La vie du Maître est un acte perpétuel d'obéissance et d'amour ; chacun des innombrables jaillissements que, du sein de l'éternité, le Père projette dans le monde, comme des formes du Fils, sont des obéissances et des holocaustes.
Tu dois donc, serviteur de Jésus, également obéir, également te sacrifier ; tu dois, dès la main mise à la charrue, avancer d'un pas égal et sans sursauts. Comprends tout, adapte-toi à tout, trouve chez tous les êtres et dans tous les événements la lézarde de leur égoïsme, et fais-y passer le rayon de la Lumière de qui Notre Dieu t'a élu à être le porteur.
Quiconque essaie d'aimer son prochain comme soi-même est disciple du Christ. En réalisant totalement cette Loi, le Christ a créé une force spéciale, un magnétisme nouveau, que même maintenant les chercheurs les plus ingénieux ignorent ; Il le transmet à Ses amis et par ce fluide s'opère la réalisation de leurs demandes. Cette force insaisissable relie tous ceux qui aiment leur prochain comme eux-mêmes et constitue leur apanage.
Le succès d'une cure ne dépend ni du diplôme ni d'une superstition, mais du dévouement, de la compassion vraie, de la ferveur intime. Plus que toute science, plus que tout secret, le recours humble et sincère à la vertu suprême, à la charité infinie, est l'élixir miraculeux ; mais il ne se communique pas, il faut que chacun le trouve par soi-même. Ceci n'est point la théurgie des anciens mystères, la collaboration avec les dieux mais la théurgie vraie, la collaboration avec Dieu.
Pour l'exercer, il faut une union effective entre le coeur du disciple et ce lieu central de l'univers spirituel, ce coeur du monde, où battent les flots de la vie cosmique, ce séjour propre du Verbe. Là trône en personne Jésus, notre Guérisseur.
Plus le disciple s'attache à réaliser la volonté du Père, plus son esprit se fixe dans ce royaume, qui est le Ciel. Il y vit, il y respire, il y pense, il y aime, il y travaille ; tellement que si, par exemple, il offre un verre d'eau, ou compose un remède, cette eau ou cette substance seront saturées de la force divinement vivante que Jésus a créée et qui rayonne de ce lieu.
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Le Maître ne nous précède pas ; Il nous accompagne ; Son immense supériorité se baisse à notre niveau, car Il nous aime ; Il chemine dans le rang, avec nous ; Il parle à chacun son langage, et surtout Il agit. Aimez votre prochain, dit-Il quelquefois ; mais Il commence par donner aux pauvres tout ce qu'Il possède humainement. Travaillez, dit-Il aussi ; mais il consume Ses jours et Ses nuits dans les occupations les plus absorbantes. Supportez vos peines, nous conseille-t-Il ; mais Il subit sans Se plaindre toutes les douleurs du corps et de l'âme, et non des douleurs d'homme, des douleurs de dieu. Pardonnez ; mais Il ne se défend jamais d'aucune attaque et répond à Ses persécuteurs en leur accordant le bonheur matériel ou la vie de leurs enfants.
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L'apostolat auquel nous sommes conviés est l'imitation pratique de Jésus. L'Amour en est à la fois le principe, le but et le moyen, parce que l'Amour brûle à la fois dans le centre de l'homme et dans le centre de Dieu. Ecoutez cette exhortation si tendre de l'Ami : « Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres ». Telle est la formule de l'apostolat, de la vie, des fins évolutives ; tel est le seul grand arcane de la connaissance totale et du pouvoir suprême.
Sans un amour, si mesquin soit-il, aucune créature ne peut accomplir quoique ce soit. Si, au creux du rocher, le dur granit devient une terre friable, c'est qu'il désire, c'est qu'il aime les ferments chimiques de l'air, de la pluie et du soleil. Si, le long des routes de l'Infini, le séraphin brûlant chevauche la comète, c'est qu'il aime, c'est qu'il désire ces sombres sphères inconnues que le Seigneur lui commande de visiter.
L'Amour est le grand trésor, la perle unique, le diamant qu'aucune durée ne jaunira. Il est tout petit, il est nu, il est invincible, il est invulnérable. Il est fort comme la mort, disait le Mage d'Israël. Oui, avant que notre Jésus ne descende, l'Amour n'était fort que comme la mort. Depuis, il a surpassé sa soeur, son ennemie, sa collaboratrice. Depuis la grande victoire du Nazaréen, il n'est plus un être fort, il est la force ; il surmonte même la justice de Dieu.
L'Amour ne voit plus rien, dans tous les univers, que Celui qu'il aime ; ou, plutôt, il voit toutes choses en Celui-là. Il s'oublie, s'élance, se transforme, s'anéantit et s'identifie. A un certain degré d'union, le Verbe propage ainsi Son ineffable séité depuis le coeur jusqu'à la limite extrême de l'individualité du disciple. L'intellect, le jugement, la sensibilité revêtent alors la forme que prendraient dans la même circonstance, l'intellect, le jugement, la sensibilité du Fils de l'homme. Le corps même, chez ce disciple, renonce à sa vie propre pour saisir les essences pures qui constituèrent autrefois la vitalité physique du Sauveur et se les assimiler.
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Vous êtes un peu comme l'abbé d'un monastère en face de ses moines. Vous êtes comptables devant Dieu des coeurs qu'Il vous envoie. Or, nous ne devons qu'imiter notre Maître dans Ses méthodes. Il n'a pas développé en de savantes conférences un système de connaissance nouveau ; Il n'a pas établi une législation touffue ; Il a bien moins parlé que guéri ; Il S'est fait aimer parce qu'Il a aimé ; Il est l'Amour fait chair. Vous aussi, faites vous aimer. Et le seul moyen, c'est que vousmêmes, vous aimiez.
Gourmandez votre coeur inerte, attendrissez-le ; forcez-le à plaindre la misère voisine ; forcez-vous à aimer.
Un amour sans égoïsme triomphe de l'indifférence ; si vous parvenez, pour les indifférents, à vous comporter comme si vous les aimiez, le Ciel vous aidera ; vous les toucherez et vous les entraînerez. Je vous dis cela parce que je connais combien il est difficile de ressentir de la sympathie pour tout le monde.
Forçons-nous ; soyons sans indulgence pour le moi ; nourrissons-le copieusement, mais nourrissons-le de ce qu'il n'aime pas. En face de chaque acquisition, de chaque expérience, de chaque aise que la vie nous offre, demandonsnous d'abord : est-ce que j'aime cela ? Est-ce que je ferai cela volontiers ? Si oui, refusons, prenons le parti contraire ; mangeons ce qui nous déplaît. Notre esprit s'allègera et s'illuminera après chacun de ces petits calices amers et deviendra du même coup capable de toucher un nombre d'esprits de plus en plus grand.
Dès lors l'Amour commencera de répandre autour de nous sa très pure clarté ; nous n'aurons plus besoin de syllogismes pour parvenir à l'action. La vraie vie sera en nous. En face des créatures et des événements notre intelligence comprendra tout de suite, notre coeur sera tout de suite ému, nos bras se tendront d'eux-mêmes pour alléger le fardeau des faibles.
Ce ne sont pas les héroïsmes prestigieux les plus difficiles ; ce sont les petits sacrifices. Ce sont donc ceux-là les plus riches. Ce sont eux, les infinies cristaux qui, fondus par milliards au foyer de l'Amour forment les murailles impérissables de la Cité divine. L'ascèse mystique est un fait admirablement un. Il suffit que vous pensiez à Jésus pour que vos oeuvres les plus vulgaires, vos préoccupation, les plus lointaines se rassemblent d'elles-mêmes vers ce but, à la fois tout proche et infiniment éloigné. Et, si vous vous souvenez qu'entre tous les mondes, par centaines de mille, peuplés de créatures intelligentes et responsables, cette terre compte parmi le petit nombre de celles qui, jusqu'aujourd'hui, ont porté le Verbe, vous comprendrez pourquoi ceux qui peuvent se sacrifier peuvent aussi se faire entendre de Celui qui est la Parole du Père.
Jésus attend parce qu'Il me veut tout entier depuis mon corps, construit par Ses ministres, jusqu'à mon coeur où Ses anges édifient Son sanctuaire. Il attend, parce qu'Il ne veut pas me prendre ; Il veut que je me donne ; Sa tendresse n'aime que ce que je Lui offre. C'est en vue de ce geste qu'Il a disposé sur ma route les fondrières et les mirages ; puisque je n'ai pas voulu Le croire, je dois faire mes expériences. La fatigue et la peur me tourneront vers Lui. Je n'ai pas voulu L'écouter. Du même bond que l'homme poursuivi par le fauve se jette au fleuve, quelque nuit, affolé par le remords, je plongerai dans les courants irrésistibles de l'Amour.
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Si je n'avançais vers le Bien suprême que par mes seules forces, la route serait indéfinie. Mais, à chacun de mes pauvres pas vers Lui, mon Sauveur accourt à ma rencontre, rapide comme cette foudre où je crois apercevoir le signe de Son courroux, tandis qu'elle est seulement la colère de quelque démon à qui l'Amour vient d'enlever une proie.
Les suavités mystiques, les ravissements, les extases sont les lointains sourires de cet Amour, que ma tièdeur seule empêche de me joindre. Par les beautés diverses du monde il resplendit, sans doute. Mais ce ne sont là que des encouragements à ma désespérante mollesse.
Dans les solitudes intérieures, dans les sécheresses, dans les chagrins ; derrière la pauvreté, le malheur et le crime ; au fond de tout ce qui trouble ma lourdeur confortable, c'est là que l'Ami est le plus proche. Car Il est venu pour les malades, et Il ne viendra jamais que pour eux.
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Lorsqu'on est las de subir duperies, ingratitudes, indifférences et moqueries ; lorsque, plus on se fait attentif, affectueux, patients, plus nos obligés méprisent nos dons et nous piétinent ; lorsque nos proches et ceux-là même vers lesquels s'élance notre tendresse entière nous repoussent le plus durement, seul le Christ nous envoie la force d'invincible persévérance. Or, il faut persévérer ; l'amour pour le Christ est donc indispensable.
Réciproquement, si la douleur humaine nous laisse insensibles, si nous n'avons de zèle que pour les ravissements de la contemplation, bientôt Dieu retirera Sa Lumière de notre esprit, afin que, commençant de vivre les angoisses des ténèbres mystiques, nous sympathisions avec les angoisses plus matérielles des misérables. Nous toucherons ainsi notre propre misère ; nous apprendrons à prier ; nous sortirons de l'égoïsme pieux vers les champs de la charité.
Quelle que soit la route où notre âme nous engage, il nous faut brûler tour à tour pour nos frères et pour Dieu. L'amour du prochain et l'amour de Dieu sont deux mondes qui s'interpénètrent et à chacun de leurs mutuels contacts resplendit une forme différente du Verbe, notre Christ. Car c'est le Christ qui nous mène où c'est le mieux que nous allions.
La Charité parfaite du Christ se répand sur tous comme le soleil de Dieu nous éclaire tous, bons et méchants. Mais, pour atteindre cette ampleur, il faut dépasser le niveau humain de la compassion, il faut devenir capable de sauver un ennemi déloyal, il faut devenir insensible à l'ingratitude ou à la trahison. Et, pour cela, il faut une vie intérieure divine, entée sur le Christ.
Cette perfection de l'acte découle de la perfection des mobiles. Purifier l'intelligence, sublimiser le caractère, vaincre les répugnances physiques.
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Que nos compassions ne demeurent pas platoniques ; conduisons-les jusqu'à l'acte, si petit soit-il ; l'acte seul leur donnera un corps terrestre et la puissance fructifiante. Autour de nous les gémissements de la douleur et les rires du cynisme s'élèvent avec plus de tumulte que jamais ; notre souci devrait être de changer ceux-ci en larmes de repentir et ceux-là en sourires d'espérance. Les affligés accourraient en foule si nous, chrétiens, ne nous contentions pas de plaintes et de voeux. Nous devrions prendre une part des charges sous lesquelles plie notre semblable, nous devrions comprendre sa peine, nous mettre à sa place, mêler notre coeur avec son coeur. Jésus réside au milieu de ceux qui se réunissent en Son nom ; c'est à nous, qui Le connaissons, d'entraîner vers Lui les malheureux qui n'ont pas su encore L'apercevoir.
Voilà ce que faisaient les premiers disciples. Ils s'étaient d'abord donnés à leur Maître, puis les uns aux autres, et ils s'offraient ensuite aux incrédules et aux infidèles. Au travers des sensibilités épaissies, au fond des consciences obtuses, l'amour de l'apôtre allait attiser l'étincelle divine presque éteinte au coeur du païen. Voilà ce que nous devrions renouveler en ce temps qui ressemble si fort à la décadence antique.
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Puissions-nous concevoir une idée si juste du Père, reconnaître si sincèrement Son Amour : le Christ, que notre être tout entier s'enflamme aux rayons de cet amour, que notre vie, dans toutes ses circonstances, soit ce que serait la vie de cet amour. L'humaine passion nous transfigure ; combien plus la passion du Ciel nous exalte ! Nos mains alors élèvent un flambeau, nos yeux versent la lumière, nos paroles répandent la paix. L'Ami éternel ne nous quitte plus ; le halo éblouissant sous lequel il voile l'insoutenable éclat de Son aspect tremble et bouge avec nous ; nous devenons les dispensateurs de Ses bénédictions. Là où nous allons, Il vient ; ce que nous voulons, c'est Lui qui l'accomplit ; ce que nos frères nous demandent, c'est Lui qui le leur donne. Notre existence s'élargit par la vertu d'une extase très intérieure et permanente ; autour de nous enfin flotte une atmosphère plus subtile qui guérit, console, éclaire et pour l'action de laquelle ni le temps ni l'espace ne sont plus des obstacles.
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Jésus dit : "Donne à qui te demande" ; il nous faut donc être à tout instant prêts ; la constance est sous-entendue par toutes les maximes de l'Évangile. Jésus est l'incarnation de la constance, puisqu'Il fait la même chose depuis le commencement du monde. Il faut s'installer à demeure dans une certaine région spirituelle, dans un certain état d'âme, et cet établissement transforme de lui-même tout notre être et toute notre vie.
Un coeur fixé sur le Verbe est prêt à tout s'il entend toutes les demandes, formulées ou muettes, et, en retour, puise aux trésors du Père telle aumône préparée précisément en vue de telle demande.
Ensuite il cultivera le goût de la perfection, il apprendra la persévérance, il ne laissera aucune bonne oeuvre inachevée, il n'abandonnera aucune souffrance sans avoir tout tenté. " Malheur, dit Jésus, à celui qui, après avoir mis la main à la charrue, regarde en arrière ". Ce serait trop facile de se contenter d'un pansement à un malade ; il faut tâcher de le remettre debout. Il faut rendre le dévoyé capable de gagner son pain et le désespéré capable de reprendre la lutte. En un mot, tenir à la qualité de nos bienfaisances plutôt qu'à leur quantité.
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Le Maître et le Modèle de cette activité surnaturelle, c'est le Christ ; Sa méthode, c'est la charité ; Son exemple, c'est la charité ; l'aide qu'Il prodigue à Ses imitateurs, c'est la charité.
On ne se souvient pas assez que Jésus souffre encore ; on oublie que toute prière limpide rafraîchit la fièvre du Martyr perpétuel cloué sur la croix de la permanente expiation ; on oublie que le moindre morceau de pain dont on se prive pour un pauvre cicatrise une des plaies du Crucifié ; qu'une visite affectueuse, une corvée allègrement subie, une réconciliation franche, ce sont des joies pour Son coeur sans cesse blessé par les milliards de paroles et d'actions méchantes commises chaque minute dans l'immense univers.
Apprenons de Lui la pitié véritable et la juste bonté. Jamais nos plus patientes indulgences n'égaleront la mansuétude dont Il use envers nousmêmes. Regardons comme Il tâche d'émouvoir les cruels et les pervers. Nous ne savons pas aimer ; nous croyons aimer nos enfants, nos parents, nos femmes ou nos maris, nos compagnons, mais, en réalité, c'est nous-mêmes que nous aimons à travers ces êtres. Or, ce maladroit amour nous élève parfois jusqu'à l'héroïsme ; jusqu'où ne parviendrions-nous pas si nous aimions en nous oubliant, en nous sacrifiant, si nous aimions nos frères comme Jésus nous aime ?
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Les douleurs du Christ commencèrent avec la première parole tombée de la bouche du Créateur; elles dureront jusqu'à ce que la dernière onde de la dernière parole créatrice s'éteigne aux plages imprécises du Néant. Chacune de nos désobéissances, Il en ressent la blessure ; chaque supplice que les Ténèbres infligent à Ses amis L'atteint ; chaque haine, chaque blasphème, chaque oubli du Ciel frappe Son corps cosmique. Le Calvaire ne fut que la cristallisation terrestre et locale du martyre permanent auquel S'offre le Fils de l'homme dans le lieu spirituel où aboutissent tous les actes des créatures. Mais chaque coup mortel Le ressuscite pour une autre agonie ; chaque martyr exalte le triomphe de Son Amour ; chaque goutte de Sa vie très précieuse est le salut d'un être ; et une étoile nouvelle s'allume au firmament des esprits avec chaque larme que l'angoisse de notre bonheur final arrache à Ses yeux divins. Telle est la splendeur de l'immense, de l'incompréhensible Amour dont Il nous poursuit.
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Nous qui répugnons tant à nous priver du moindre confort, imaginons ce que furent les infinis dépouillements, les amoindrissements innombrables que le Verbe S'imposa le long de Son immense voyage jusqu'ici. Quel génie assez vaste pourrait concevoir une telle suite de sacrifices ? Et, parvenu sur la terre, Jésus-Christ ne travaille ni ne souffre seulement pour l'ensemble confus de Ses contemporains, ou pour la foule des générations futures ; Il souffre encore pour chaque individu, pour l'un, pour l'autre, pour moi personnellement; chacun de nous est visé par l'une des douleurs christiques ; chacune de nos méchancetés, Jésus l'a vue et a fait quelque chose pour qu'un bien en sorte. Et chacun de nos sentiments ou de nos actes, chacune de nos pensées ou de nos volon tés peut être, à notre choix, une meurtrissure nouvelle pour Lui, ou bien une collaboration à Son oeuvre universelle.
Nous devons donc entretenir le regret de nos fautes, non pas à cause des conséquences pénibles qu'elles peuvent avoir pour nous, mais parce qu'elles font du mal aux autres et qu'elles font souffrir notre Sauveur et Ami, dans Son corps spirituel, dans Son coeur qui nous aime infiniment.
De siècle en siècle la lampe éternelle se transmet par les mains pieuses des ouvriers secrets du Père, s'efforçant de parachever l'oeuvre du Christ. Or Celui-ci, possesseur de toute magnificence, seigneur de toute créature, S'est placé au bas de toutes les grandeurs temporelles, Il a épousé toutes les formes de l'abjection ; pauvre de bien, pauvre de gloire, pauvre d'amis, Il donna aux hommes jusqu'à Sa Mère et, du fond de ce dénûment parfait, partit à la conquête du monde. Chacun de ses disciples doit donc reproduire un des visages de la divine Pauvreté selon la ténèbre propre de l'époque où l'Esprit le suscite.
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Jésus le Pauvre est Jésus le Patient. Il souffre, Il subit, Il se résigne, Il persévère, Il obéit et Il se tait. Ses Amis, Ses frères et Ses héritiers vivent donc sans éclat, perdus dans la multitude pour laquelle ils acceptent de souffrir et qui les ignore ; plus ils sont grands devant Dieu, plus ils sont méconnus, plus ils restent inconnus.
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Jésus a payé pour les foules qui se pressèrent autrefois autour de Lui ; et Il paye encore maintenant pour les foules, plus nombreuses encore, qui Le méconnaissent et qui L'oublient. Si misérable que soit notre amour envers Lui, le Sien ne nous émeut-il pas jusqu'au tréfonds et ne chercherons-nous pas quoi faire pour soulager un peu Ses divines épaules meurtries ? Soulager Dieu ! Parole d'orgueil insensé ? Mais non, c'est la parole de l'amour vrai, de cet amour pour qui l'impossible n'existe pas. Nous ne pouvons refaire ce que Jésus fit ; mais nous pouvons devenir des disciples moins indignes et moins tièdes.
La compassion platonique ne suffit pas aux serviteurs du Christ ; ils agissent avec la même énergie précise et mesurée qu'ils emploient à leur culture intime ; leur bonté pour autrui rayonne aussi vigoureuse que leur sévérité contre euxmêmes. Comme leur Maître qui, sur la croix de l'espace, S'immole perpétuellement au bénéfice des créatures ; comme le sang qui court dans tout le corps, combattant les germes morbides, entraînant les poisons, ces hommes ne s'arrêtent jamais ; partout on les trouve où il y a des larmes à essuyer, des plaies à panser, des haines à réconcilier, des initiatives à encourager ; sans cesse et sans regrets ils oublient leurs propres goûts, leurs désirs légitimes et leur repos pour se mieux donner à leurs frères misérables
Ce sont des réalistes ; le merveilleux ne les attire pas ; ils préfèrent aux prodiges ou aux longues dévotions pharisaïques un bol de bouillon donné à un pauvre ; leur salut personnel ne les inquiète pas ; en tout et partout ils aperçoivent Dieu d'abord et Sa clarté radieuse transfigure les laideurs, illumine les gouffres et assainit les marécages.
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Soit un disciple qui, au lieu d'aller, le dimanche, faire une partie de campagne, décide de rendre visite à quelques malades dans le dénûment. S'il veut faire de cet acte un chef-d'oeuvre spirituel, s'il veut l'accomplir avec toutes les garanties possibles de pureté, de légitimité, de fécondité, s'il espère véritablement qu'en retour le Ciel lui fera la grâce sans prix de descendre sur ses malades, si enfin et plus simplement il songe à se tenir sans intermédiaire en la présence réelle et vivante de Dieu, il mettra tous ses soins à la préparation et à l'accomplissement de cette oeuvre fraternelle.
Car les seules valeurs que peuvent prendre les fatigues du disciple, ce sont les idées qui les dynamisent : diminution de la souffrance humaine, obéissance au Maître qu'on adore, diminution des souffrances infinies de ce Maître martyr. Un tel état d'âme ne s'établit pas en quelques minutes ; il résulte d'un désir incessant d'union mystique, d'une lutte perpétuelle contre les appétits sensuels et les passions égoïstes. On doit imiter Jésus dans Ses souffrances avant de pouvoir Le représenter dans Sa puissance.
Voici ce à quoi le disciple doit se résoudre avant de jouer les saint Vincent de Paul. Et voici pourquoi il ne doit rien faire qui ne puisse être véritablement et dignement "en mémoire de Jésus ".
Résumant toutes ses aspirations, le disciple redira les demandes dont Son Maître nous donna le modèle. L'oraison dominicale lui permettra de résumer, d'unifier, d'universaliser tous ses voeux.
L'oraison dominicale est en somme une prière pour la paix, pour l'harmonie, pour l'unité. Le disciple qui la prononce à l'intention de quelque souffrant demande que la paix vienne sur cet homme, sur son corps, sur son coeur, sur sa pensée, sur son destin. Et la paix descend selon que le demandeur, par l'habitude de sa vie courante, se fait un avec Celui à l'ombre de qui il implore et de qui le dernier legs à Ses premiers serviteurs fut la paix.
Dès lors, les secours matériels ou autres que le disciple se propose de porter à son frère malheureux ont dû recevoir toutes les forces spirituelles nécessaires puisqu'il nous est promis que tout ce que nous demanderions au Père au nom du Fils, Il nous l'accorderait et que le disciple est supposé faire tout son possible, d'une façon constante, pour demeurer dans le chemin de ce Fils.
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Partout où Il va, l'Homme-Dieu est chez Lui, puisque partout s'élève la plainte de la souffrance. C'est Jésus qui, dans le coeur durci du riche, répand la cendre de la satiété ; c'est Jésus qui, dans le coeur blessé du misérable, fait gémir le désespoir; c'est Jésus qui, dans le coeur forcené du criminel, fait hésiter la colère ; afin que de nos terrestres dégoûts naisse le désir des biens célestes ; que nos lassitudes appellent la jeune espérance ; que nos colères impuissantes, portées à leur paroxysme, deviennent les premiers souffles de la toutepuissante douceur. Telle est du moins la marche des choses pour l'humanité déchue ; l'obéissance fidèle à l'Évangile nous permettrait d'éviter ces pénibles réactions, sans doute ; mais bien rares sont ceux qui se rendent capables de recevoir la Lumière sans s'être égarés auparavant dans les ténèbres.
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Le Christ prescrit la charité à maintes reprises, et en donne l'exemple bien plus souvent encore ; mais Il ne parle qu'une fois du résultat que produit en nous l'exercice de cette vertu essentielle : « Ce captif, dit-Il, que vous avez consolé, ce malade que vous avez soigné, ce vagabond de qui vous avez étanché la soif, c'est Moi-même que vous avez ainsi visité, pansé, désaltéré ». De telles paroles merveilleuses où respire toute la divine tendresse, sur lesquelles se déploie la splendeur de la Gloire, ne sont pas l'expression littéraire d'une vérité métaphysique ; elles énoncent simplement une vérité réelle, vivante, substantielle et sensible avec évidence à ceux que l'Esprit illumine.
Quittant l'Absolu par un sacrifice définitif de Luimême à la totalité des créatures, le Verbe sauveur Se présente sur chacun des mondes qu'Il visite comme le Pauvre parfait. Les créatures sont des pauvresses récalcitrantes, si riches qu'elles se croient ; le Verbe par contre, riche de tous les trésors de Son Père, est le seul vrai pauvre, parce qu'Il S'appauvrit volontairement et parce qu'Il connaît le prix de ce qu'Il donne. Il Se tient à l'affût auprès de chacun de nous, guettant les plus minces fissures de notre carapace d'égoïsme pour y faire passer un rayon de Son inlassable amour ; et la plus fugitive de nos pitiés, c'est Lui-même qui secrètement nous l'inspire.
D'autre part, Se voulant mattyr universel, chacune des souffrances possibles, chaque particularité de la douleur universelle propre à chaque individu, est la gangue d'une étincelle de ce même Verbe. Dans toute angoisse, Il est là ; dans toute compassion, Il est là ; dans tout acte de secours, Il est là. Tout misérable et tout bienfaiteur ne peuvent se rencontrer qu'en Son nom, si même ils l'ignorent. Et Son indulgence est telle que la résignation de l'un, la docilité de l'autre à l'impulsion divine leur valent un mérite et une récompense. Voilà comment ni le savoir ni le vouloir ne nous rendent capables de suivre le Verbe ; seule la charité permet de L'atteindre et de s'unir à Lui.
Dans l'ordre liturgique, le Verbe est à la fois l'autel et la victime, le sacrifice et le sacrificateur, le suppliant et le Dieu supplié. Dans l'ordre de l'amour fraternel, le Verbe est à la fois l'aumône et le pauvre, le bienfaiteur et l'occasion en apparence fortuite, la souffrance et la joie du soulagement. Par le Verbe, par le Christ, celui qui donne et celui qui reçoit désormais deviennent des frères ; leurs esprits, sinon leurs personnes, se retrouvent en maintes étapes des itinéraires cosmiques ; le Ciel leur ménage des occasions de plus en plus nombreuses de s'unir par de mutuels sacrifices, par des gratitudes et aussi par des ingratitudes. Les sympathies, les antipathies spontanées indiquent ces retours et ces réunions ; les motifs que nous donnons à ces sentiments sont des effets, non pas des causes que nous n'avons pas, d'ailleurs, à chercher. Le chrétien ne doit jamais obéir à ses antipathies ; s'il ne peut les arracher de son coeur, qu'il se conduise comme s'il aimait celui qui l'offusque ; mais ce modeste effort est déjà si difficile que le Christ doit souvent intervenir
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Il est impossible de percevoir aucune chose dont notre esprit ne porte en soi le reflet préalable. Pour discerner le Christ sous la forme pitoyable du loqueteux échoué dans le ruisseau, il faut que le Christ vive d'abord en nous. Pour voir l'invisible, il faut être soi-même invisible aux puissances du monde. Pour vaincre la douleur des autres, il faut la subir en soi. Les disciples mystiques seront donc des inconnus ou des silencieux ; on les voit bien agir ; mais, comme on ne discerne pas leurs mobiles, on leur en attribue de faux ; ils ne se défendent jamais d'ailleurs ; ce sont des dupes volontaires, des exploités bénévoles ; ils prétendent, à l'inverse des philanthropes, que le bien fait dans l'ombre est plus actif et plus rayonnant. Cette opinion leur attire médisances et calomnies, mais ces originaux ne détestent pas de subir les brocards de leurs voisins ; eux, qui prennent tout au sérieux, sourient lorsqu'on les attaque.
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C'est dans la pureté, dans le désintéressement de l'intention que réside toute la valeur lumineuse de notre effort. Il faut que le point d'appui de notre vouloir soit plus haut que les plus hautes cimes de la nature, que ce soit l'Absolu.
Aidez les autres parce que le Christ les a aidés, et ce sera, dans le plan de la réalité essentielle, le Christ Lui-même que vous aiderez. Et, comme Il contient en Lui le Père, votre acte sera transmis directement, immédiatement aux pieds du Père.
La charité vraie, c'est le plus fructueux entraînement de l'énergie, car on ne la peut vivre sans une guerre continue à cette paresse radicale qu'est l'amour de nos aises ; par elle, l'esprit connaît, s'affine, s'assouplit ; les convenances artificielles tombent ; elle exalte par-delà tout le possible ; elle est la force toute-puissante de l'Amour.
Ainsi, manger la chair du Christ, c'est accepter toutes les souffrances pour autrui, et boire Son sang, c'est aimer toute la nature, être par être et fraction de minute après fraction de minute. Tous nous nous meurtrissons au contact des êtres qui nous entourent et qui nous sont à peine inférieurs. A mesure que nous nous donnons à nos frères, notre être se nourrit de la chair et du sang du Verbe et, à la limite, à la fin de notre voyage cosmique, il finit par y avoir identification entre notre être spirituel et l'être spirituel du Christ et cette identification se réalise par notre corps glorieux.
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Il serait présomptueux de croire que le Verbe ne s'incarne que pour le salut des hommes. Certes, ceux-ci comptent au premier rang de Ses préoccupations, mais toutes les créatures Lui sont chères. Et, quoique l'être humain soit le vaisseau central où tombent d'abord les fontaines des miséricordes divines, et duquel d'innombrables canaux les distribuent ensuite aux innombrables hiérarchies non humaines, ce Verbe revêtu d'un corps physique ne laisse pas de guérir ou d'illuminer les formes de cette nature terrestre avec lesquelles les hasards apparents de Son existence Le mettent en contact.
La pierre où pose le pied du divin Voyageur, la source où Il trempe Ses lèvres, l'épi, le fruit, la viande dont il fait semblant de restaurer Ses forces, la cime où Il S'isole, la plaine, le lac, la place publique d'où il enseigne, le soleil qui ne Le reconnaît pas toujours, les astres nocturnes qui regrettent Sa visite ou qui L'attendent, le nuage et le vent et la pluie, les fauves du désert et de la forêt, les oiseaux, le peuple des eaux, tout et tous reçoivent de Ses mains la bénédiction après laquelle ils soupirent.
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A une douzaine de pauvres hommes, frustes et malhabiles, Jésus donna les pouvoirs les plus formidables que l'orgueil ait jamais pu rêver. Guérir les corps, guérir les âmes. Quel médicament ? presque rien, une seule onde imperceptible de compassion. Mais ces hommes étaient des disciples. Ils ne convoitaient plus aucune beauté de l'immense nature, plus aucune forme de tout ce qui existe ; ils ne désiraient plus que ce qui est. Leurs propres disciples ensuite, et les disciples de ces disciples persistèrent dans l'abnégation ; l'Esprit resta sur eux et les miracles continuèrent de jaillir sous leurs mains vénérables. Il en sera ainsi aussi longtemps qu'il y aura des coeurs qui aimeront leurs frères pour l'amour de Jésus.
Mais après qu'advint-il ? Pourquoi les paroles du Maîtres ne guérissent-elles plus les malades, ne clarifient-elles plus les coeurs souillés ?
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Il faudrait que nous sauvions, comme notre Maître, les aveugles, les estropiés, les malades, les sourds, les morts et les ignorants. Cela est possible, puisqu'Il nous annonce, en une autre circonstance, que nous ferons des miracles plus grands que les Siens. Seulement, ne nous arrêtons pas. Grâce à Dieu, nous apercevons quelquesuns de nos défauts ; soyez sûrs que nous ne voyons que les moins graves.
La charité aiguisera nos regards, mais une charité s'étendant à toute créature, à tout objet, à tout état d'âme ou d'esprit, à tout événement comme elle s'applique à la misère physique.
Vous qui portez dans le coeur la blessure de la souffrance universelle, vous vous demandez si jamais elle se détachera de la triste humanité, et vous vous répondez qu'elle demeurera tant qu'un seul homme encore jouira de la vie sans se soucier qu'un seul de ses frères en jouisse avec lui. Vous comprenez que la fortune, le bonheur, le pouvoir, l'intelligence même sont des poisons pour le coeur spirituel, des poisons non par euxmêmes, mais par la possessivité qu'ils engendrent en ceux qui reçurent ces redoutables trésors. Comprenez encore ceci : Jésus n'est pas venu ôter la douleur du monde, comme un chirurgien enlève un cancer : Il est cette misère elle-même, magnifique, terrible et lamentable ; Il est venu pour nous apprendre à guérir l'affreux cancer ; non pas l'opérer, mais le guérir, par cette transformation profonde et totale de tout notre être, qui s'opère en obéissant à la Loi, c'est-àdire en acceptant tout au monde et en se sacrifiant pour tout au monde.