LE SOLDAT CONSIDÉRÉ COMME MYSTIQUE

Je me propose aujourd'hui, de passer rapidement en revue, à la lumière de l'Evangile, tout ce qui se rapporte à la bataille et à ses suites.

Une bataille ne peut avoir lieu que par l'action d'un cliché. Chaque type de cliché sert à tirer plusieurs batailles: mais, pour continuer ce langage photographique, toutes les épreuves ne sont pas exactement pareilles; les conditions du milieu, l'état des combattants, en modifient l'intensité ou les détails. Au demeurant, la seule chose intéressante à retenir, c'est qu'une bataille est un phénomène normal de la vie ethnique, prévu dans l'économie providentielle, et toujours salutaire, en somme, dans ses effets.

Voilà des notions bien vagues, sans doute: nous ne sommes pas mûrs pour en savoir davantage. De même que ces enfants qui posent des questions indiscrètes et à qui leurs parents répondent: Tu sauras cela quand tu sera grand », ces idées étranges, dont je ne vous parle que pour vous dire de ne point les creuser, restent lointaines, non pas parce qu'elles sont trop subtiles, mais parce qu'elles sont différentes, qualitativement: elles appartiennent à un autre mode de sentir et de penser. Pour l'atteindre, il nous faudrait un long voyage circulaire; attendons; nul ne s'intéresse plus que Dieu à notre développement. La connaissance prématurée n'engendre que de l'orgueil; et rien ne rend l'Invisible impénétrable comme l'orgueil.

Le lieu d'une bataille est fixé dès l'origine du continent ou il se trouve. Un réseau fluidique de plus en plus complexe se tisse autour de ce point pour y amener silencieusement toutes les particules semi-matérielles qui, un jour, se condenseront en tonnerres d'artillerie et en furieux corps à corps. De là vient que certaines régions semblent prédestinées à la bataille; un nodus de forces magnétiques spéciales s'y localise, et s'y développe avec les siècles; et les esprits des combattants anciens y évoquent des combattants nouveaux.

De même que, dans notre corps,, certains viscères sont plus particulièrement le théâtre de luttes acharnées entre microbes sains et microbes morbides, de même, il y a des territoires où tout se trouve disposé en vue de la guerre: il y a des fureurs dans le psychique, dans le physiologique, dans le social, dans tous les plans. Le devoir, c'est de ne pas craindre ces cataclysmes quand il y a des êtres faibles à défendre et des patrimoines spirituels à sauvegarder.

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Nous ne devrions point blâmer ni même juger nos ennemis; ils remplissent leur fonction de bourreaux; si l'humanité avait suivi la voie de l'amour fraternel, des âmes d'assassin n'auraient pas trouvé d'issue pour s'incarner sur la terre. Dieu laisse commettre des excès à une armée brutale, parce

que parmi ses victimes, il en est qui pardonneront. En vérité, ce pardon sera un feu dévorant dans le coeur des tortionnaires; aussi bas ceux-ci seront-ils descendus dans le crime, aussi haut monteront-ils plus tard, - de longs siècles plus tard - dans le bien.

Que le soldat, chaque jour, demande à Dieu de diriger ses armes; du fond du coeur, en toute charité; et jamais ses balles n'iront frapper un innocent. Ne pas haïr l'ennemi particulier, c'est une force; ne pas être cruel envers l'ennemi commun, c'est une force: et cela se conquiert en épurant son propre coeur. La parole du Christ reste vivante: Qui frappe par l'épée, périra par l'épée. Le soldat doit accepter ce destin; mais tout

destin perd sa vigueur quand on l'affronte avec l'aide de la Lumière du Verbe.

C'est pour cela, qu'à propos de ces carnages effroyables, je ne fais que vous tourner vers Dieu. Par Dieu, toutes les réactions fatidiques peuvent être évitées et toutes les faiblesses naturelles surmontées.

Qu'il y ait besoin d'intrépidité attaquante ou d'immobile endurance, la vigueur des muscles ne suffit pas; la vigueur de l'esprit est nécessaire; ou plus exactement, il faut que notre âme communique à notre esprit sa toute-puissance victorieuse.

Il ne s'agit pas, comme font nos adversaires d'employer des excitants, de répandre des suggestions artificielles, des mensonges ou du terrorisme. Il faut simplement, sainement, accomplir le devoir de chaque heure et demander l'aide d'En Haut. Celui qui, désirant ne servir que Dieu et que la France n'écoute pas les voix décourageantes de la fatigue aux mille formes, mais va constamment jusqu'à la limite de ses énergies,

celui-là en reçoit sans cesse de nouvelles et parvient à dépasser cette limite. Cela c'est le véritable progrès; c'est cette violence sainte qui emporte d'assaut le Ciel. Il est écrit: Ne craignez pas ceux qui peuvent tuer le corps ». Nos ennemis actuels sont réellement les ennemis du Christ; je vous l'ai dit bien des fois à propos de panthéisme, d'orientalisme, de surhumanisme; nos ennemis peuvent tuer nos corps; mais ils ne peuvent atteindre dans nos esprits, ni la qualité de Français, ni celle de Chrétiens; ils ne peuvent que sublimiser ces vertus.

La mort pour une cause juste est une victoire. A condition qu'on l'affronte avec une conscience sereine, avec une certitude invincible, avec une confiance absolue dans les promesses de l'Ami divin, seul dispensateur des triomphes durables.

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Il est demandé au soldat d'aujourd'hui de faire à toute minute figure de héros. La grandeur de notre cause exige cette transfiguration.

Totalement maître de soi, prudent tout à tour, puis intrépide jusqu'à la témérité, obéissant et fertile en initiatives, tel doit être ce soldat. Si un ordre lui parait faux, qu'il demande au Ciel d'intervenir; l'erreur tournera en heureuse manoeuvre. Jamais d'indiscipline, jamais de laisser aller; les instincts maintenus; et cependant toutes les fois que cela est possible donner au corps les soins, la nourriture et le sommeil nécessaires. Les règlements disent bien tout cela; mais un règlement n'est bien observé que lorsqu'on s'en assimile l'esprit. Or, l'abnégation et l'obéissance militaires ne trouvent leurs racines vraies que dans l'esprit de l'Évangile.

Aujourd'hui plus que jamais, sur le front plus que partout ailleurs, la sagesse parfaite réside dans la conciliation des extrêmes. Tâche difficile, mais il faut le dire bien haut, nos défenseurs s'en acquittent admirablement. Et tout ce que je vous expose ici, ce n'est pas des recommandations: je me jugerais inconvenant d'en adresser à ces hommes admirables; c'est le simple exposé de ce que, sans phrases, sans pose, ils accomplissent; j'essaie de vous dire la splendeur qu'ils rayonnent, comme en s'ignorant, afin que notre reconnaissance à nous les civils, jamais ne tiédisse, afin que nous la léguions toujours fervente à nos enfants et à nos petits-enfants, afin que, dans nos travaux moins glorieux, nous nous efforcions de ne pas rester trop en dessous des exemples militaires.

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Cette guerre, où l'utile tient beaucoup plus de place que le brillant, oblige le soldat à suivre la méthode du petit effort, tenace, mille fois renouvelé, dont je vous ai si souvent entretenu, Cette méthode est féconde, pour le chrétien, en occasions d'ascétisme. En dehors des mille privations que comporte la bonne camaraderie militaire, je sais des soldats qui, ayant dépassé quelquefois leur devoir, ont eu en outre le courage de laisser aller aux voisins citations et décorations. Ceux-là ont accompli un acte vraiment pur: et le Guerrier surnaturel, au jour de la grande revue des âmes, ne les oubliera pas. Ils sont les soldats de la France et en même temps des soldats du Christ: ils possèdent le courage véritable.

Le vrai courage n'est pas d'ignorer la peur, mais de dominer la peur. Le vrai courage, ce n'est pas l'accès soudain où l'on perd le contrôle de soi; c'est de garder sa lucidité dans le moment qu'on se précipite vers la mort. Le courage, ce n'est pas de subir un enivrement collectif; c'est d'être héroïque sans que personne ne le voie, tout seul dans la nuit; c'est d'être à toute minute prêt: devant le danger moral, trouver de la bravoure morale; devant le danger physique trouver l'énergie physique, même si l'on est débile ou malade. C'est faire face aux circonstances; c'est se hausser au-dessus des circonstances.

Le mystique combattant a recours pour tout ceci à une seule force: à la foi. Je ne dis pas l'auto-suggestion des scientistes soi-disant chrétiens, ni des psychistes: je dis la foi surnaturelle.

La foi forge au mystique un bouclier impénétrable. S'il dit à Jésus: Tu sais que la France a besoin de tous ses enfants; et moi je sais que Tu aimes la France; il faut donc, s'il te plaît, que tu me conserves pour elle. » Si cet homme dit cela en toute conviction, en toute humilité, les balles ne l'atteindront pas, ni la maladie.

La foi prévient la fatigue et la découragement; elle renouvelle nos forces sans mesure; à condition qu'on les dépense pour les autres; elle déviera les obus, elle assainira les poisons, elle rendra invisible aux ennemis la soldat égaré; elle mettra dans les lettres de l'époux le réconfort et la patience pour les chers coeurs qui attendent au loin le retour victorieux.

La foi peut tout, puisqu'elle incorpore notre esprit à l'esprit vivant du Seigneur. Pour la recevoir, il suffit de chasser le doute. L'impossible n'est-il pas le domaine, le mode d'agir, et l'oeuvre même du Christ? L'imprudence pour l'homme tiède est une faute. Mais actuellement, les soldats vivent dans l'extraordinaire. C'est pourquoi ils vont de l'avant avec calme, avec sécurité, avec joie.
 

Ils se comportent, dirait-on, comme si d'un coup, le sens vrai de l'Évangile leur était apparu. Ces paraboles, ces sentences, que beaucoup, parmi eux, ont oubliées, qu'ils écoutaient le dimanche avec distraction, semblent entrées en eux, incorporées à leur chair spirituelle. Ils n'ont pas besoin qu'on les leur redise; ce ne sont plus des paroles du dehors; ce sont des voix intérieures, ce sont les voix unies de leur sang, de leur chair, de leur sensibilité, de leur intelligence, de leur conscience, de leur être total. Plaise à Dieu qu'une fois la paix venue, ils continuent à s'en souvenir; qu'ils cherchent à les entendre de nouveau, qu'ils les méditent, afin que, dans la détente amollissante de la sécurité matérielle restaurée, ces verbes de Lumière soient leur sauvegarde et leur phare.

Les récits qui nous reviennent du front m'émerveillent par le stoïcisme solide qu'ils dénotent. Il semblerait que tous les soldats ont compris cette parole du divin Soldat: Celui qui veut sauver sa vie en ce monde, la perd dans l'autre, et celui qui l'aura perdue à cause de moi, la retrouvera - ou exactement traduit: l'enfantera vivante. » Paroles précieuse aujourd'hui où la Mort est vraiment la maîtresse de l'heure. Ces hécatombes, comme les catastrophes, comme les épidémies, sont bien des jugements, où les destins individuels cadrent avec le destin collectif, tout en conservant le pouvoir de modifier celui-ci. Encore une fois vous répéterai-je que l'attitude du dernier des combattants est importante. Et tout bien analysé, elle se résume en ceci: une acceptation sereine de la souffrance et de la mort pour le Christ. Tout est là, tout l'héroïsme, toute la sainteté, toute la grandeur. Et si peu de chose est nécessaire pour réaliser ces miracles: que l'intention soit pure; cela suffit.

Il n'est pas difficile de se garder dans le coeur un petit coin pour Jésus tout seul. Jésus ne demande pas que nous chassions de ce coeur ni le père, ni la mère, ni l'épouse, ni l'enfant. Il désire simplement que nous ne les aimions qu'après Lui et d'après Lui. Il demande au soldat de remettre les êtres chers entre Ses mains fidèles, parce que la besogne de mourir pour un idéal est une besogne ardue et qui ne souffre pas de distraction.

Une belle mort est l'aboutissement splendide en vue duquel on devrait vivre. C'est le fleuron terminal de la couronne de douleurs. Quand le soldat la sent venir, lente ou soudaine, à l'ambulance ou à la bataille, qu'il garde encore le contrôle de soi, parce qu'il lui reste encore un effort à donner. A la seconde suprême, qu'il rassemble toutes les énergies défaillantes de son corps et de son coeur, et qu'il lance vers le Père le dernier cri d'appel. Le voeu final d'un mourant doit jaillir comme la fleur unique et précieuse des fatigues innombrables du passé. Et lorsque le coeur courageux s'arrête enfin de battre, lorsque son dernier battement a été une explosion de foi quand même et d'amour, l'esprit qui s'envole monte jusqu'aux pieds du Maître déposer son voeu définitif; et le Maître alors renvoie vers les frères d'armes demeurés sur la terre ces légions invisibles sans lesquelles fusils, canons et forts ne servent jamais de rien.

Souvenez-vous de ces choses; rappelez-les aux autres autour de vous; souvenez-vous que l'impossible est le domaine de notre Maître, que l'incroyable seul est vrai, et que les réalités divines dépassent infiniment nos imaginations les plus vertigineuses.

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Les morts jamais ne sont à plaindre: ils vont au repos; mais entre tous, les morts de la bataille sont à envier: ils vont au triomphe. L'inquiétude est seulement pour ce côté-ci du Voile. De l'autre côté, c'est la certitude. Là-haut, les esprits des soldats continuent la lutte; mais, défenseurs d'une cause juste, c'en est fini pour eux de ces batailles indécises, entremêlées d'hésitations, d'espoirs, de reculs, d'élans, coupées de cris de détresse, aggravées du regret des êtres chéris qu'on sait anxieux au loin. Non! c'est une lutte qu'illumine le soleil évident de la victoire, c'est une lutte dans les claires campagnes que rafraîchissant les souffles de l'Esprit, c'est une lutte aux côtés de Présences radieuses: l'Ange de la Patrie, l'Archange de la race et les nobles ancêtres, ceux qui, autrefois, et jusqu'à tout près de nous surent vivre et mourir pour la terre du Christ, pour la France. C'est une lutte enfin, sans râles d'agonie, sans rictus de haine et sur les remous grandioses de laquelle plane la douceur indicible de la perpétuelle intercédante, Mère de notre Maître.

Ah! ils sont heureux nos morts! Qu'ils sont heureux! Ils voient la face des choses et non plus seulement leur envers. Finis les doutes, les remords et les hontes. Ils n'ont plus à se demander: Est-ce que je travaille suffisamment? Ai-je bien fait ce qu'il fallait, tout ce qu'il fallait? Le Juste les a reçus au sortir des sombres portes. Chacun d'eux L'a vu comme son propre idéal, debout, vivant, en personne. Chacun a pu mesurer ses propres imperfections sur ce modèle parfait, à la fois unique et divers. Ce n'est pas le Juge qui prononce le verdict: C'est le comparant lui-même, c'est la voix de la conscience qui s'élève seule - enfin - dans l'être. L'esprit du mort va de son propre mouvement à la place qu'il a méritée. Il a éprouvé la Miséricorde, il sait mieux que le Père est bon; par gratitude il recherchera de plus généreux travaux. Il comprend que tout est bien, et il gardera dans les luttes futures la sérénité intacte de sa confiance.

Ne pleurons pas nos morts. Nous qui les avons vus partir, et qui restons, c'est nous qui sommes à plaindre. Ce n'est pas la mort qui est terrible, c'est le spectacle de la mort. Quand l'homme de bien agonise, c'est le corps seul qui souffre, mais les assistants croient que c'est la personne psychique tout entière. Si le corps est dans la joie, c'est que l'esprit est dans la douleur; mais si le corps est à la torture, l'esprit s'épanouit dans cette allégresse ineffable que rayonna autour de soi le Martyr surnaturel, notre Jésus.

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Et puis personne ne meurt seul. La solitude n'est qu'une apparence. De l'homme qui recherche la société des hommes, les invisibles s'enfuient. Mais qui ne va vers les autres que pour donner, bien qu'il reste souvent solitaire, les anges se pressent autour de son esprit. Toutefois il faut choisir set hôtes invisibles, il faut les choisir les plus proches de Dieu; et pour cela, c'est Dieu qu'il faut chercher, non pas aucun des dieux de la Nature ou de la Science.

Cette recherche là, elle se nomme l'action. Le soldat qui meurt pour sa patrie réalise un des gestes les plus purs qui soient. Autour de son pauvre corps agonisant se pressent donc les anges de Dieu, les vrais anges, ceux qui voient la face du Père, les anges de l'Innocence et de l'Amour. Il n'importe pas beaucoup qu'un aumônier soit là; cela importe si le mourant à vécu dans la tiédeur religieuse; il désire alors des consolations sensibles. Mais ce serait avoir de la bonté divine une idée bien fausse que de l'imaginer dépendante de telle présence humaine, de telle parole ou de tel geste. Ce sont des hommes qui ont inventé les rites; Dieu leur a donné leurs vertus, c'est vrai; mais Il préfère la liberté; Il préfère les élans spontanés. Toutefois, comme ses créatures aiment la complication, la réglementation, les minutieuses observances, comme elles se figurent avoir besoin de toutes ces choses pour assurer leurs pas incertains, Dieu les laisse faire; Il intervient même pour améliorer autant que possible ces inventions. Mais tout cela ne sert qu'à apprendre le chemin de la Liberté, le chemin der l'Amour.

Plus une mort est belle, plus elle rassemble au martyre, plus elle se déroule avec un concours nombreux de spectateurs sympathiques et venérants. Il n'y a pas que les anges autour du moribond; il y a toutes sortes de présences: les esprits de tous les êtres qu'il à connus; ceux de la maison familiale, ceux des animaux et des fleurs, des bois et des collines sur lesquels autrefois cet homme reposait des regards amicaux; il y a les ancêtres, graves et bienheureux; Il y a même des esprits dont le corps vit matériellement bien loin du champ de bataille. Car pour les esprits il n'y a point d'autres distances que les distances morales. Vous tous qui avez, sur la ligne de feu, quelqu'un vers lequel s'élancent les inquiétudes de votre tendresse, ne craignez point pour lui l'isolement: Si vous l'aimez comme il faut aimer, votre esprit est avec son esprit. Votre cerveau na le sait peut-être pas: la télépathie est une question de nerfs; mais votre coeur le sait bien, lui qu'illuminent ou qu'assombrissent des joies et des tristesses, sans cause raisonnable; lui qui connaît la nouvelle grave bien avant que le télégraphe ne l'apporte.

Et comme l'Intimité, la continuité de cette conversation mystérieuse avec nos absents dépendent du niveau de notre vie spirituelle, vous comprendrez pourquoi je vous recommande encore à ce sujet l'union la plus étroite avec le Maître de l'Esprit.

Quand le coeur est pur,. tout autour de soi devient lucide.

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Le soldat qui meurt au feu n'entre point de suite, je l'ai déjà dit, dans le repos: son corps, oui; mais son esprit continue à se battre, presque toujours, parce que le corps n'accomplit rien de son propre mouvement. Les gardiens de la patrie sont là; ils accueillent cet esprit, ils lui font place, ils l'enrôlent, et la lutte ne cesse pas. Mais c'est une autre lutte, en présence des chefs spirituels; la dévotion populaire connaît ces guides et s'adresse à eux avec une confiance très souvent justifiée. Elle leur donne des noms, bien que ces êtres supérieurs préfèrent rester inconnus; ils craignent avec juste raison qu'on les invoque directement; cette idolâtrie altère la transmission de leur influence invisible, et en complique singulièrement les suites dans l'avenir. L'Église catholique recommande bien de ne prendre ces saints que comme intercesseurs; mais combien cette recommandation est-elle négligée! Cependant jamais une prière ne parvient mieux, à Jeanne d'Arc, à sainte Philomène, à n'importe quel saint, que lorsque elle est adressée à leur Seigneur à tous, au Christ. Seule, la Vierge fait exception à cette règle: c'est la seule créature qu'on puisse prier directement.

Ce que l'Église nomme la communion des saints est un organisme collectif, une espèce d'état social, dont chaque membre doit obéir à des lois, comme responsable d'une fonction spéciale, à lui confiée par le Christ. Nos demandes, toujours très particulières, mettent souvent ces ministres spirituels dans des situations compliquées; leur travail en éprouve du retard, et l'oeuvre de la Lumière en est entravée.

Ainsi, ayons quelques scrupules dans nos prières, et essayons de ne les formuler qu'après avoir dit en nous-même du plus profond du coeur: Que Votre volonté soit faite et non la mienne ».

Ces restrictions nécessaires augmentent la force de là prière. La prière, la plus puissante de toutes les énergies psychiques, a besoin d'obstacle, de compression, pour s'élancer avec plus de vigueur et de certitude. Il faut que tous le sachent, ceux qui attendent comme ceux qui combattent, ceux qui languissent d'inquiétude, comme ceux dont le sang teint goutte à goutte les fleurs printanières au rebord de quelque fossé: l'élan de nos esprits peut aider à la victoire encore plus que l'élan de nos corps. Pensons cela fortement. Que le triomphe devienne notre idée fixe; dirigeons vers lui tous nos actes, toutes nos intentions. Appelons-le, évoquons-le par une prière ininterrompue. Bien des soldats déjà savent prier pendant les longues marches, pendant les attentes, pendant les gardes, pendant les heures sinistres où, écroulé sur le sol, on espère la venue des brancardiers. La prière que vivifie la souffrance, perce à travers tout jusqu'aux pieds de l'Ami.

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Cet effort du mystique soldat pour ramener vers le Christ des actes en apparence aussi contraires à là douceur évangélique ne peut être conçu, puis exécuté, que si le Christ prend au préalable des dispositions à cet effet. Le zèle du disciple, quoique spontané qu'il soit, est prévu, et le Maître prépare à l'avance les points où ce zèle doit aboutir. Voici, entre autres, une de ces préparations.

Si l'on pouvait passer en revue les différentes formations militaires, les compagnies, les batteries, les équipes, les ateliers, les parcs, on verrait qu'elles comptent presque toutes un homme au moins disciple vrai du Christ, et que ce serviteur de la Lumière est presque toujours un simple soldat. Ainsi la Providence se réserve en tout organisme une cellule par l'intermédiaire de laquelle puisse passer l'influx de l'Esprit.

Ce disciple, dont rien ne trahit à l'extérieur la dignité, qui quelquefois même ignore l'élection dont il est l'objet, a été choisi expressément et pour un but précis. Sa conscience est assez pure pour entendre la voix du Maître, Son coeur est passé assez souvent par le feu de l'épreuve pour pouvoir contenir un peu de l'eau de la vie éternelle. Sa personne commence à incarner l'Esprit, l'Esprit de sacrifice, de force opérante et de sagesse pratique. Sa tenue, sa conduite, ses paroles, ses actes surtout servent de guides à ses camarades. Ceux-ci le reconnaissent tacitement pour leur supérieur; et leur intuition qu'affine la fréquence du danger, les attire vers lui et les porte à le prendre comme modèle. J'ai vu bien des exemples de l'ascendant qu'un simple soldat parvient à prendre sur ceux qui l'entourent, de l'espèce d'immunité dont bénéficient ceux qui se tiennent avec lui, des circonstances étonnantes de préservation dont une escouade ou un régiment profitent, parce que, dans leur effectif se trouve un homme directement relié au Ciel. Prions Dieu qu'Il veuille bien étendre cette bénédiction aux groupes dirigeants des corps militaires.

Ces amis du Christ, peut-être la voix publique, si par impossible elle les reconnaissait, les saluerait-elle du titre de saints. Ne croyez pas cependant que ce sont des êtres extraordinaires. Ils n'ont de plus que les autres, à mon avis, que leur confiance en Dieu; ils ne possèdent pas encore cette foi dont la moindre parcelle réellement transporterait des montagnes. Ils ne possèdent que de la confiance; ils en sont au premier pas sur la longue route qui conduit aux vrais jardins de la vraie Foi. Et cependant leur avance sur la masse est assez grande, pour qu'à chacune de leurs prières presque le Ciel réponde par un miracle. Que cette inlassable bonté divine nous amène enfin à la confiance et à la conduite propre à nous en assurer les bienfaits.

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Tels sont les principaux traits de l'attitude mystique du Combattant.

Lat tâche du personnel sanitaire d'une armée est plus obscure et par cela même plus difficile. Le pourcentage des héros y est sans doute moindre que dans le service armé. Mais à quoi bon dire ce que l'on ne fait pas? Il vaut mieux dire ce qu'il faudrait que l'on fasse: car on rencontre des infirmiers et des brancardiers qui dépassent leurs devoirs réglementaires de leur propre initiative.

Là aussi le devoir, hélas, peut être diversement compris. Qu'un major, raisonnable, humain, défende à ses brancardiers de partir à la recherche des blessés avant que le feu ne se ralentisse, on ne peut pas blâmer cette prudence. Mais qu'un de ces brancardiers, revêtu de la foi vivante en Jésus Semeur de miracles, aille quand même sous la mitraille espérant sauver une existence un peu plus tôt; - qu'un autre major, enflammé du même zèle, parte seul au milieu de la fusillade, après avoir mis son équipe à l'abri, - ne sentez-vous pas que ces téméraires sont dans la vraie vérité de Dieu et que, fussent-ils des matérialistes endurcis, le Christ les aime et les couvrira de Sa protection. Des anecdotes ici me reviennent à la mémoire. Mais elles sont à double tranchant et j'ai promis de ne pas faire de critique. Permettez-moi seulement de vous redire que vous, spiritualistes, parce que vous faites profession de croire au Père, de croire à la vie future, de croire au miracle, vous devez à vos croyances d'accomplir doublement votre devoir.

Quant aux blessés, je n'en ai vu que d'admirables; tous stoïques, plus forts que toute torture; beaucoup, plus forts même que la douleur morale. C'est dans les hôpitaux que certains civils devraient aller recevoir des leçons de patience, d'endurance, de silence. Voilà où nous autres, à qui la ligne de feu est interdite, devrions prendre contact avec les sources profondes du génie français, avec ces enfants du peuple, ces fils de paysans et d'ouvriers, qui vibrent comme des harpes à tous les souffles de l'Honneur et de l'Idéal.

Un matin, j'étais dans une salle de blessés, à l'heure des pansements. Il y avait là un réserviste de l'infanterie de marine, - un zingueur de Plaisance. - Il se tenait jour et nuit couché sur le ventre, parce qu'un éclat d'obus lui avait creusé dans les hanches un trou à y mettre les deux poings. On venait d'arroser cela de teinture d'iode, d'y enfouir des mètres de mèche, enfin de le martyriser en détail. Et il soufflait maintenant en dégustant un caramel. C'était le tour du voisin, un tout jeune; de l'avant-bras de celui-là, le major extrayait diverses choses, des morceaux de capote, un peu de sable, des petits os, un peu de fer; le nettoyage était long, bien que la major et les infirmiers se dépêchassent; le petit souffrait ferme; des gouttes de sueur perlaient sur son front, les larmes venaient, et le cri pathétique qui jaillit de toutes les lèvres aux minutes dures: Maman! Mais le vieux marsouin, se soulevant sur les bras, s'adressa au petit lignard, d'un ton où la pitié essayait de se cacher sous la gouaillerie faubourienne, et lui dit: Eh bien, quoi, mon vieux! Tiens-toi! La France te regarde! » Et le jeune blessé se raidit et se composa instantanément un visage de bronze.

Le zingueur avait raison. La France le regarde en effet, tous ces héros, tous ces martyrs. Et ils le savent que ce regard est posé sur eux, qu'il les suit tous et partout; qu'il les conforte; qu'il les transporte par delà eux-mêmes. Avec quelle joie n'ai-je pas vu depuis la première rafale de cette terrible tourmente, la plupart des Français ouvrir les yeux sur les Réalités invisibles, et les saisir comme pour toujours. Le calme trompeur d'une longue paix, les chatoiements de la civilisation la plus affinée, les apparitions de l'art le plus subtil, les inventions de la science la plus merveilleuse avaient plongé ce sens de l'Invisible en léthargie. Il palpite maintenant, il vit.

Mais cela ne me satisfait pas encore. Il y a des pièges dans l"*Au Delà, et des régions sinistres. C'est d'un autre sens que je voudrais vous voir tous munis: le sens des Réalités éternelles. Celui-là ne trompe pas, parce qu'il enfonce ses racines dans le roc du Vrai, parce que c'est le divin Semeur qui en distribue les graines, parce qu'il ne s'épanouit qu'aux souffles de l'Esprit pur.

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Voici pourquoi, au lieu de mille et mille choses curieuses et rares, je vous parle seulement de Celui qui apparut à la courtisane repentie sous la figure du Jardinier. C'est pour cela, qu'après avoir indiqué aux soldats le Christ Porteur du glaive je voudrais montrer aux blessés les blessures du Martyr innocent, et je voudrais montrer aux prisonniers les cachots, plus nombreux qu'on ne croit, où Jésus a langui en silence.

L'hôpital et la prison ne permettent plus d'agir, seulement d'attendre et de subir. Mais tout ce qu'on y souffre donne aux prières l'énergie qu'il faut pour les rendre effectives.

Dites cela a vos malades, à vos blessés, à vos douloureux exilés. Qu'ils prient pendant les longues nuits insomniaques, pendant les longues journées immobiles dans les salles blanches, pendant les longues heures au soleil sur les banc des jardins de convalescence. Ces élans, ces offrandes perpétuelles, ces soupirs fervents serviront à la victoire et plus qu'on ne le suppose.

Mais c'est surtout la prière du prisonnier que les anges accueillent et vers laquelle Jésus se penche. Ces camps, là-bas, sous des ciels sinistres, dans le froid, dans la boue, dans la vermine, peuplés d'hommes affamés, brutalisés, moralement torturés, ne les apercevez -vous pas comme des enfers?

Et si, du fond de ces ténèbres douloureuses, une voix monte quand même vers le Maître de la Victoire, vers le Seigneur du Pardon, vers le Dieu de la France enfin, avec quelle force cette imploration si pure n'atteindra-t-elle pas le Ciel? Je n'ai, jusqu'à présent, que deux de mes Amis qui soient prisonniers; j'en avais un troisième: on me l'a tué. Mais je voudrais en connaître beaucoup pour pouvoir leur dire à tous qu'ils redressent la tète quand même; qu'ils aient confiance quand même; qu'ils soient humains et courageux quand même; qu'ils emportent quand même l'admiration et le respect; qu'on les reconnaisse pour des Français.

Car rien de ce qu'ils supportent n'est perdu pour la France. Et ils ont avec eux ce Christ, Alchimiste selon l'Esprit qui transmuera en étoiles triomphantes, leurs larmes de vaincus accidentels. Dites-leur ces choses, à vos prisonniers; vous sentez qu'elles sont importantes et vraies; mais le chagrin peut vous les avoir fait perdre de vue. Qu'ils prient obstinément, à toute force; qu'ils s'offrent pour la France inlassablement; ils peuvent beaucoup pour elle, quoique chargés de chaînes, - parce que chargés de chaînes. Regardez ce Jésus; Lui aussi a été chargé de chaînes et combien de fois plus souvent que l'Évangile ne le relate. Regardez ensuite Sa Victoire sur le monde. Comparez la souffrance, brève en somme, et l'immensité du résultat. Croyez donc alors d'une foi inébranlable à la victoire de notre France criminellement assaillie. Et que toutes vos actions, tous vos sentiments, toutes vos paroles ne soient que pour allumer chez le plus grand nombre la même certitude.

Ainsi confondus dans le même unique désir, tous ensemble, depuis l'éclaireur le plus aventuré jusqu'au vieil ancêtre dans la chaumière lointaine, depuis ceux qui sont au faîte de l'édifice social jusqu'aux citoyens obscurs qui en constituent ses fondations, nous transformerons l'atmosphère des champs de bataille et, avec l'aide du Christ, nous ferons se lever plus tôt le soleil de la victoire la plus éclatante.