Les derniers épisodes que je viens de raconter avaient produit sur moi une impression définitive, que sans doute la maladresse de mon récit ne fera point partager au lecteur. le me lançai avec ardeur dans la voie étroite qu'il me semblait bien, maintenant, avoir aperçue. Mais je ne tardai point à recueillir les fruits de mon inexpérience. Je voulus contrôler sur les faits la vérité des doctrines d'Andréas. Je soignai des malades gratuitement, je donnai mon argent et mon temps, je passai des nuits, je subis les caprices de mes amis, je retranchai mes plaisirs d'art et de littérature, je vendis mes livres. Alors on se moqua un peu de moi, puis on plaignit ma faiblesse de caractère. Les consultations fructueuses s'espacèrent. Mes correspondants, comme je ne flattais plus leurs manies de magisme, de divination et de phénomènes, me jugèrent timoré; ma réputation diminua dans les cercles d'illuminisme . Des cas désespérés que je ne pus guérir firent renaître en moi des doutes qui augmentèrent graduellement jusqu'à un morne désespoir.
Peu à peu, le courage m'abandonna. Tout me devint insipide et fastidieux. je pris des drogues pour dormir, pour ne plus penser; sortir m'était odieux; rester chez moi était un supplice, lire m'ennuyait. le me donnais tout juste la peine de me nourrir.
Au bout de trois mois de cette mélancolie, quand j'étais résigné à attendre la fin sans plus faire un mouvement, quand il me sembla bien évident que l'univers et moi-même n'avaient pas de sens ni de but, on vint me chercher un soir. Une jeune femme du voisinage se mourait de la phtisie depuis un an. Elle était à toute extrémité. Aucun médecin ne voulait se déranger; et son mari, au désespoir, m'expliquait qu'il ne comptait plus la voir guérir, mais qu'elle étouffait, qu'il fallait la soulager au moins une heure, le temps de l'agonie. J'étais trop indifférent à tout pour songer à lui refuser.
Je partis avec lui. Il était deux heures du matin. Or, dans la rue, devant nous, un homme parut, venant à notre rencontre. Il était de haute stature, mais si bien proportionné que je ne me rendis compte de sa taille que quand nous fûmes tout proches de lui. Rien dans son costume ne le faisait remarquer; mais il avait l'allure d'un grand seigneur. En nous croisant, je levai les yeux vers lui machinalement, et je reçus son regard comme une flamme de lumière douce. Il nous avait dépassés. je me retournai vers lui; il se retourna en même temps. Alors, sans réfléchir, j'allai à lui; il mit son chapeau à la main et me dit :
- Docteur, je crois vous connaître; pardonnez-moi mon indiscrétion, n'êtes-vous pas un ami d'Andréas?
Je m'étais également découvert, assez interloqué.
Oui, lui répondis-je. Et, comme je cherchais mes mots :
-Vous allez voir un malade, je parie, continua-t-il, peut-être pourrai-je vous être utile, si vous voulez bien me permettre de vous accompagner.
Et, tout à coup, je compris. C'était Théophane; c'était lui. Mon coeur se mit à battre par bonds; désespoirs, rancoeurs, rancunes, amertumes, dégoûts, je sentais tout cela se dissiper en lourdes volutes rampantes, en même temps que j'expliquais à mon client :
- C'est un docteur de mes amis, un spécialiste; nous allons l'emmener voir votre femme.
L'homme, perdu dans sa douleur, ne répondit rien et nous arrivâmes bientôt chez lui.
C'était le ménage pauvre et touchant de l'employé, avec son décor banal de fausse aisance. La mère de la malade était là, sans plus de larmes, les traits figés dans une sorte d'hébétude. Elle dit à son gendre, d'une voix absente :
- Il est trop tard; elle est morte.
Je me penchai sur le lit de la malade. Aucun bruit du coeur, aucun souffle; le nez délicat s'était déjà aminci; le visage avait recouvré ce calme immobile qui ne trompe point, un peu de chaleur persistait seule au creux de l'estomac; mais le pauvre corps, si terriblement décharné avec, aux articulations, de gros renflements, semblait supplier qu'on le laissât désormais tranquille dans la ténèbre paisible du cercueil.
- Croyez-vous qu'elle soit morte? dit tout à coup Théophane. Et sa voix sonnait chantante dans le silence.
Je fis un geste d'affirmation.
-Vous l'aimez, n'est-ce pas? vous avez des enfants? demanda-t-il coup sur coup au mari. Et, sans attendre de réponse, il continua :
- Si donc elle revient à la vie, si on la réveille tout à l'heure d'entre les morts, vous vous montrerez reconnaissant envers le Ciel, et vous resterez avec elle, vous ne la quitterez pas, ni de coeur, ni de corps?
Le pauvre homme, interloqué, n'osant comprendre, nous regardait sans pouvoir rien dire.
- Soyez calme, lui dit Théophane, très doucement; ne vous faites pas de chagrin, répondez-moi en conscience.
- Est-ce possible? balbutiait le mari. Mais il ne se peut pas que vous vous moquiez..., oui, si vous dites cela, elle peut revivre... je vous promets... Et il s'abattit, tout secoué de sanglots, tandis que la vieille mère, effondrée, embrassait éperdument le corps déjà froid de sa fille.
Et Théophane, s'approchant du cadavre, en prit les deux mains dans sa main gauche et, soulevant la tête inerte dans sa main droite, il lui dit tendrement, tout bas, à l'oreille - mais nous entendîmes tous - : Mon enfant, ma fille, viens, reviens, cela te sera compté; ils ont besoin de toi! ª.
Et, sans que nous ayons eu de frisson - c'était tout naturel, la morte devait ressusciter -, la femme ouvrit les yeux, se redressa, regarda la chambre.
- J'ai rêvé, soupira-t-elle.
Sa mère et son mari à genoux lui embrassaient les mains; et elle, blottie sur la poitrine de Théophane, se prit à pleurer silencieusement.
- Allumez une seconde lampe, dit Théophane.
La mère se releva, chancelante, et revint avec une lampe que l'on disposa pour bien éclairer la malade.
Vous voyez, nous dit-il, elle reprend. - Et, en effet, au bout d'un quart d'heure, les chairs étaient un peu revenues autour des os; la figure était plus pleine, plus colorée. Transporté de joie, le mari se jeta aux pieds de Théophane, mais celui-ci le releva comme j'aurais fait d'un enfant..
- Non, non, lui dit-il, c'est le Ciel qu'il faut remercier. Et il ajouta, en faisant un pas en arrière :
- Souvenez-vous de ce que vous avez promis. Il y a un livre où sont écrites des histoires de morts revenus à la vie; faites ce qu'enseigne ce livre. Allons, au-revoir! - Et, tout rayonnant d'affectueuse bonhomie, il embrassa la femme, la mère et le mari, et sortit avec moi.
Je croyais rêver. Cependant la rue où nous marchions, je la reconnaissais. Ici, une palissade; plus loin, un terrain vague; là, en bas, le fournil du boulanger; à gauche, le bar où criaient des noctambules de bas étage. Oui, j'étais toujours sur la terre, à Paris; je marchais à côté d'un inconnu; et c'était lui, Théophane, l'illuminateur, le guide tant espéré dont la seule présence dissipait mes ténèbres, chassait mes doutes, réconfortait ma fatigue.
Il m'expliqua qu'il devait prendre à quatre heures du matin le rapide de Brindisi, qu'il ne pouvait différer son voyage, ce train ne circulant qu'une fois par semaine, que, d'autre part, il avait beaucoup à me dire, et que, si j'étais libre, il me demandait de vouloir bien venir avec lui jusqu'à Modane. Dans son coupé retenu, nous serions tout à fait chez nous. J'étais enchanté. Nous arrivâmes tranquillement à la gare de Lyon; et, pendant dix grandes heures, il continua de m'instruire, tout en fumant. Car il paraissait, comme Andréas, vivre à la mode ordinaire.
Il parlait sans hâte, par courtes phrases simples, sans viser à l'effet. De tout ce dont il m'entretint il semblait avoir été spectateur. Il m'expliqua moi-même à moi-même, me démontant les rouages les plus cachés de ma conscience; son regard perçait l'obscurité opaque des siècles disparus. Je ne puis redire ici tout ce qu'il m'apprit cette nuit-là; toutes sortes de raisons s'y opposent; mais imaginez la plus grande concentration mentale fonctionnant de concert avec une limpidité parfaite de l'intelligence; imaginez une compréhension immédiate et toujours juste des rapports de causes à effets, une mémoire nette des plus petits détails; une sensibilité exquise s'étendant à des êtres actuels, comme à des êtres éloignés dans le temps et dans l'espace. Une joie très intime, très calme, très limpide, tel fut mon état d'âme, cette nuit-là, si bien que fatigue, fièvre, lourdeur et somnolence furent oubliées. Mais les mots ne peuvent toutefois rendre l'exquise, l'idéale fraîcheur, la vigoureuse vitalité, la sereine confiance qui baignèrent à flots pressés mon esprit affaibli.
Ce bonheur, et ceux qui suivirent, j'estime ne jamais pouvoir les payer, dussé-je souffrir sans cesse dans tout mon être, toute mon existence. Ma seule peine aujourd'hui, c'est que tant d'hommes passent tout près de ce Ciel sans le connaître, non parce qu'il est caché, mais parce que, ne sortant pas d'eux-mêmes, ils ne veulent ni ne peuvent l'apercevoir, puisqu'ils ne regardent pas.