LES ILLUSIONS DE LA PIETE
N'importe qui peut, s'il se nourrit très sobrement et s'il passe de longues heures immobile et l'esprit tendu, obtenir des visions, des auditions ou d'autres sensations extra-corporelles, je veux dire dont l'origine ne sera pas du monde physique. Mais ce qui n'est pas matériel n'est pas nécessairement divin. Entre la matière terrestre et l'esprit pur il y a des milliers de matières inconnues, de créatures et de mondes, sans compter notre imagination, qui peuvent faire naître toutes sortes d'images et de contacts sur notre système nerveux. Méfiez-vous de ces gens qui se croient les interprètes de Dieu; presque toujours c'est eux qui se parlent à eux-mêmes. Méfiez-vous des visionnaires; les visions ne peuvent être utiles que dans des cas extrêmement rares; les songes vrais, ceux que notre esprit ne déforme pas, sont aussi rares. Gardez-vous de l'attrait des choses extérieures.
Attacher de l'importance à une formule de prière, c'est une erreur; le Père entend toutes les langues, et l'hébreu ou le grec n'a pas plus de valeur devant Lui que n'importe quel patois. Attacher une importance au lieu, à l'heure, à l'attitude, aux gestes de nos prières, c'est une erreur. Si l'humilité me prosterne sur le sol, c'est bien; mais si je m'agenouille en pestant contre la dureté du dallage, mon agenouillement ne sert de rien. Sans doute, en certains lieux dynamisés par des foules, à certaines heures où passent des ondes favorables, la prière semble s'élever facilement; mais ceci est une impression externe. Le Ciel est partout, indépendant des heures et des lieux, des formules et des rites.
Ces choses-ci aident, sans doute; mais prenons garde qu'elles ne finissent par nous cacher les réalités spirituelles. La prière est uniquement un entretien du coeur avec les Personnes divines; et, pour nous faire entendre d'Elles. il nous faut uniquement une conduite conforme à leur Loi. Rien d'autre.
Tout ceci, rassurez-vous, est dans la ligne la plus stricte de l'orthodoxie catholique. Je pourrais même citer des saints qui condamnèrent l'usage des médailles, l'assistance aux pèlerinages et aux fêtes religieuses, comme contraires à la vie intérieure.
Mais il y a des pièges plus subtils.
Parvenu à un certain stage de spiritualité, le disciple attire parfois l'attention de l'Adversaire, qui surveille ses moindres faiblesses et lui tend des embûches. Aussi ne devrait-on jamais s'écarter, même d'un pas, de la sente étroite du renoncement total et de la patience. Il suffit d'une petite complaisance envers soi-même pour donner prise ensuite à une séduction du Tentateur. Ce que le disciple ne doit jamais oublier, c'est que le moindre manquement à l'idéal anémie son vouloir, obscurcit sa conscience, émousse son intelligence et rend sa sensibilité plus obtuse. Non seulement la faute, mais l'omission, involontaire, au moral, corrompt l'être entier, dans tous ses rouages.
Quand nous nous tournons vers Dieu, sachons donc bien qu'Il est infiniment au-dessus de toute forme et inaccessible à tout artifice de dévotion, de psychologie ou de science plus ou moins secrète. Celui-là seul qui est vide de tout le Crée, l'Incréé se versera en lui. Jésus nous le dit bien, de nous retirer dans la chambre la plus tranquille de notre maison. Il nous donne une formule qui énumère tous nos besoins, et plus de choses encore que nous n'en comprendrons jamais. Que chercher de plus ? Entre les milliards de Pater et d'Ave qui se récitent chaque jour, combien y en a-t-il qui soient dits convenablement ? Nous-mêmes, pouvons-nous prononcer l'Oraison dominicale d'un bout à l'autre sans distraction ? Pouvons-nous même énoncer une seule de ses sept demandes en réalisant par le cerveau ou par le coeur toute la plénitude de sa signification ? Pourquoi donc, en s'attaquant aux travaux difficiles et dangereux, risquer des erreurs d'itinéraire, des chutes, beaucoup plus graves dans le monde spirituel que dans le matériel ?
Les petites besognes quotidiennes tracent le chemin le plus sûr à notre désir de perfection. Rien ne nous empêche de les accomplir d'un coeur tout réfugié en Dieu, sans ce goût égoïste qui rend revêche ce que l'on fait avec l'idée que cela est à nous, que le mérite et l'honneur en sont à nous. Le Christ, cependant, ne dit nulle part qu'on doive dédaigner ce que ce monde contient de lumineux, de vivant, et de beau. Sa volonté est à l'origine des chefs-d'oeuvre, des paysages charmants, des montagnes majestueuses, ou des plaines fertiles; c'est elle qui noue les liens de la famille et ceux de la patrie; c'est elle qui autorise la Nature à livrer ses secrets et qui commande à quelques-unes de ses forces de nous obéir. Aussi le vrai disciple admire-t-il et aime-t-il toutes choses, comme autant de bienfaits divins; mais il n'en considère aucune comme sa conquête ou comme sa propriété. Il en use et il remercie. Et, lorsque le bénéfice lui en est interdit, il remercie encore, parce qu'il sait découvrir une leçon dans chaque jouissance et dans chaque privation.
A ce disciple pur et limpide tout purifie encore sa pureté, tout lui est un signe de Dieu, tout lui est source de paix, d'allégresse, de fraternel amour et de plus puissante énergie. Mais, ne liant à son moi aucune de ces merveilles, les merveilles plus magnifiques encore que le Père offre à Ses serviteurs peuvent se refléter dans ce coeur translucide et être conçues par cet esprit renouvelé. Et si, poursuivant son ascension vers la foi, ce disciple, tout en reconnaissant l'inestimable valeur des expériences dont le Ciel l'enrichit, ne s'attache point à ces ravissements, sans fin le Christ lui communiquera des trésors nouveaux, puisque Son Royaume n'a point de bornes, ni Sa Lumière de terme.
Ici on peut dire, en négligeant la puérilité du propos : l'esprit qui s'arrête en quelque lieu du savoir, de la jouissance esthétique ou du vouloir, cesse de monter.
Pour prévenir ces chutes et ces erreurs, on ne connaît qu'un seul moyen : vivre dans la nuit éclatante de la Foi. Où est la personne pieuse qui, entendant parler d'un thaumaturge, ne se hâte de l'aller voir ? Ceux qui se conduiraient ainsi n'ont pas la foi; c'est presque tous les chrétiens. Qui a besoin d'une preuve pour croire n'a pas la foi. Et j'ajouterai, pour préciser la marche du sentiment mystique véritable, les spectacles de la Nature ne le conduisent pas vers Dieu, c'est plutôt en Dieu, du point de vue du Ciel, qu'il aperçoit la beauté réelle et la signification réelle de la Nature; la beauté, si le disciple est un lyrique, la signification, s'il est un cérébral.
L'homme peut aimer Dieu, peut ressentir l'influx divin; mais, quant à comprendre Dieu, quant à analyser Ses lueurs, il ne le peut pas. Son intelligence n'accepte et n'enregistre que des ombres de Dieu, que des réfractions partielles et obscures de Sa splendeur. Voilà pourquoi il faut marcher par la foi.
La renonciation que le Christ nous demande pour pouvoir Le suivre, n'est pas une, mais triple. Saint Ignace de Loyola veut que l'on devienne indifférent à toutes les choses créées (Exercices, 1re Semaine, Principe); c'est l'indifférence matérielle à la nourriture, au vêtement, au genre de vie. Quand saint Jean de la Croix veut que l'on oublie tout le crée, il parle d'une indifférence plus profonde et métaphysique. Mais ni l'une ni l'autre ne sont possibles ni vivantes, si du fond du coeur nous ne nous sommes libérés de l'attrait du tempérament ou de la mentalité pour toutes ces choses. C'est cette troisième renonciation, celle du désir, la plus centrale, donc la plus difficile, que le Christ nous demande. Et ici encore, nous voyons que l'Évangile considère tout problème de son centre, toute difficulté de son noeud, tandis que les plus grands maîtres humains s'arrêtent à tel ou tel aspect, relativement extérieur.
En somme, c'est le moi qu'il faut transplanter : ce feu qui veut tout prendre, et les choses et les concepts, et les beautés de la création. Il faut lui enlever tous les aliments dont il ne fera que des cendres, et lui donner à leur place le Ciel et Dieu Lui-même. Alors la flamme du moi vacille, charbonne, et sa fumée nous plonge dans la nuit spirituelle. C'est alors, mais à une minute imprévisible, que le Verbe arrive " comme un voleur ", et ranime cette flamme expirante à la fraîche et douce Lumière de la vie éternelle.
Tous les efforts ici en question doivent être mus par l'amour. Mais l'amour de Dieu n'est pas l'amour ordinaire qui nous porte vers la beauté temporelle, seulement changé de but; cet amour-là, c'est la préparation à l'amour de Dieu. Les sens engendrent les perceptions, la psyché engendre les passions, l'intelligence engendre la pensée, mais la volonté seule engendre le seul amour réel, l'amour de Dieu.
L'amour de Dieu n'est l'amour d'aucune chose, si sublime soit-elle. C'est notre projection par notre volonté hors de nous-mêmes et hors de toute la Nature. Car rien de ce que la volonté peut atteindre n'est Dieu; et toute sympathie nous enchaîne à son objet. Seulement donc, lorsque la volonté s'arrachera de tout pour s'élancer vers le Par-delà, elle ira vers Dieu, et elle enfantera l'Amour.
Tel est le plus étroit des arceaux de la Porte étroite.
Ici, le disciple a vaincu tous les désirs et brisé ses chaînes. Il n'a plus faim ni soif que de Dieu. Mais il doit inventer pour son propre compte la meilleure manière de se rassasier et de se désaltérer. Les expériences de ses prédécesseurs ou de ses compagnons ne peuvent lui être que d'un secours général.
La cime de la perfection est atteinte lorsque le Saint-Esprit juge la créature humaine digne de recevoir le vrai baptême; ensuite de quoi, elle devient libre.
Avant de recevoir le baptême de l'Esprit, il faut se faire assez petit, ou assez fort pour que nulle chose ne nous coûte plus, aucune chose à effectuer, aucune chose à subir, ni les communes, ni les extraordinaires.
Considérant l'innombrable variété des actions, des événements, des sentiments possibles pour l'homme, l'on comprend que chaque méthode d'ascèse n'embrasse qu'une partie du travail. La vie séculière est une des expériences à poursuivre, la vie religieuse en est une autre, et ainsi de suite, chaque genre d'existence n'étant qu'une discipline et toutes les disciplines ayant un but unique : que nous accomplissions la volonté de Dieu avec tout notre coeur, tout notre esprit, toute notre intelligence et toutes nos forces.
Le moyen d'atteindre ce degré parfait, vous le savez, c'est de devenir maître de soi. La maitrise de soi, c'est quand, en nous, l'intellectuel, le passionnel et l'instinctif obéissent à la Lumière. Or, vous savez aussi que le centre émotif est le plus puissant; le cerveau ne reste jamais indépendant de nos enthousiasmes ou de nos haines, et le corps obéit presque toujours à nos passions. C'est ainsi que la rectification, la solidité, l'ennoblissement du caractère paraissent les moyens les plus efficaces de conquérir la maitrise de soi et l'obéissance de toute la personne à l'idéal élu.
La nomenclature la plus commode des maladies du caractère, c'est celle des péchés capitaux. On les connaît dans leur forme intellectuelle et dans leur forme corporelle; mais nous avons encore à les combattre dans leur forme proprement psychologique, et c'est là le plus difficile.
En nous, et le plus à l'extérieur, sont les instincts; au dedans se voient les appétits; les premiers appartiennent au corps et ne peuvent être détruits; les seconds appartiennent au caractère, et la discipline mystique a pour but de les transmuer. Mais, en fait, les uns et les autres se mêlent et se renforcent, ce qui rend le travail terriblement ardu.
Il est difficile de débusquer les ferments mauvais du caractère; on les découvre en général à ce signe, qu'ils se manifestent non comme de grosses fautes isolées, mais comme des imperfections constantes. Ainsi, par exemple, le bavardage, les manies, la curiosité habituelle, l'agacement ou l'impatience, le scrupule. Ce sont des maladies organiques de la psyché.
Par l'exercice d'une seule vertu, toutes les vertus croissent; par l'habitude d'un seul défaut, tous les défauts pullulent. Bien plus encore si, selon le strict enseignement de l'Évangile, on s'applique à refuser au moi les nourritures et les breuvages que convoitent ses appétits; si l'on pousse ce jeûne jusqu'à sa limite, le moi s'affaiblit et agonise. Alors, au moment où cette agonie va se terminer dans le Néant, le Verbe arrive, et redonne au moi une vie nouvelle selon la Lumière, selon l'Esprit, selon l'Amour.
Mais, avant ce triomphe, que de sanglants combats ! Oui, en vérité, la seule créature envers qui j'aie à me montrer impitoyable, c'est mon moi. Les vices, les défauts, les tentations, ce n'est rien, pourvu qu'on les combatte ou qu'on les refuse. Mais encore faut-il une lutte jusqu'à la mort et un refus implacable sans cesse renouvelé.