LA PITIE


La grande formule, l'unique, celle qui s'applique aux plus minimes circonstances et aux problèmes les plus universels, celle qui convient au dernier des hommes comme au rayonnant génie, c'est l'amour de Dieu et l'amour du prochain.

Tous les hommes n'ont pas la notion de Dieu. Parmi ceux qui la possèdent, la plupart essaient de l'écarter le plus possible; d'autres, en grand nombre, n'y pensent qu'à de rares instants de détresse, avec de la crainte; très peu sentent pour leur Père quelque affection. Aussi les initiateurs religieux n'ont-ils tous demandé à leurs ouailles que l'amour du prochain.

L'amour est une fleur merveilleuse; dans sa pureté essentielle, la seule Terre des Vivants peut la nourrir; aussi nos amours, à nous, même les plus hauts, ne sont-ils que les ombres de l'Amour essentiel; et ces reflets exigent déjà des siècles sans nombre de culture pour atteindre leur développement. En plaçant l'homme sur la planète, la Nature le pourvoit, par l'instinct sexuel, du ferment le plus inférieur de l'amour; la femme expérimente presque aussitôt l'amour maternel; l'homme primitif a besoin de quelques incarnations pour sentir l'amour paternel; et le sentiment filial de protection des vieux parents par les robustes enfants exige une quinzaine de renaissances. En même temps viennent, pour les adultes, les innombrables essais de l'amour-passion, de l'amour sensuel, sentimental ou esthétique.

Hommes et femmes s'éprennent et se déprennent, en dépit des douleurs, des fureurs, des déceptions; et cela dure de trente à cinquante existences. Puis ils épuisent leurs destins individuels; le nombre de leurs partenaires diminue; et enfin il arrive un jour béni où l'épouse et l'époux se retrouvent après des siècles d'élans, de recherches, de joies inquiètes et de larmes sans espoir. A contempler les éblouissements et les jets de flamme de ces deux coeurs qui s'abîment l'un dans l'autre, il n'est pas surprenant que l'âme ardente des vieux kabbalistes, séchée au vent des invocations nocturnes, que l'âme délicate du grand Platon aux larges épaules aient construit, pour justifier une telle ivresse, l'ingénieuse et illusoire théorie des âmes-soeurs.

Tout cela occupe bien une centaine d'incarnations. Simultanément, l'être humain a développé les affections familiales, dans leurs divers aspects. Mais aussitôt qu'un homme et une femme ont pu vivre une existence entière dans une harmonie parfaite et constante, l'amour-passion, sexuel, sentimental ou platonique perd son charme; l'amour fraternel est né; l'altruisme prend de la force, et quelques incarnations suffisent à l'ange de la toute pure et toute candide Charité pour qu'il s'accoutume à faire en notre esprit des séjours de plus en plus fréquents.

Encore une quinzaine de renaissances, et l'ineffable fleurette, au parfum mystérieux, l'amour divin, va pousser la première brindille de sa tige. L'homme est dans le chemin qui mène au Père; c'est un " soldat ".

Comment faire pour arriver plus vite à cette étape ? Toutes les religions donnent sans voiles le secret merveilleux, l'arcane ineffable. Tant il est vrai que Dieu est bon, qu'Il désire le bonheur de Ses enfants; tant il est vrai que les choses cachées ne sont que du superflu. De même que le pain et l'eau, indispensables au corps, sont les deux substances les plus répandues sur terre, de même les aliments spirituels nécessaires sont nommés partout et depuis toujours.

Chaque minute fournit une occasion d'aimer son prochain comme soi-même; le difficile, c'est de se forcer à prendre l'aliment. " Ne pas faire aux autres ce que l'on ne voudrait pas qu'ils nous fissent " n'est que la partie passive du précepte. Ce qu'il faut, c'est " faire aux autres ce qu'on souhaiterait qu'il nous fut fait " en toute circonstance, dans la délibération et dans l'action, dans la sympathie et dans l'antipathie, dans l'indifférence comme dans la compassion, si l'on se décide, si l'on sent, si l'on parle, si l'on agit, pour que l'interlocuteur, le voisin ou la collectivité soient heureux; et on ne se comporte ainsi qu'au détriment de son propre plaisir. Alors, on aime son prochain comme soi-même.

Ce prochain, c'est non seulement les autres hommes, c'est tous les êtres, car toute créature nous est proche. Les esprits originaux qui étudient et qui goûtent les doctrines orientales accordent à ces systèmes éthiques un avantage sur le Christianisme à cause du respect pour les " frères inférieurs " qui inspira de si touchantes mansuétudes aux vieux sages indous et une si fervente dilection au très candide François d'Assise. Mais cette compassion, qu'il ne faut pas aveulir en sensiblerie, est une conséquence évidente de la parole évangélique, car comment celui qui se fait de son plein gré le serviteur d'un seul de ses frères, pourra-t-il brutaliser un chien, tuer un oiseau, ou briser des branches sans raison ? Comment celui qui admet le texte de Jean : " Rien de ce qui existe n'a été fait sans le Verbe " pourra-t-il, sans folie, mésuser, violenter, supprimer selon son caprice la plus infime des existences qu'il approche ?

Rappelons-nous sans cesse que l'Évangile ne fait pas de longs discours, ni de développements didactiques. Il pose un petit nombre de lois universelles sous une forme absolue; au lecteur de déduire les suites particulières et les adaptations relatives, toujours faciles à voir lorsque le coeur est simple.

Ayons un peu de courage intellectuel; suivons jusqu'à leur terme ultime les conséquences d'un principe. Puisque mon prochain est tout ce à quoi je suis relié, dans la matière, le fluide, le mental, le social et l'esprit, mon amour doit s'étendre non seulement aux créatures visibles et à leurs corps, mais à leur interne; non seulement aux individus, mais aux collectifs; à la cité, à la patrie; non seulement aux substances, mais aux essences; aux lois sociales, aux arts, aux idées. Ainsi comprise, mon attitude charitable étend jusqu'à l'immense les bornes de mon action, et agrandit jusqu'aux cieux supérieurs les limites de mon être. il n'est pas de meilleure école, de plus saine, de plus savante -- ni de plus ardue.

Mais laissons ces hauteurs difficiles à atteindre; appliquons-nous aux actes les plus concrets. C'est bien d'ailleurs la secrète pensée de Jésus dans l'histoire qu'Il conte de l'homme attaqué, que le sacrificateur et le lévite, c'est-à-dire ceux qui auraient du être des modèles d'altruisme, laissent gisant dans le fossé. Tandis que le Samaritain, l'homme honni, méprisé, hors la loi, est le seul qui le relève, le panse et paie pour lui. Et moi, si je trouve la nuit, dans une rue, une victime d'apaches, la relèverai-je d'abord, sans crainte de retarder mon sommeil, de salir mon pardessus, de subir l'interrogatoire soupçonneux du sergent de ville et du commissaire ? aurai-je le courage de séduire avec mon propre argent un cocher récalcitrant pour que le blessé soit au plus vite à l'hôpital ?

Quand je serai capable de tous ces petits efforts, j'aurai évolué en moi des cellules assez sensibles qui me donneront l'intuition qu'il existe d'autres charités plus hautes, que les personnages de la parabole peuvent signifier telles entités occultes, telles opérations ésotériques, tels drames cosmogoniques, aussi secrets et aussi généreux que le comportera le point de vue où ma pensée aura pu ascendre.