuses, où un jaune, maître, après son empereur, de quatre cents millions d'hommes, assez fort pour avoir fait échec à toute la diplomatie européenne, parlait avec simplicité à un troupier, à un médecin obscur et à un antiquaire.
Pour faire honneur à son hôte, la femme d'Andréas avait arrangé une des chambres à la chinoise. Un vaste lit d'ébène, des nattes, des panneaux brodés, une étagère chargée de jades et de bronzes, un magnifique brûle-parfums posé sur le sol transformaient totalement cette petite pièce.
- Que vous vous êtes mis en frais ! disais-je à Andréas.
- Eh ! oui, mon docteur. L'Oriental aime les formes; il ne faut froisser personne. Autrefois, quand j'allais chez ce Prince, tout son yamen était mobilisé. Tu n'es pas au courant de leurs formules de politesse ? Eh bien, regarde-moi, fais comme moi. Il faut respecter les habitudes des vieillards. Et puis, cet homme-là est très au-dessus de nous, socialement parlant; mettons-nous à notre place juste, c'est à lui à nous indiquer sur quel ton il désire qu'on lui parle. Et toi aussi, Marius, dit-il au colonial, figure-toi que tu es l'ordonnance du général en chef.
Quand nous entendîmes le fiacre, nous allâmes tous trois à la rencontre du prince, et il entra, après des compliments réciproques, courbant sa haute taille et agitant ses longues manches en signe de joie, selon le rite confucéen. Il parlait fort correctement le français, d'une voix lourde et grondante. Son visage gras et immobile, craquelé d'une multitude de rides, laissait voir, malgré la bonhomie de la vieillesse et la volonté d'être courtois, l'immense orgueil d'un homme qui se connaît quarante-cinq siècles d'une généalogie sans brisures. Et, malgré toute l'éloquence fleurie de ses compliments, trop de choses nous séparaient pour que je ne fusse pas souvent gêné par le regard perçant et clair de ses prunelles incolores, dans la fente étroite des paupières bouffies.
Il prit place sur le lit bas ; et, par courtoisie, fuma d'abord dans une pipe qu'Andréas lui présenta. Puis Marius prépara l'opium, et, au bout d'une dizaine de pipes silencieuses, Tsoun-Hing se mit à faire des demandes sur toutes sortes d'objets. Il répondait aussi à mes questions. Il avait une mémoire étonnante et, selon la coutume des lettrés, il citait sans cesse les poètes de son pays, en indiquant, par un récitatif intentionnel, d'autres sens secrets cachés sous la forme littéraire. Andréas, à son tour, puisait dans les classiques, les romantiques et les contemporains, et il savait aussi bien que son illustre interlocuteur suggérer, par la musique de son débit, des symbolismes inattendus, tout au moins pour moi.
Ce soir-là, Tsoun-Hing parlait des inondations.
- Que disent, frère, demandait-il à Andréas, les mandarins de ton pays quand vos dragons entrent en fureur ?
- 0 vénérable, les savants d'ici ne savent pas ce qu est un dragon, il est pour eux comme s'il n'existait pas, toujours sommeillant au fond de la mer.
- Est-il possible ? s'étonnait le prince sans qu'une ride de sa figure ne bougeât. Alors, si toutefois tu me permets cette sotte demande, que font vos mandarins quand le fléau arrive et quand il est parti, bien que -- est-ce croyable ? -- tu m'affirmes qu'ils ne peuvent prévoir sa venue ?
- Ils font comme les officiers mandchous, dans tes innombrables villages. Ils donnent des ordres pour construire des digues et ils cherchent de l'argent pour rebâtir les maisons. Les peuples voisins ont envoyé des secours et, en cela, autant que ma petite intelligence peut le juger, ce fléau est bénéfique, puisqu' il a permis aux nations de race blanche un geste de fraternité.
- Elles ont besoin de cela, dit le vieillard. Mais qui peut sonder les volontés de Ce qui n'a pas de volonté ?
- Ma gauche, répondit Andréas, où est mon coeur, est la droite de mon frère, et sa gauche est à ma droite, et nous n'avons, lui et moi, qu'un seul coeur.
- Grande est ta sagesse, répliqua Tsoun-Hing, en souriant de plaisir. -- Il laissa la pipe éteinte, ses yeux étroits jetèrent une lueur, mais il se tut.
- Daigne te rappeler, continua Andréas, que je ne suis pas un mandarin. Celui-ci -- et il me désignait -- en est un dans l'art de guérir. Mais, en ces pays, les hommes sages de la sagesse sans paroles ne sont presque jamais de hauts dignitaires, comme cela devrait être. Ainsi la loi du Tao se réalise : le mérite vit chez nous à l'ombre et à l'abri des honneurs et des charges...
- Je sais cela, en te voyant vivre ta vie, interrompit le prince avec un geste déférent.
- Ceux donc qui soupçonnent l'existence des dragons ne portent point d'insignes, ne sont revêtus d'aucune autorité, et ne commandent que leur foyer. Parmi eux, les uns ont seulement senti le vent des ailes quand elles se déploient; les, autres, très rares, pensent que ces animaux divins ne vivent qu'au-dessus des nuages. Mais, hélas ! je ne connais pas, dans tous ces peuples au visage coloré, d'homme qui puisse suivre les six mouvements du Dragon à Cinq Griffes.
- Tu ne connais pas un tel homme, ô véridique ? murmura Tsoun-Hing, se mettant sur ses pieds d'un seul effort.
- Yn et Yang jamais ne se séparent, répliqua mon maître, en se levant aussi. Et il ajouta: je connais l'homme.
Le vieux prince courba sa haute taille. Andréas s'approcha. Ils restèrent tous deux front contre front, les yeux baissés, en silence, tandis que leurs doigts faisaient des gestes rapides, échangeant ainsi les signes de reconnaissance de la plus secrète des fraternités asiatiques.
Puis chacun reprit sa place. Les pipes furent rallumées; on but des liqueurs rares, et Andréas reprit en s'adressant à moi :
Il y a une centaine de cycles, si nous comptons comme les astronomes du Céleste-Empire, nos peuples d'Europe savaient qu'il existe des dieux, des déesses, des génies et des fluides. L'homme se ressemble partout; nos ancêtres rendaient un culte à ces esprits, et violaient la Loi du Régulateur Suprême, comme la populace fait encore aujourd'hui dans l'empire de notre très vénérable ami. Ainsi va le monde, à l'extrême gauche, puis à l'extrême droite. Il appelle cela des récompenses et des peines, et, si quelques-uns conçoivent, à l'exemple de Kong-Tse, l'invariabilité dans le milieu, ils cherchent ce milieu dans le chaos des cinq éléments au lieu de le trouver dans l'équilibre spirituel de la Voie.
- Tes peuples, dit Tsoun-Hing, s'affolent dans les cinq éléments et les vingt-quatre astérismes.
- Oui, tu vois juste, vieillard à l'intelligence aiguë, répliqua Andréas, en fixant son interlocuteur, qui semblait dormir. Mais rappelle-toi ces jours où je recevais sans que j'en fusse digne ta vertueuse hospitalité. En ces années, j'entrais dans les temples sans portes... et j'en suis sorti.
- Je me souviens, frère aîné.
- Les lamas du Toit de ce Monde ne disent-ils pas que Tzong-Kapa vint de l'Occident?.
- Oui, dit le prince en m'examinant, car il s'était aperçu que mon intérêt était fort excité; tu parles comme un très vieux homme, et j'essaie de te répondre avec la même sapience... sans y parvenir. Mais au nourrisson le lait, au vieillard les savantes cuisines, à l'homme mûr le riz sain et le poisson. Notre frère cadet nous dira-t-il ce qu'il pense de ces dragons qui font sortir les rivières et crever les nuages ?
- Je ne sais que lire dans les livres imprimés ; j'y ai vu que toutes les nations croient de semblables choses. Les sujets du Céleste-Empire connaissent aussi des licornes, des lions, des oiseaux étranges et des poissons de rêve. Leurs frères aryas ont leur vautour Garouda, et leur cygne Hamsa, et leurs serpents multicéphales, et les Gandharvas, et combien de tribus d'êtres qui viennent visiter les contemplations des ascètes nus dans les forêts. Et ceux du Tibet, sur les plateaux glacés, et ceux du Croissant, dans leurs déserts torrides, voient passer, les nuits, toutes sortes de créatures... Que puis-je dire que ne sachent vos deux sagesses, vénérables pères ? Je n'ai fait que lire de très vieux livres. Tous les peuples à l'état de nature savent que des dragons existent, et aussi des animaux et des êtres que nos yeux épaissis ne peuvent apercevoir. Il y en a dans l'océan, le golfe, le détroit, la, lagune, le lac et l'étang; dans la chaîne de montagnes, la cime et le précipice, dans le désert la ville et la forêt; dans la pierre, la plante et l'arbre ; dans le nuage et l'air et sous la terre ; dans la foudre, le vent et la pluie, dans le continent, la nation et le peuple; dans le soleil, la lune et les étoiles : dans, l'éclipse et la comète, et le météore; la nuit, le jour et les crépuscules; dans le mois enfin, le cycle et l'année. Est-ce vrai, je vous le demande, ô cavaliers du dragon ?
- Le Tao-Tse dit que ce sont là des formes errantes.
- Cependant, demanda Andréas, le, vieillard Lao-Tseu n'a-t-il pas écrit que tout être a un nom, qui n'est pas le Nom, bien que contenu dans le Nom?
Et Tsoun-Hing, approbateur, récita d'une voix grondante le vers auquel Andréas faisait allusion.
- Ce sage vieillard aurait-il pu dire que les choses indéfinies ont un nom ? Tout est donc individu ? Que t'en semble, ô très prudent?
- Tu es entré au temple sans portes, répondit le Chinois.
- Regarde donc ce rocher, par exemple; regarde-le de toutes tes puissances, reprit Andréas, en s'adressant à moi; c'est-à-dire de façon qu'aucune de tes forces ne soit occupée ailleurs. Libère pour cela ton corps immobile des frémissements de l'acte qu'il vient d'accomplir et du souvenir même de cet acte ; ôte de tes fluides toute polarisation précédente, de ton coeur tout sentiment, de ton intelligence toute pensée qui ne soit pas ce roc. Regarde, les yeux baissés; écoute, les oreilles fermées; palpe, les mains immobiles. Tu ne verras pas d'abord l'esprit de ce roc, mais différentes sortes d'êtres qui sont des enveloppes, des gardiens, des voyageurs. Après eux seulement, quand tu les auras écartés, tu apercevras le génie et, si ta vertu égale ta force, tu pourras lui parler. Car ton esprit connaît tout idiome.
- Un sujet somnambulique ? demandai-je, la magie ?
- La magie est défendue, tu le sais bien, répondit Andréas. Tu ne trouveras jamais un sujet qualifié pour pénétrer si avant.
- Alors ? dis-je. Mais Andréas continua sans paraître me répondre.
- Oui, tout existe: les faunes, les satyres, les aegypans, les sylvains, les nymphes, les dryades, les hamadryades, et les demi-dieux, Hercule et les autres, et les déesses, Aphrodite et ses soeurs, et les Muses, les Parques et les Furies, et Zeus, et tous ses pairs ; et les djinns, et les houris, et les kobolds, les trolls, les gnômes, les nixies, les fairies, les fées, les lutins, les farfadets, les korrigans ne sont point des hallucinations de campagnards superstitieux ; et Teutad, et Thor et le Walhalla; et les dieux hindous, à quatre et dix bras, et leurs saktis; et les dieux égyptiens à formes d'animaux; et le catoblépas; et le basilic et le roc, et toute la bestiaire du Moyen Age -- tout cela et bien d'autres êtres encore, tout cela existe, tout cela vécut autrefois sur cette terre solide, dans les plaines, les forêts et les villes ou y viendra vivre.
Vous voulez bien dire que c'étaient ou que ce sont des créatures réelles, individuelles, comme un chien ou un cheval ? Que ce ne sont pas des symboles de météorologie, ou d'astronomie, ou de philosophie, ou de forces naturelles ? Ce seraient des animaux ou des humanimaux ? Alors, les démonologues, Pierre d'Aban, Agrippa, les légendes rosi-cruciennes, Sinistrari, Guaita ?
- La Nature fait des êtres ; c'est l'homme qui fait le symbole, me répondit Andréas en souriant. Crois-tu que le Taureau à tête humaine d'Assour, et le Sphinx de Thèbes n'aient été que des images savamment combinées ? Quand le rishi chante: L'âme du yogi enfourche le divin oiseau Hamsa, qui le mène d'un vol rapide comme l'éclair jusqu'au séjour du suprême Brahma ª, crois-tu qu'il ne raconte pas tout bêtement ce qu'il a vu ? Crois-tu qu'il s'amuse à faire oeuvre de rhéteur ? Tu n'es pourtant ni professeur de philosophie, ni membre de quelque mystérieuse fraternité soi-disant rosicrucienne, ou bouddhiste, ou templière ? Mais, ajouta-t-il en cessant de sourire, et en s'inclinant vers le vieux prince, si mon hôte très respectable le daigne, nous pourrions apprendre de sa bouche éloquente bien des choses que ses peuples connaissent et qu'ils tiennent cachées aux visages rouges?
- Je suis un ignorant, dit Tsoun-Hing, d'un ton modeste et grave. Si je parle, ce n'est que pour obéir à mon frère aîné, et parce qu'il faut parfois que telle chose soit dite, même par une voix indigne. J'ai oublié bien des caractères qu'autrefois j'avais admirés et copiés d'un pinceau respectueux quoique
malhabile. Ah ! que les sages des anciens temps furent vertueux ! Et comme il est juste que ce soit eux que l'on ait récompensés lorsque, dans ma longue carrière, grâce à leur invisible présence et à leur aide constante, il m'est arrivé de faire quelque chose d'utile pour le peuple et de conforme à la Volonté suprême! Mais pardonne à un débile vieillard, tout tremblant d'arriver nu chez les ancêtres bien-aimés...
Et que dirai-je, continua-t-il, après un court silence, que notre frère cadet n'ait lu dans nos vieux livres ? Les dix mille êtres, les animaux de l'air, de la terre, des ondes et du bois et du feu apparaissent sur la rizière, grandissent, puis diminuent et disparaissent... Ainsi la cruauté des hommes évoque des démons dans le monde du Revers, et ces démons subornent leurs évocateurs; puis, quand beaucoup de crimes ont été commis, ces démons prennent le sang répandu et les chairs meurtries, et leurs princes s'en construisent des corps, et le tigre 'apparaît, qui tue ces hommes mêmes, grâce à la méchanceté desquels la porte de la terre s'est ouverte pour lui. Et quand le mangeur d'hommes ª a bien tué tous ceux qui portaient sa marque, sa force diminue, son corps se rapetisse au cours des cycles, et il devient un chat, élégant, égoïste et craintif. Ainsi il y eut autrefois de gigantesques lézards et des crustacés grands comme des boeufs, et bien d'autre créatures, évanouies dans le revers de ce mondé visible.
- La science cachée coule de tes lèvres, ô très vieux, dit Andréas. Parle-nous encore.
- Ainsi sont les dix mille êtres, continua le prince. Les cent familles apparaissent sur la terre, mais elles ont déjà paru sur mille terres. Elles habitent d'abord les rêves des hommes sages, puis ces créatures naissent avec des écailles, des plumes, ou des poils, sans os, ou avec des os ; puis elles diminuent et disparaissent de la vue des hommes sages. Puis les dieux les prennent et les conduisent vers d'autres terres. Ainsi ce monde est une mer aux vagues innombrables. Regarde-le donc, frère cadet, avec un coeur pieux et ferme. Aucun être n'est à craindre, aucun n'est à dédaigner, et, toi-même, sache que tu n'es rien et tu seras tout , mais si tu veux devenir tout, tu seras réduit à rien, comme une motte de terre pilée dans un mortier.
- Parle encore, mon père très sage, demandai-je au vieux mandarin, car une sorte d'émotion avait animé son discours et je sentais poindre envers lui une sympathie reconnaissante.
- Je me tairai, répondit-il en agitant sa pipe, tandis que le colonial arrondissait, à la flamme, la perle d'opium attendue; oui, je me tairai, répéta-t-il en s'adressant à Andréas; car toi qui as lutté avec le dragon, toi seul peux agir; je ne sais que parler. Tu es le père de ce frère cadet ; ouvre-lui une des, portes blanches; bouche son oreille ici, afin qu'il entende de l'autre côté; clos sa paupière à cette ténèbre-ci afin qu'il voie les torches tenues par les lions à courte crinière. Wen-Wang vient avec nous.
Puis, se tournant vers le mur, il se tint dans le silence.
- Tu entends, me dit Andréas. Veux-tu que l'on essaie?
- Essayer quoi ? demandai-je. -- Et, ayant compris immédiatement, j'ajoutai: Oui, pourvu que vous soyez là, et que ce ne soit pas trop long.
- Une ou deux minutes. Laisse ta pipe, installe-toi bien commodément.
Mais à peine avait-il dit la dernière syllabe, que la chambre disparut de mes yeux. Je m'aperçus debout, tenu au bras par Andréas; Tsoun-Hing, assis, nous regardait. Un port d'Extrême-Orient apparut et disparut; puis un large fleuve, couvert de jonques malodorantes, puis des rizières, une montagne, des arbustes, une caverne. Tout cela très vite, comme des pellicules de cinématographe qu'on change; mais avec une extrême netteté. Et je fus soudain dans la nef de Notre-Dame de Paris; puis dans la première crypte, que tout le monde connaît; puis dans la seconde qui avait été, j'en eus la certitude irréfléchie, le sol d'un temple de Jupiter. Enfin, dans un troisième souterrain, je vis de grosses pierres, des lances gauloises, une faucille rouillée, le fantôme blanc d'un druide. J'entendis un coup sourd, comme celui d'une forte lame qui s'écroule sur une grève unie; puis un souffle râlant et gras, tout de même énorme, et j'aperçus, à deux pas, le corps le plus monstrueux étendu dans une ombre gluante.
Il me parut avoir une quinzaine de mètres de long; des pattes basses, tordues, des cuisses grêles et rases, couvertes d'une peau malsaine, ne parvenaient pas à le soulever. Il était gris, luisant, visqueux; le dos était recouvert de squames, et une arête dentelée d'épines pointues le surmontait. Sa tête féroce, sillonnée de rides profondes, se terminait par un énorme bec de pieuvre, pavé de plusieurs rangées de dents. Des antennes filamenteuses et tremblotantes sortaient de ce bec entrouvert, et essayaient, en s'allongeant, de nous palper, Andréas et moi. Mais mon maître se contentait de lever le bras, comme on fait pour calmer un chien hargneux. Ce monstre reluisait de couleurs chatoyantes, livides et vénéneuses, ses ailes membraneuses pendaient sur le sol avec des frissons. Les yeux, gros, saillants, nus, à paupières verdâtres et malades, nous lançaient des regards humains. des regards insupportables. La bête était visiblement furieuse, et sa rage s'augmentait de son effroi, car Andréas la fascinait.
- Tu vois, me dit ce dernier tout à coup, il suffirait qu'on dise un mot à cet animal, pour qu'il entre en colère. Il démolirait de ci de là et, en trois jours, la Seine serait disparue, là-haut, au-dessus de nos têtes, et Paris effondré. Tu te rappelleras ? tu tâcheras de comprendre, n'est-ce pas ?
Je fis un signe affirmatif. Tout disparut. Je me retrouvai dans la chambre chinoise, avec les trois assistants, dans les mêmes attitudes.
- Eh bien ! mon docteur, me dit Andréas, répondant à ma secrète demande, d'une voix lente, tandis que son visage s'immobilisait et que le feu de son regard devenait insoutenable, tout en gardant sa bonté fraternelle, travaille, travaille ! veuille !
- Ah ! et la grosse voix rauque de Tsoun-Hing tombait sans écho dans l'ait alourdi, nous, les fils du Ciel, nous restons immobiles et, par son essence secrète, la Voie vient à nous. Mais, vous autres, hommes au visage rouge, vos coeurs brillent. Qui a pris la route la plus courte ?
- Frère très puissant, très vieux et très sage, lui dit Andréas, qu'est-ce que le Nom ? c'est la Parole. -- Qu'est-ce que la Voie? c'est le Mouvement. -- Qu'est-ce que le Mouvement ? c'est la Vie. -- Que résulte-t-il de la Voie ? la foule innombrable des êtres vivants, c'est-à-dire la Vérité.
Tsoun-Hing leva la main pour demander une pipe. Mais minuit venait de sonner. Le jeune secrétaire entra. Et, comme je le saluai, le vieux prince tourna doucement un visage vers la muraille, tandis qu'Andréas continuait à fumer dans l'atmosphère opaque.