L'INNOCENCE
Tout concorde donc pour nous faire sentir que notre simplification volitive est le moyen de la renaissance dans l'éternel. L'homme part de zéro, agglomère autour de lui une masse plus ou moins importante d'expériences et de substances, et revient vers son zéro initial par l'abandon du concept de possessivité.
Les portes du Ciel ne s'ouvrent qu'à celui qui est redevenu semblable au petit enfant nu qu'il était lorsqu'il les a franchies. C'est là le mystère très caché des amis de Dieu; riches de tous les trésors, ils sont comme s'ils ne les possédaient pas; puissants de tous les pouvoirs, ils ont l'intime foi de leur faiblesse personnelle et de leur omnipotence en Dieu.
La vie éternelle est la contrepartie de la vie naturelle; comme le promulgue la vieille Table d'Émeraude, " ce qui est en bas est comme ce qui est en haut ", mais en sens inverse. Les sommets dans l'absolu sont des abîmes dans le relatif; il faut donc que s'amoindrisse la vie temporelle pour qu'augmente la vie éternelle en nous. Et, comme c'est la notion du moi qui fait notre stature psychique, si elle diminue dans le plan de l'égoïsme par une lutte minutieuse contre toutes les formes de l'antipathie, elle croît en proportion dans le plan de l'altruisme.
Toutefois, choisir en tout la plus mauvaise place, par calcul, mène au royaume de l'orgueil spirituel, et non pas au Royaume de Dieu. Qui s'abaisse par convention intime enseigne le dévouement à la chose publique; plus l'individu s'efface, plus resplendit le principe en l'honneur duquel il s'humilie.
Mais c'est là un pénible apprentissage. Il n'est pas difficile d'être bon avec ceux qu'on aime; mais accueillir les indifférents, les antipathiques, les insulteurs et les ingrats, c'est un travail fécond. Un être, en effet, ne nous est sympathique que parce qu'une rencontre antérieure a déjà usé ses angles et les nôtres; continuer à ne nous occuper que de lui, c'est recommencer un travail déjà presque terminé. Il est plus profitable, pour nous et pour les autres, de chercher du nouveau, de polir en nous des surfaces encore rugueuses.
L'antipathie n'est au fond, pas autre chose que le heurt de deux égoïsmes semblables. Celui des deux qui a tout de même en lui un peu de Lumière doit donc s'effacer; mais il faudra beaucoup de ces blessures, il faudra que toutes les parties de son être aient saigné les unes après les autres, pour que lève enfin cette fleur divine de l'innocence dont l'enfant de Dieu exhale le parfum.
De plus, l'antipathie ne s'exerce pas seulement contre nos frères; elle trouve aussi des prétextes dans les choses, les animaux, les opinions, les idées, les événements. Il faut les vaincre ainsi sous chacune de ces formes. Car la morale d'inaccept est anti-christique; qui dit personnalité dit masque; la séité éternelle, le vrai moi ne se manifeste qu'au fur et à mesure que ce masque tombe en lambeaux. La morale d'accept seule nous installe dans cette charge d'intermédiaires, pour accueillir les grands et recueillir les petits, pour élever la matière et abaisser l'esprit, pour établir enfin un libre-échangisme universel.
Acceptant toute chose d'un coeur égal, nous expérimentons la vanité des inquiétudes, et la fragilité des tours d'ivoire; et, quand tout recours à une créature quelconque sera devenu inutile pour notre détresse, du profond de cette morne ténèbre poindra la lueur du regard de l'Ami. Dès lors toute beauté perdra son charme et toute puissance son attrait apercevant le Ciel en tout être, exhaussant tout être jusqu'au Ciel, nous marcherons par les larges routes et par les sentiers des bêtes, avec le sourire de confiance et d'entrain qui pare d'un éclat ingénu le visage des petits.
L'ensemble des efforts de l'homme, au cours des existences, pour se défendre et s'augmenter, aboutit à la construction d'une personnalité seconde, factice et morbide, qui étouffe le soi autochtone, comme le lierre vampirise le chêne auquel il s'attache. C'est ce parasite qu'il faut arracher par l'oubli des préoccupations égoïstes, des souffrances et des buts temporels. Et quelque long, quelque pénible que soit cet ébranchage, l'homme ne peut pas y arriver tout seul; c'est l'Esprit qui déterrera la racine profonde de l'égoïsme, au moyen du baptême essentiel.
L'enfant, que le Christ nous propose comme modèle, se caractérise par une spontanéité toujours neuve, par l'oubli du passé, par l'insouciance de l'avenir; de même, l'enfant de Dieu vit dans un perpétuel présent, comme s'il était déjà dans le Ciel où la notion du temps n'existe plus, ni celle de l'espace. Il faut donc oublier ses douleurs et ses fautes anciennes -- car le repentir n'est pas le désespoir -- et, pour le futur, s'en remettre à la bonté du Père. L'humilité de l'enfant est vraie, parce qu'il estime sincèrement les autres meilleurs que lui. Nous vérifierons donc nos progrès en observant si nous souffrons plus ou moins par les attaques des choses ou des êtres.
Tels sont quelques-uns des motifs pour lesquels il est écrit que le Ciel n'aide que les faibles. Celui qui se croit fort arrête son développement, malgré qu'il le veuille poursuivre. Celui qui, tout en donnant son effort, se croit faible, laisse les portes ouvertes aux secours surnaturels; rien ne l'étonne, rien ne l'abat, rien ne l'effraie, puisqu'il s'appuie sur Dieu.
Cette présence d'esprit inébranlable empêche qu'il se scandalise. Le Christ fait allusion en cet endroit à une redoutable antinomie. L'âme qui n'a point encore d'expérience, qui n'a vécu encore que quelques fois est innocente; toute manifestation du mal la scandalise, surtout lorsqu'elle s'attaque aux vérités divines. Ces brutales leçons de choses sont nécessaires, parce qu'elles réveillent dans l'âme-enfant des énergies somnolentes, parce que, sans la violence, la douceur ne croîtrait pas. La science réelle que la vie nous enseigne. la science expérimentale doit donc être la nourriture des organes, aussi bien physiques que magnétiques, animiques ou mentaux; la volonté, le moi doit chercher un autre aliment, qui est la volonté du Père. Par cette méthode l'homme reste dans son intime un petit enfant et évertue, dans ses multiples facultés extérieures, les pouvoirs dont le germe y est enfoui.
Scandaliser un innocent, c'est lui apprendre le mal; on devient responsable de toutes les ruines que sème cette forme maléfique jusqu'à ce qu'elle ait épuisé sa trajectoire; cela se traduit par des vies entières de souffrance pour le corrupteur. Il aurait donc mieux valu pour lui qu'il se tue avant que d'instiller son venin dans un coeur candide.
Le mécanisme dynamique du monde veut que les répercussions d'un mouvement se propagent à l'indéfini; de sorte que l'assassin, par exemple, ne pourrait jamais acquitter sa dette. Mais l'inertie de la matière amortit toujours ces ondes, et la mansuétude divine les arrête, de temps en temps, lorsque le pécheur exténué va se voir engloutir dans leurs tourbillons.
Cependant le scandale vient quelquefois d'une vérité trop tôt fleurie; il faut donc être prudent comme initiateur et libre de préjugés comme auditeur.
A un certain âge mystique, il y a comme un devoir de ne pas se scandaliser; Marc et Jean le font pressentir par l'anecdote de l'exorciste inconnu, qui opérait au nom du Christ, sans avoir pris place parmi les disciples. Le Maître, en résolvant avec simplesse cette apparente antinomie, fait entendre à Jean que c'est dans la région des principes qu'il faut chercher la vérité. Les formes perceptibles ne valent que si l'Esprit les vitalise; la force d'une association ne réside pas dans sa puissance temporelle, mais dans l'unité de son Idéal, et dans la plénitude avec laquelle celui-ci possède ses fidèles.
A cause de cela, quiconque agit en l'honneur du Christ, c'est non seulement le Christ, mais encore le Père qui reçoit ses soins. A cause de cela, celui qui lèse un disciple, lèse le Maître et la pénalité qu'il encourt est sévère.
Car l'homme n'est jamais seul; des sociétés l'entourent, chacune dans un plan d'existence spécial; quand il est conscient de l'une, il est inconscient de l'autre, bien qu'elle soit tout de même présente; la course des planètes autour du soleil et des satellites autour des planètes offre une image de ces mouvements. Mais il existe une sphère très centrale en nous, dépendante du soleil invisible, et à la porte de laquelle se trouve l'ange gardien que le Père commet à notre assistance. Cet être perçoit sous leur forme essentielle tous nos gestes, toutes nos paroles, nos sentiments, nos pensées, tous nos visiteurs, les génies, les diables et les circonstances externes.
Ce témoin céleste de notre vie est la forme spirituelle de la sollicitude divine qui s'incline vers chacun de nous personnellement. Il nous accompagne et essaie de nous guider. Si nous le suivons, il nous emmène vers Dieu par le plus court; si nous ne l'écoutons pas, c'est lui qui nous suit, malgré notre obstination. Et cette présence inéluctable aggrave notre responsabilité.