Et il s'en alla à la cuisine se débarrasser; puis tira de l'eau à la pompe, fit rafraîchir le vin dans un linge mouillé, et revint me prier de me mettre à table.
Stella était un cordon bleu émérite. Elle professait qu'il faut se nourrir selon la mode de la contrée dont le climat est le même que celui où l'on vit; et, comme il faisait très chaud ce jour-là, elle avait accumulé de terribles épices, et surtout du carry. Elle ne me laissa boire que de l'eau, pendant le repas, et un peu de légère eau-de-vie parfumée qu'elle préparait elle-même. Et ils me choyaient tous les deux à l'envi, comme un convalescent. Je me laissais faire, car la cuisine était exquise. Mes hôtes ne mangeaient que très peu, d'ailleurs.
Comme je complimentais Stella: -- C'est Andréas, me dit-elle en riant, qui m'a rapporté ces recettes. Pendant un temps, c'est lui qui a fait la cuisine, et j'ai dû absorber des plats extraordinaires; mais, croyez-moi, c'est dans l'Inde du Nord où on mange le mieux ; vous venez d'en avoir un échantillon.
Je ne perdais pas de vue cependant les vrais objets de ma curiosité, et de temps à autre je posais une question prudente:
- Qu'est-ce que vous appelez la limite ? Est-ce le Tao de Lao-Tseu ? Est-ce le Parabrahm, l'Ain Soph, le Nirvana ?
- Tout cela, dit-il, ce sont des mots. Vous scandaliserez-vous si je vous déclare ma pensée?
- Je tâcherai de vous comprendre, répondis-je.
- Eh bien ! je crois que le cerveau le plus vaste de la terre ne peut refléter que l'image d'une fraction infinitésimale du cosmos. Je crois que l'intelligence possède de la vie, mais qu'elle n'est pas la Vie; que si on la cultive exclusivement, on travaille sur un reflet, tandis qu'il y a en nous une réalité, qui est le coeur.
Bon, pensai-je; mysticisme, bhakti...
Ce que j'appelle le coeur, continua-t-il après m'avoir jeté un regard perspicace, ce n'est pas, la sentimentalité contemplative de la nonne cloîtrée. C'est cela, oui, mais c'est aussi tous les sentiments, tous les amours, toutes les haines, toutes les joies, toutes les douleurs, les rires, les larmes, les mélancolies, le gonflement du muscle pour l'effort, les émotions de l'adolescence, les ambitions de la maturité; c'est la vie tout entière enfin qu'il faut vivre. Purifier notre corps astral, c'est prendre des douches pour acquérir des pouvoirs magiques; c'est l'acte qu'il faut purifier, sublimer, unifier. Telle est la véritable Imitation du Verbe.
- Ah ! m'écriai-je, je comprends pourquoi Théophile Schweighardt enseigne que celui qui pratique le premier livre de l'Imitation de Jésus-Christ est déjà plus qu'à moitié Rose-Croix. Jusqu'alors je n'avais vu là qu'une simple religiosité sans profondeur.
- Cet homme avait grandement raison, dit Andréas.
- Ainsi, les paroles de l'Evangile doivent se comprendre littéralement et absolument ? Si l'on vit bien, ce reste que le Ciel nous donne par surcroît ª comprend tout : sciences, pouvoirs, facultés transcendantes !
- C'est cela même, répondit Andréas, en poussant de mon côté le pot à tabac. Lisez l'Evangile avec la plus grande simplicité, avec toute votre candeur; peu à peu, ce qui vous semble insipide vous deviendra savoureux. la loi est simple... faites ce qu'on vous demande, mon enfant... Servir est votre devise... , celui qui sert les hommes sera servi un jour par les anges, disait-il, en s'enveloppant d'un nuage de fumée.
Phrases creuses, pensera-t-on peu t-être. Ces paroles sont, en effet, froides et vides sur le papier; mais quand elles frappèrent mon oreille, qu'elles étaient vivantes, vibrantes, éveilleuses de lointains échos endormis ! Que je regrette ces clairs après-dîners, dans cette petite maison pittoresque, le calme de cette quasi-solitude, interrompu seulement par des cris d'enfants, par le bruit de rares voitures ; l'apparition de cette forte silhouette, aux attitudes pleines de bonhomie affectueuse; la vue de ce visage rude et auguste; et Stella s'affairant, vive et gaie, de l'aurore plein les yeux ! Mon mélancolique été s'accommodait si bien de leur magnifique automne! L'hiver est venu pour moi, aujourd'hui; il me reste leur souvenir qui me donne la force, comme leur présence autrefois m'avait donné la lumière; elle me la redonne encore, quelquefois, en se renouvelant dans le calme des nuits.
- Ainsi, Maître, répliquai-je, après un silence, je puis laisser la spéculation, lutter contre le désir de savoir, contre l'ardeur d'agir selon cet idéal ésotérique, comme les livres disent que le mage oeuvre, selon la volonté sereine qu'il a conquise.
- Les livres ! s'écria Andréas, tandis que Stella souriait avec quelque indulgence. Demandez-lui son avis. Elle a lu tous ceux de la tradition occidentale, les allemands, les anglais, les latins et les français ; moi, j'en ai compulsé pas mal d'autres. Que celui qui veut s'en tenir là y reste ; mais que celui qui veut accomplir son destin véritable, même au détriment de ses désirs en apparence les plus nobles, que celui-là s'en tienne au Livre unique, à la Vie qui foisonne autour de lui, et dans l'enchevêtrement de laquelle il lui sera permis, en temps voulu, de mettre un peu plus d'ordre.
- Et il est vraiment plus difficile de vivre tout bonnement que de s'abstraire, pendant les jours et les nuits de toute une existence, sur des textes arides, hors -de toutes les vanités du monde, de tous les plaisirs faux après lesquels la foule se précipite ?
- Vous verrez, docteur, si vous essayez, répondit Andréas. Les actes les plus insignifiants peuvent avoir une grande influence sur votre futur et sur celui des êtres qui vous entourent. Vos philosophes ont discouru sur le grain de sable de Cromwell, mais ils ne se sont pas doutés que bien des ordres de créatures immatérielles sont attachés à l'homme. Vous avez probablement appris quelque chose là-dessus dans le de revolutionibus animarum de Loriah.
- Oui, dis-je, j'ai lu ce livre dans Rosenroth.
- Eh bien ! tout a son importance. Le mariage, par exemple, que l'on s'efforce aujourd'hui de démolir par tous les moyens, exerce une répercussion très lointaine sur l'avenir des époux , et il est déterminé par des causes non moins profondes. Mais il faut comprendre que la recherche de ce passé et de cet avenir serait vaine pour nous. Le présent, voilà notre domaine; chercher en deçà ou au delà serait de la puérilité. Je ne dis pas que les gens qui font ces recherches ont tort ; toute recherche est utile. Mais vous, docteur, qui voulez la volonté du Ciel, moi, qui suis un ignorant, nous devons nous contenter d'apprendre, en toutes circonstances - entendez bien -, à nous oublier toujours et partout au profit des autres. L'amour entre l'homme et la femme n'est donc qu'une école élémentaire de l'amour des âmes pour les âmes. Quand ce dernier flamboie, les amants peuvent être séparés par toute l'étendue du zodiaque; ils sentent tout de même leur mutuelle présence, et le choeur de leurs prières monte d'un seul envol vers le Père, vers le Fils et vers l'Esprit.
Comme il s'était mis debout en prononçant cette dernière phrase, je me levai aussi, pour prendre congé.