LA TRANSFIGURATION
De doctes moines; Sicard de Crémone (Mitrale IX, 38), Durand de Mende (VII, 22) ont prouvé que cette théophanie avait eu lieu un 6 août; les exégètes modernes pensent que, contrairement à la tradition, ce n'est pas le Thabor qui en fut le théâtre, mais un des sommets du Grand Hermon. Ces points n'auraient d'importance que si on voulait, dans le domaine des sciences occultes, établir les significations de ce prodige. Mais il nous suffit de constater la place logique qu'il occupe dans l'histoire du Christ.
Sept acteurs participent à ce drame. Trois sont corporels : Pierre, Jacques et Jean. Trois sont spirituels : la Voix, Moïse, Elie. Et le héros, Jésus, se dresse sur la limite des deux mondes. Pour comprendre la transfiguration, il faudrait connaître le temps et l'espace dans leur essence vivante. L'un et l'autre sont des créatures; ce sont même les plus vastes des êtres, puisque tous les autres se meuvent et se développent en eux. Lorsque l'homme croit échapper à leur emprise par les applications de la science ou l'effort de la volonté, il ne fait que se soumettre à une autre de leurs formes. Il n'y a qu'à regarder autour de soi pour s'apercevoir que l'on ne peut vaincre l'un qu'en subissant l'autre; pour gagner du temps, l'express a besoin de la distance; pour croître en volume, tout corps a besoin du temps.
Imaginez des espaces qui se développent dans d'autres dimensions que les nôtres, imaginez des temps d'une vitesse différente; il en existe, dans cette création, une immense variété. Les lois organiques et mentales des êtres qu'ils contiennent sont très différentes des nôtres. Les corps, les intelligences y fonctionnent d'une façon inconcevable. Et, si une de ces sphères vient à toucher notre planète, ou bien les spectateurs ne s'apercevront de rien; ou, s'ils sentent quelque chose, il faudra que tout en eux change momentanément; leur conscience, leur sensorium, leur aspect corporel même.
Or, dans le phénomène qui nous occupe, une triple conjonction se produisit; cette terre, la terre des prophètes, et le Royaume du Père furent mis en présence par leurs sommets. Car les trois apôtres étaient la couronne de l'humanité; Elie et Moïse furent les deux plus grands annonciateurs du Verbe; et la voix de Dieu Lui-même se fit entendre.
Si donc le Christ changea de forme physique, cela était nécessaire puisque, étant la cause, le moyen et l'agent du prodige, Il devait opérer en Lui-même et par Lui-même la réunion de ces trois plans. Et les apôtres perdirent seulement conscience, parce qu'ils n'étaient que simples spectateurs; ils ne furent sensibles qu'à l'atmosphère du miracle; le fait lui-même les abattit.
Moïse et Elie sont les seuls personnages de l'histoire sacrée du Judaïsme - et même de l'histoire universelle des religions - de qui les corps n'aient pas été repris par la terre (1). Il faut voir en ceci non point un privilège conquis, mais l'effet de la nature spéciale de ces corps. La comptabilité des échanges biologiques est soumise à des règlements infrangibles; tout organisme doit revenir à la mère qui l'engendra. Tout corps venu de la terre est rendu à la terre; mais celle-ci ne peut pas reprendre ce qu'elle n'a pas donné. Si donc un homme est assumé aux cieux, ce n'est pas grâce à un pouvoir conquis dans les cryptes initiatiques ou conféré par faveur; c'est parce que l'esprit de sa vie physique vient d'une autre planète que celle-ci. Et cependant ni l'anatomiste, ni le chimiste ne trouveraient dans sa chair d'autres éléments que dans n'importe quel cadavre.
Tout ceci ne dura qu'un instant, mais ce fut assez pour que le monde reçût une faveur nouvelle; l'inauguration d'une route entre le Ciel, cette terre et le pays des morts. Le Verbe n'est-Il pas le médiateur universel ? et n'avait-Il pas promis à quelques-uns qu'ils ne mourraient pas sans L'avoir revu dans Sa gloire ?
Peut-être comprendrons-nous mieux en regardant notre intime. Le Thabor, dit Ruysbroeck, c'est la nudité où arrive la Lumière, au sommet de l'esprit. Il faut que nous soyons Pierre, par la connaissance de la vérité, la foi; Jacques, par la supplantation du monde, l'espérance; Jean, par la plénitude de la grâce, la charité; c'est là-haut que sont enfouis les hommes de Dieu. Quand le Verbe a pris en nous Sa pleine stature, il arrive une visite du Père devant l'éclat de laquelle meurent nos plus hautes vertus.
Le but de l'homme est la réalisation dans la Nature de sa liberté innée. Il possède, pour atteindre ce but, un élément physique, son corps; un élément ailé, son moi. Le corps, le moi et la liberté se conjuguent sans cesse.
La liberté agissant avec le moi produit les facultés spirituelles; agissant avec le corps, elle donne les facultés conscientes, sensorielles ou mentales.
L'esprit et le corps en équilibre, c'est la veille.
Quand l'esprit s'abaisse dans la vie corporelle, au moyen par exemple du somnambulisme, cela produit le pressentiment, la prévision, la divination, formes de la léthargie. Quand le corps s'élève jusqu'à la vie spirituelle, apparaissent le songe, la fureur ou enthousiasme, le ravissement, formes de l'extase.
Ne suivons pas plus avant dans ces recherches Hoené Wronski qui en a emprunté le plan aux shémas de la Kabbale. Il est évident que le phénomène de la transfiguration fut pour le Christ une extase, puisqu'Il conserva la conscience de veille.
L'extase, autant qu'il est possible de définir un phénomène dont on ne connaît pas le mécanisme, l'extase est le transport de la personnalité dans un plan extraordinaire, avec une intensification de la vie nerveuse qui devient capable d'enregistrer des contacts d'un autre ordre que ceux de la veille. Car, en somme, toute perception est un contact.
Dans la terminologie des brahmanes rationalistes, si la conception mentale est un point, la volonté, une ligne, la méditation, une surface, et l'acte, un solide, l'extase appartient au régime stellaire.
Or, il y a des étoiles de ténèbres et de lumière, à tous degrés. On peut voir, dans certaines peintures extrême-orientales, que ces gens connaissent mieux que nous les extases d'en bas, celles des sens, de l'épouvante, de la cruauté. Toutes les fois qu'un dieu, nous saisissant par la chevelure, emporte dans son aire notre vie corporelle, il y a extase.
Quand l'homme parvient à réaliser, dans la stase de la veille, la double vue parfaite simultanément avec l'illumination surnaturelle, il est thaumaturge; son oeuvre consiste à introduire sans cesse dans la matière des étincelles venues de l'Esprit. Le Christ est le type de cet homme.
A cause de l'incompréhension et du scandale, ces choses doivent rester secrètes, jusqu'à ce que l'évolution générale permette de les déclarer sans éblouir l'intellect par un éclat trop vif qui le blesserait au lieu de le perfectionner.
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(1) Hénoch est un patriarche antédiluvien.