Andréas reprit:
-L'homme dont vous voulez me parler, docteur, c'est bien celui que vous avez aperçu autrefois, à l'enterrement de Désidérius. En Europe, il se nomme Théophane. Je le rencontrai pour la troisième fois à Lhassa où je m'étais arrêté en venant du Siam, mais après un grand circuit par la Chine, la Mongolie et Kiachta.
Je me rappellerai toujours avec plaisir ces voyages, ces trains filant à travers la jungle ou la steppe; les silhouettes de fauves réveillés dans lès hautes herbes. De temps à autre le dôme noir d'un solitaire aux yeux rouges, puis les rares compagnons de voyage: l'Anglais ou l'Américain vêtu de kaki, le gentleman natif en turban et complet blanc, la cohue des saints hommes de toutes sectes et de tous signes; le tohu-bohu des grands faubourgs, des caravansérails et des ports, le charme doux des plages; la majesté des hautes neiges éternelles comme suspendues sur votre tête; la mélancolie grandiose des déserts de sable ou d'herbes. C'est ainsi que j'ai appris à trouver le beau qui réside en tout et partout. Une maison d'ouvriers à six étages, je lui sens une poésie, de même qu'au sourcilleux Himalaya.
J'avais quitté les brahmes du Dekkan parce que, las des études arides de la physique occulte, j'espérais entrer plus avant dans l'âme hindoue en m'initiant à leurs formes cultuelles. J'arrivai à Bénarès muni de toutes les lettres d'introduction nécessaires pour que le mépris que nous inspirons aux Orientaux ne soit plus qu'une légère méfiance. Car la politesse de ces gens-là est une ironie savoureuse pour qui connaît leurs véritables sentiments vis-à-vis des mangeurs de vache, comme ils nous appellent. D'autre part, ce n'est pas en quelques mois que non fonctionnaires ou nos savants peuvent conquérir la confiance d'un Oriental. Chacun des interlocuteurs garde soigneusement pour soi sa véritable opinion, car chacune des deux races s'estime, la main sur la conscience, supérieure à l'autre.
Je m'étais cantonné d'abord dans l'étude de la science naturelle, mais je ne parvins pas à tirer de mes expériences des conclusions satisfaisantes. Je crus ne devoir m'en prendre qu à moi-même, pensant que mes facultés d'observation et de réflexion n'étaient pas suffisamment développées pour extraire de mes travaux l'enseignement que les brahmes disaient y être contenu. C'était simplement parce que je n'avais pas assez de documents. Je repartis donc vers Java, puis vers les plaines, pour revenir aux montagnes.
C'est à la fin de ce second séjour dans l'Himalaya que je connus les épreuves dont je vous ai parlé l'autre jour et dont Théophane me donna la conclusion, à sa quatrième visite. J'avais reçu l'ordination lamaïque. Comme je savais les caractères wou-wang, et que je pouvais à peu près écrire le tibétain, j'eus tout de suite un bon rang dans la hiérarchie, et je fus mis au service de l'astrologue en chef d'une grande lamaserie, la Péroun-Mabrou ª. Ce palais, cette ville plutôt, est peuplée de presque quinze mille personnes. Il protège la présence du dalaï, bien que celui-ci demeure presque toujours invisible. J'avais pour fonction de calculer chaque jour l'heure des cérémonies pour un petit temple spécial, car là-bas tout ne règle par l'astrologie; et je vous assure que cette étiquette est compliquée.
C'est donc un matin de ce temps-là que je revis Théophane. Il avait toujours le même visage que vingt ans auparavant, mais l'expression de ses traits était changée, quoique toutes les lignes de son corps et tous ses mouvements restassent empreints de la même puissance surhumaine. Sur la route où j'étais, je fus rejoint par une caravane escortant un phap annamite jusqu'à la ville.
Théophane m'aperçut et vint à moi en souriant. A peine eus-je pris la main qu'il m'offrait, qu'un sentiment inexprimable s'empara de moi; je me sentis plongé comme dans un bain de lumière d'une douceur et d'une force infinies. Depuis le coeur jusqu'à la pointe des doigts, toutes les cellules de mon corps frémissaient avec la même sensation de délivrance que si j'étais passé du fond d'un cachot à l'air pur qui balaie les cimes au soleil levant.
- Comment vas-tu, me dit-il, et que devient Stella?
A ces souvenirs, Andréas s'interrompit pour sourire paisiblement; puis il continua:
- Je voulus parler des travaux de mon âge mûr, mais il me dit: Tu auras bientôt de mes nouvelles! et il me quitta avec le magnifique regard que vous connaîtrez peut-être. Son escorte, qui était arrêtée à l'écart, se remit en mouvement. Je restai à regarder sa silhouette athlétique gravissant la pente jusqu'à ce qu'un détour du sentier le dérobant à ma vue, je revins à moi-même de l'espèce d'extase où son apparition m'avait jeté.
Telle fut sa troisième visite.
- Et pourtant, dis-je, vous aviez vu de bien grandes choses, et des terribles aussi, chez tous ces prêtres d'Orient?
Je n'entendis pas la réponse; car j'étais moi-mime très absorbé. Les ténèbres profondes où j'errais depuis si longtemps, il me semblait aussi les voir se percer d'une lueur. Rien ne pouvait m'advenir d'irrémédiable. Si je m'étais engagé dans une impasse, je rebrousserais chemin; si une déception m'attendait, elle serait moins dure, puisque je l'avais prévue. Et si ce pouvait être l'aboutissement de mes efforts ! J'en étais là de mes réflexions, quand la trompe d'un tramway nous annonça la proximité de la barrière. Nous nous séparâmes pour rentrer chacun chez soi.