LE DOURACAPALAM

 Ce n'étaient pas de nouveaux points d'interrogation qui me troublaient ; toujours les vieilles énigmes, toujours les vieilles antinomies. je les redisais à Andréas avec une ténacité maladive. Lui m'écoutait patiemment, et me racontait, en manière de réponse, quelqu'un des épisodes de sa vie mouvementée. 

Or, en général, ses récits contenaient toujours un mot qui, ayant l'air d'être prononcé tout à fait au hasard, éclairait l'un des problèmes aux angles duquel se brisaient mes courtes logiques.
 Voici l'une des plus complètes de ces histoires merveilleuses. C'est Andréas qui parle. Il me la conta en plusieurs visites.

 - J'avais noué à Paris, avant de partir, des intelligences avec les correspondants de certains Hindous et tout avait été prévu pour que, là-bas, je trouve immédiatement à qui m'adresser.
 Débarqué dans un petit port malabare, je devais me promener dans la ville, vêtu en prêtre sivaïte, avec une certaine amulette au poignet. J'avais à peine parcouru le quartier hindou qu'un homme de basse caste vint à moi et se fit reconnaître. Il m'emmena dans la campagne. Là, une carriole légère nous transporta jusqu'aux Ghattes, dont nous commençâmes l'ascension vers le soir. La difficulté du chemin ne me permit pas de jouir de la fraîcheur nocturne, ni de la sérénité du paysage. Les ronces, les cailloux, quelque crainte aussi des fauves et des vermines venimeuses absorbèrent toute mon attention. Un peu avant J'aurore, nous arrivâmes sur une sorte de plateau granitique, couvert d'une herbe dure et brûlée, et que bossuaient de loin en loin quelques tas de cailloux disposés en cercle. Mon guide se dirigea vers une masse rocheuse, qui ressemblait assez aux pierres levées de Cornouailles. A peine eus-je le temps de jeter un coup d'oeil sur le magnifique lever du soleil sur la mer à ma droite, que je dus m'engager en rampant sous une voûte que formaient ces pierres. Au bout, je trouvai une espèce de trou où je suivis mon guide ; puis un couloir en pente nous conduisit à une sorte d'oubliette où des reptiles se traînaient parmi des ossements blanchis. L'Hindou siffla pour écarter les serpents et, après quelques pas, nous débouchâmes dans un ravin étroit. La vue d'une bande de ciel bleu me fit plaisir, je l'avoue.

 Nous rentrâmes dans un nouveau tunnel assez court. Et enfin nous fûmes à l'air libre avec, devant nous, le spectacle émouvant d'une ville en ruines. Les pandits affirment que le Dekkan contient beaucoup de cités mortes, détruites par les cataclysmes ou les guerres. J'appris plus tard que celle-ci fut comme isolée par un tremblement de terre qui, écartant les roches, creusa tout autour un cirque de falaises, dont les murailles lisses empêchaient toute tentative de descente. La position de cette cité, en contrebas du plateau que nous avions gravi, et la nature crayeuse du sol, emmagasinaient les eaux de pluie. C'est pourquoi ces ruines étaient revêtues d'une végétation luxuriante, où nichait un peuple de singes et d'oiseaux. C'était un paysage fantastique. De larges voies, aux dalles fendues par les siècles, étaient bordées de palais écroulés. Çà et là. quelques colonnes de marbre rose, de petits étangs, autrefois des bains, retentissant du concert que la poussée des plantes démolissait lentement, des escaliers monumentaux. avec leurs longs degrés disjoints ; tout cela envahi de verdures et de fleurs, retentissant du concert des oiseaux et du jacassement des singes. Orchestre extraordinaire, aux ensembles étourdissants, aux silences majestueux et pleins de secrets. Partout de très grands arbres, dont les frondaisons magnifiques devaient empêcher le curieux, qui se serait aventuré en haut des falaises environnantes, de rien apercevoir au travers.


 Mon guide se hâtait parmi les terrasses, les colonnades branlantes et les carrefours devenus des clairières. L'immense fronton sculpté d'une pagode se dressa tout à coup devant nous. Nous étions arrivés. Un brahme apparut, qui me salua en anglais. Il m'installa au balcon d'une galerie à l'ombre, fit apporter des fruits et des boissons fraîches et m'invita à prendre quelques heures de repos sur un lit de camp. Mais la surprise, l'attente des spectacles inconnus m'empêchèrent de dormir.


 J'examinai le temple. La beauté de sa masse. la richesse des détails, la mesure des proportions en faisaient l'égal des plus fameux monuments de Bénarès et d'Ellora. Autant que mes souvenirs de lectures tantriques me permettaient de le conjecturer, cet édifice avait dû être bâti en l'honneur de Ganeça, le dieu éléphant. Il se composait d'une immense enceinte ou galerie circulaire, contenant cinq autres enceintes étagées et concentriques, semées de portails. La galerie centrale, la plus élevée, était remplie par le temple proprement dit. je vis plus tard qu'il contenait trois autels, sous une voûte soutenue par des colonnes massives et très décorées. Chaque autel, constitué par une masse cubique de trois mètres de côté, servait de base à une pyramide tronquée à cinq faces, un peu plus haute. Le toit était une terrasse ellipsoïde, aux deux foyers de laquelle se dressait un quatrième et un cinquième autels. Le centre de cette terrasse, entre ces deux derniers autels, s'ouvrait sur la nef inférieure pour donner passage à une énorme statue du dieu, dont l'auréole dépassait tout l'assemblage.


 L'ensemble des bas-reliefs et des frises représentait la légende de Mahadeva, telle à peu près que la décrit le Skanda-Pourana. La pierre était seule employée; ni bois, ni métal.

 Parama-Siva et ses vingt-cinq mourthis se voyaient sur le premier autel. Sur le second, Daksha, au milieu des Pradjapatis, faisait pénitence à Siva, puis engendrait su fils : le premier mille, les Haryasouas ; le second mille, les Sabalasouas, qui gouvernent les essences subtiles de l'univers, ou Tattvas ; puis ses soixante filles, entre lesquelles resplendit Oumà, l'épouse de Siva. Et la longue théorie de toutes ces figures, mimant chacune le symbole d'une force cosmique particulière, se déroulait sur les quatre faces de l'autel, sur les cinq pans des colonnes de soutien, sur les cinq plans de la pyramide terminale.
 Le troisième autel me montrait la chute de Daksha, et la transformation de sa fille Oumà en Parvâti, sur le mont Himavàn, tandis que Siva, sous l'aspect de Dakshinamourti, essaie en vain d'initier les mounis à l'ombre du banian, puis recommence au sommet du Kailàça. Pendant cette initiation, les Asouras se répandent sur la terre et y commettent mille atrocités. Alors le Mahadeva émane Houmarà, ou Subramanya, le guerrier spirituel.
 A la terrasse supérieure, le quatrième autel retraçait les incidents de la naissance de l'autre fils de Siva, Ganeça le pacifique. Enfin le cinquième autel, selon le mythe du Linga Pourana, représentait le quintuple Siva et ses vingt enfants. C'est Sadhodjyata, par qui la vie est résorbée, Vamàdeva, qui accomplit la loi et le rituel ; Tatpourousha, qui fixe les créatures dans la science suprême; Aghora le terrible, qui enseigne le Yoga ; enfin Isanà, la forme de toutes les formes, synthétisant l'Union, la Raison, la Pénitence, le Savoir, l'Observance religieuse et les vingt-sept autres qualités de l'âme qui a conquis la délivrance.
 Le long du péristyle extérieur rampaient les serpents de l'éternité, avec leurs sept têtes. Les gardiens symboliques des mystères se dressaient à intervalles réguliers. Les éléphants sacrés, porteurs du savoir occulte et portiers du temple, abaissaient vers le visiteur leurs trompes et leurs défenses de granit. Le soutènement disparaissait sous le chaos sculpté des formes démoniaques, confinées, selon les Livres, aux mondes inférieurs de l'Invisible. Derrière les buissons des cactus, des euphorbes et des figuiers épineux se devinaient, dans l'ombre, les faces lippues, les canines bestiales des vampires, des Pisatchas, des Katapoutanas et des Ulkamoukhas Pretas. Les colonnes supportaient de longs bas-reliefs où dansent les Gandharvah musiciens. Au nord étaient les images de Soma et d'Indra ; à l'est, celles des Yakshas, gardiens des trésors, présidés par Koubera et Yakshini, son épouse : à l'ouest, l'armée terrible des Rakhshasas commandée par Khadgha-Râvana, le dispensateur des victoires. Le sud formait l'entrée principale.

 Le brahme qui m'avait accueilli, maigre et mince, long visage racé, beaux yeux circonspects de prélat romain vint me rejoindre sur le déclin du jour. Il m'exposa que tout ce vieux temple, transformé en laboratoire, était à ma disposition, et que tous ses hôtes, à cause de la haute personnalité qui m'avait introduit auprès d'eux, se considéraient comme mes serviteurs. je remerciai selon les hyperboliques formules du savoir-vivre oriental. et nous commençâmes le tour du propriétaire.


 " Il y a une attitude mentale dans laquelle je vous supplie de vous établir tout d'abord, me dit mon cicerone. C'est de ne pas vous presser, de considérer que vous avez beaucoup de temps devant vous, et que vous allez être mis en face de nouveautés complètes. L'impatience, la hâte même vous seraient donc des obstacles, et non pas des aides ". je promis de faire tous mes efforts pour réaliser ce calme que je savais être le signe distinctif des sages dont j'allais être l'élève ; je demandai qu'on me fasse quelque crédit , et m'apprêtai à recevoir ma première leçon.


 Ce temple appartenait au genre des laboratoires et à la classe des ateliers. je n'y trouvai donc ni minéraux rares, ni essences précieuses, ni appareils de magie psychologique. Les savants qui y travaillent n'étudient que ce que les Européens appellent les forces physiques, et cela, au moyen d'instruments très sensibles. Ceux-ci doivent être isolés des courants magnétiques du sol et de l'atmosphère. On obtient- cet isolement par des procédés de fabrication manuels. Jamais de machines ; les pièces métalliques, les fils, tout est martelé, forgé, laminé, embouti à la main, avec une patience incroyable. J'ai vu un de ces ouvriers tapoter sans arrêt une pièce de cuivre depuis le lever du soleil jusqu'au coucher avec un marteau d'horloger; pendant la nuit, un autre le remplaçait ; et ce travail durait, m'a-t-on dit, depuis des mois.


 je vous ferai grâce de la description de tous les appareils dont mon guide me démonta les mécanismes. Il en est un cependant, dont l'usage invraisemblable dépasse les plus extraordinaires imaginations des romans scientifiques.


 En me promenant à travers ce musée de machines, Sankhyananda - tel était le nom de mon guide - me fit remarquer une sorte de grande caisse cubique faite d'une substance jaune comme l'or et transparente comme le verre. " Ceci, me dit-il, est un Douracapalam, ce que vous pourriez traduire dans votre langue par télémobile. Nous nous servons de cela pour voyager dans les planètes de notre univers matériel ".

 J'ouvris de grands yeux , mais mon interlocuteur continua : " Vous voyez ici une application du système des Tattvas, dont vos philosophes monistes ont redécouvert une partie dans la théorie de la quatrième dimension. Voici la chaîne de raisonnements dont nous nous sommes servis ".

 De toute la minutieuse physique sankhya que j'entendis alors exposer je ne vous résumerai que l'indispensable. Voici.


 " Il y a une substance universelle unique dont tous les objets ne sont que des formes. Ces formes, nous les percevons par les cinq sens seulement; donc elles peuvent être classées sous le titre du sens qui les enregistre. Chaque sens est sensible à tel mode du mouvement atomique; ouïe, vue, tact, goût, odorat appartiennent respectivement à des vibrations de l'éther, de la lumière, de l'air, de l'eau ou de la terre, qui sont autant de mouvements des atomes; l'éther. mouvement en tous sens , la lumière : rayon- nements rectilignes; l'air : tourbillons ; l'eau : mouvement équilibrant ; la terre : mouvement d'arrêt.


 " En outre, chacun de ces éléments possède, en sous-oeuvre, les qualités des autres -, l'éther, en outre du son. contient une couleur, une forme, une saveur, une odeur. Vous voyez vous-même les autres applications.

 " Enfin, chacune de ces formes cinétiques se trouve représentée dans le mental humain, Tout peut donc se répondre, sous certaines conditions ".

 Mais c'est surtout le fluide acoustique dont Sankhyananda me décrivit les propriétés.

  Le son, dit-il, entre autres qualités, possède la mobilité, la fluidité, le moelleux. Nous nommons ceci Sneha. En outre, nous savions bien avant vos physiciens qu'il dégage du calorique. Enfin, il incite au mouvement par un pouvoir d'impulsion que nous nommons Pranamitva. Les instruments de musique à cordes, les mélodies rythmées, le fracas du tonnerre démontrent l'existence de ces diverses propriétés. En résumé, la forme de la substance universelle que nous nommons l'Akàsa possède, comme qualité spécifique, le son et, comme qualités génériques, la forme, le mouvement, la chaleur.

 " De longues et nombreuses expériences nous ont appris que telles classes de sons contiennent les formes les plus parfaites, d'autres sont plus riches en calorique, d'autres dégagent un plus fort mouvement. Nous savons distinguer ces classes, produire ces sons, et même en augmenter l'intensité, par diverses recettes psycho-physiologiques. Ainsi, par exemple, un fakir peut s'élever en l'air et demeurer suspendu un certain temps par l'emploi d'un certain son sous une certaine tension nerveuse; en d'autres termes, de la force nerveuse peut agir sur de la matière par le moyen du son. Voilà un point acquis.

 " En voici un autre :
 " Le concept de l'espace est un des plus difficiles à fixer. Vous autres Européens, vous ne concevez que l'espace physique. Vous le nommez espace réel. Pour nous, il est l'illusoire; tandis que notre espace réel est celui que quelques-uns de vos géomètres et de vos mathématiciens ont appelé l'hyperespace. L'espace physique est fini puisque, s'il était infini, un nombre infini seul pourrait le mesurer; or, il ne peut y avoir de nombre infini concret. La tradition est d'accord sur ce point avec le raisonnement, et l'expérience vous le démontrera, je l'espère.
  " Si l'espace est fini, il a une forme et cette forme est sphérique, parce qu'il n'y a pas de raison qu'il s'étende dans un sens plutôt que dans un autre. L'espace est le lieu de toutes les créatures et les souvenirs vous reviennent certainement des personnages cosmogoniques qui le symbolisent.

Ces
habitants sont soumis à la loi inéluctable de la transformation. Voilà des vérités élémentaires. Elles vont. suffire à dégager le principe de la télémobile.  
 " Cette machine doit pouvoir se transporter sur tous les plans de l'espace et y subsister. Il lui faut donc l'inaltérabilité de sa matière, et une force motrice indépendante des forces physico-chimiques et fluidiques, c'est-à-dire d'essence supérieure. Il est entendu que nous ne sortons pas de l'univers visible.
 " Ces conditions semblent irréalisables ; et cependant on les a réalisées. Voici comment. Les chimistes de nos cryptes peuvent fabriquer des métaux inattaquables à tous les agents physiques ; mais, pour obtenir des métaux inattaquables aux forces d'une autre planète, il faudrait connaître ce monde que l'on cherche justement à explorer.
 " Comment sortir de ce cercle vicieux ?
 " Nos observations du firmament, au point de vue mécanique, mathématique et biologique - ce qu'on pourrait appeler l'astronomie et l'astrologie , se trouvent conservées depuis plus de deux cents siècles. Aujourd'hui encore, chaque nuit, des fiches sont dressées. On les centralise, on les classe. on les synthétise. Et nous établissons ainsi pour chaque corps céleste un tableau hypothétique de toutes ses propriétés physiques, chimiques et naturelles. Ce ne sont que des probabilités que nous dégageons ainsi, mais le calcul démontre que les chances d'erreur sont infimes.

 " Si donc un observateur se transportait en télémobile au plus près de la planète la plus voisine, il pourrait rectifier le tableau dressé pour cette planète. Ensuite nos chimistes et nos ingénieurs pourraient inventer une seconde machine, pour l'examen de la planète suivante.
 " L'antique et vénérable Magie qui, chaque siècle, se manifeste sous des formes de circonstance, n'est pas un tissu de divagations; c'est une science exacte et positive. Les vrais magiciens ne sont pas des demi-savants exaltés, mais des ingénieurs, des physiciens, des chimistes de l'Invisible. Les naïfs qui s'hypnotisent sur des pentacles ou des mantrams pour obtenir un pouvoir ne savent pas que ces dessins sont les schémas d'une cinématique inconnue, dont les domaines sont les mystérieux espaces à quatre; cinq, six et sept dimensions. Imaginer cela semblerait déjà une pure folie à vos philosophes. Il existe cependant des entités actives, dans ces espaces ; des intelligences y pensent, des organismes corporels y travaillent, y fabriquent des machines. y enfantent des oeuvres d'art. Les pentacles, ce sont les lignes de forces de ces machines, les charpentes de ces statues invisibles, de ces symphonies inaudibles, de toutes ces créations inconnaissables. fécondatrices cependant des coeurs nobles et des esprits profondément humains.
 " Que vous considériez, avec Descartes, toute matière comme étendue, et toute étendue comme matière, c'est-à-dire l'espace plein, 
 " Oui, l'étendue est substantielle ; oui, les forces simples qui la fécondent existent indépendamment.
  " S'emparer de l'une et des autres, tel est le double pro-blème que notre télémobile prétend * résoudre.
 " Nous possédons déjà l'énergie acoustique spéciale dont je vous ai parlé en commençant. Cherchons-lui un point d'appui, un centre de fixation, enfin un appareil de direction.
 " Or, les éléments simples de la matière, les atomes, ne peuvent agir les uns sur les autres, puisqu'ils ne se touchent pas ; sinon, à cause de leur infinie petitesse, ils se toucheraient par toute leur surface, et la matière, étant un bloc plein, resterait immobile. Il faut donc les supposer baignant dans un milieu plus fluide, constitué par d'autres atomes bien plus petits, animés de vitesses vertigineuses, choquant sans cesse les atomes d'éther, et leur imprimant ainsi des mouvements vibratoires. Cette hypothèse s'appuie sur le calcul différentiel. Nous l'avons vérifiée par de nombreuses expériences faites au moyen d'appareils d'optique bien plus puissants que vos microscopes, et dont les miroirs magiques des légendes populaires sont une ébauche.
 " Comment la matière s'organise-t-elle ? La réponse à cette question va peut-être nous fournir la donnée qui nous manque.
 " On a établi les volumes atomiques des soi-disant corps simples. Malgré l'incertitude de ces calculs, il reste acquis que les volumes atomiques des corps d'une même famille sont en rapports simples. Inutile de vous rappeler Dumas et Wurtz. Qu'un heureux hasard donc mette entre les mains du chimiste un agent capable de modifier les positions des atomes dans un corps, il deviendra possible de transmuer le chlore en iode, ou le carbone en rubidium.
 " Or, cet agent existe ; nos sages le connaissent ; nos livres le nomment. C'est le Vyoma-Panchaka- Akasa.
Le MandalaBrahmana entre autres décrit ses cinq formes. La quatrième, le Souryà Akasa, se caractérise par une propriété spéciale de condensation. Et nous avons trouvé un corps qui peut recevoir une charge considérable de ces molécules spiritueuses, auxquelles toutes les formes matérielles à trois dimensions restent perméables. Notre accumulateur a l'aspect d'un bloc - un gros in-quarto - composé de cinq ou six cents minces feuilles de cristal. Vous savez que le cristal, en style d'alchimiste, est un ciel de Saturne. Ces feuilles sont découpées suivant une forme qui rappelle les surfaces catacaustiques. Quand il s'agit de charger l'appareil, un de nos sannyâsis s'entraîne pour atteindre une certaine tension nerveuse. Alors il s'enferme pour répéter sur le livre de cristal un certain mantram, une centaine de milliers de fois environ. Il faut que, des laboratoires situés à la surface du sol, on puisse entendre la vibration harmonique des lamelles de cristal, tenues par l'opérateur dans sa crypte située à une vingtaine de mètres sous terre.

 " Tel est, essentiellement, le moteur de notre télémobile. Il faut à cette machine un cadre, un abri contre les changements de température, les orages électriques, les incursions de visiteurs imprévus, toutes sortes d'incidents possibles au cours d'une traversée interplanétaire et dont le moindre serait mortel au conducteur de l'appareil.
 " Reprenons, pour parler un langage occidental, les théories de la pangéométrie. Que l'on adopte le système d'Euclide ou celui de Bolyai, la géométrie de la sphère reste la même ; tandis que, dans la géométrie hyperbolique, la circonférence, à mesure que son rayon grandit, tend, non plus vers la ligne droite, mais vers une ligne courbe, distincte de la droite tout en lui restant tangente ; c'est l'horicycle. Cette courbe fantastique, parallèle à une droite, engendre des surfaces et des volumes qui se développent naturellement à l'intérieur des surfaces et des volumes euclidiens. C'est cela que nous sommes parvenus à réaliser à l'intérieur d'un corps matériel physique.
 " Ce corps, inattaquable à tous les agents mécaniques et à tous les réactifs physiques connus, est un métal précieux que nous transmuons par de nombreux battages et des trempes spéciales. A l'état d'or, il ne condense que l'éther lumineux, le Taijas; tandis que maintenant ce coffre cubique que voici est rempli, si l'on peut s'exprimer de la sorte en parlant d'une substance impondérable, de Souryà Akasa.
 " Ne touchez pas, dit le brahme, comme j'avançais la main vers la caisse brillante; vous seriez fort incommodé du contact. Pour utiliser sans danger cet appareil, il faut avoir suivi un entraînement tel que l'organisme puisse subir d'énormes tensions électriques. C'est un yoga spécial. Nous n'avons pas, pour le moment, de sujet préparé dans notre temple : et d'ailleurs, en cette saison, l'état fluidique de la contrée est défavorable. Mais, si vous nous rester quelque temps, vous pourrez voir l'expérience ".
 - Tels sont, reprit Andréas après une pause. les premiers renseignements que me donna mon guide. Voici les complémentaires que je recueillis peu à peu et que je rassemblerai, au hasard de mes souvenirs.
 Le problème, en somme. consiste à trouver un accumulateur capable d'absorber la force sonique, le fluide acoustique, si vous voulez, et le fluide nerveux au moyen duquel J'être
 humain perçoit des sensations et conçoit des idées. La matière première de cet appareil est un métal extrait de certaines alumines, avec des soins infinis. La caisse transparente dont je vous ai parlé porte en son centre ce petit appareil qui ressemble à un livre de cristal. Pour le charger, sept prêtres se soumettent d'abord pendant quarante jours à un rigoureux entraînement. Ils ne font qu'un repas quotidien : avoine. cervelles de certains animaux, et poissons très électriques. Ils vivent dans une cellule dont les murs sont peints en mauve et ornés des schémas de la force à capter. Ils ont quatre heures de repos sur vingt-quatre, coupant quatre périodes de cinq heures, choisies de façon que le milieu de chacune de ces périodes coïncide avec le lever du soleil, son midi, son coucher et la minuit. Ils doivent, 'par la répétition du mantram de la force sonique et la concentration du mental sur les propriétés connues de cette force, arriver à la voir, a la toucher, la déguster, la sentir et l'entendre. Ces entraînements n'ont lieu qu'à des périodes fixées par les astrologues au moyen d'une étude minutieuse des variations magnéto-telluriques. L'emplacement du local est choisi sur une carte de ces courants.
 L'entraînement dure quarante jours. Il y a ensuite trois jours de sommeil continu, imposés aux opérateurs. Puis, pendant sept jours, six d'entre eux chargent la machine par l'imposition des mains, sans se reposer, sans manger, sans dormir. Je fus mis en leur présence le soir du septième jour. Leur aspect était fantastique. Vivant dans l'obscurité depuis sept semaines, car la lumière solaire contient des rayons impropres à l'expérience projetée, la peau de ces hommes avait pris la couleur du vieil ivoire; leurs yeux creux brillaient d'un éclat fixe sous les paupières bistrées ; ils mesuraient tous leurs mouvements pour économiser leurs forces. On les descendit dans la cellule où reposait la télémobile à une-vingtaine de mètres sous terre, et on les plaça en des points fixés d'avance sur des peaux de lynx. Représentez-vous le silence absolu de cette cave, son atmosphère étrange, l'allure fantomatique des personnages. je me figure y être encore, docteur; c'était la première fois que je voyais un pareil spectacle. - Et Andréas se mit à mimer la scène en allant et venant pour m'en situer les acteurs.

 Voici le septième opérateur, continua-t-il. Il entre dans la caisse transparente dont on lute les douze arêtes au moyen d'un mastic spécial. Il se place en diagonale, ses jambes repliées et les mains jointes, selon un certain asana. Derrière lui se trouve l'accumulateur; à hauteur des yeux un disque d'or bruni , sous ses coudes deux manettes en cristal communiquant par deux tiges d'argent avec l'accumulateur. Il est assis sur un siège creux, rempli d'un charbon en poudre fait avec le bois d'une espèce de laurier. Il reste immobile, la respiration suspendue, les prunelles déjà révulsées, en dharana. Tout cela s'effectue en silence sous la lueur d'une mèche trempée dans de l'huile de camélia. Accroupi dans un réduit extérieur, j'observe tout par une épaisse glace violette ; les courants intenses qui la traversent rendent le séjour de la cellule dangereux si on n'a pas suivi l'entraînement.
 L'opérateur pèse sur les manettes, deux ou trois fois. Un sifflement perçant me vrille les oreilles, suivi d'une rumeur énorme de mer démontée. Et la caisse disparaît soudain de mon regard... je fus tellement surpris que je crus avoir été hypnotisé. Cependant je voyais toujours les six aides immobiles, j'entendais mon maître me parler, je n'avais pas de fièvre. je venais donc d'assister à une désintégra- tion, et de la sorte la plus extraordinaire. Mon maître m'expliqua que l'appareil avait été si fortement saturé de fluide sonique, ainsi que le corps de l'opérateur, que leur double restait dans la cellule, visible pour un clairvoyant, et fixé par une figure géométrique - ce que les magistes occidentaux nomment un pentacle - dessiné sur le sol de la cellule.
 Une semaine plus tard, Sankhyananda me fit redescendre dans le réduit d'observation. Les six aides étaient toujours là, comme autant de statues. J'attendis une heure. Une fluorescence traversa la pénombre ; les aides étendirent leurs mains vers le schéma. Une vapeur flotta dans l'air, et, silencieusement, d'un coup, la caisse translucide fut, avec l'opérateur, dans la même position qu'au départ. On le sortit, rigide comme une momie, on le transporta rapidement dans une pièce voisine où un bain chaud était préparé; frictions, massages, onctions, soins minutieux lui furent prodigués. Puis on le remonta à l'air, on lui fit prendre quelques aliments, et il se mit à faire son rapport au chef de la communauté, en se promenant de l'allure la plus tranquille, comme s'il n'était pas le héros d'une incroyable odyssée.